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HISTOIRE
DE LA
POLYNÉSIE ORIENTALE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
Épisodes d'un voyage autour du monde (1899-1903).
Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation.
En préparation :
Les Origines ^es Polynésiens.
HISTOIRE
DE LA
POLYNÉSIE ORIENTALE
PAR
A. G. EUGENE GAILLOT
Te lua nui eaae i le Atua.
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
1910
Tous droits réservés.
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HISTOIRE
DE LA
POLYNESIE ORIENTALE
INTRODUCTION
LES ORIGINES
CHAPITRE PREMIER
LES MIGRATIONS MALAiSIENNES EN POLYNESIE
Les légendes et les diverses hypothèses sur le berceau de la race polyné-
sienne. — Les indigènes sont venus de TOccident. — Possibilité pour eux
d'effectuer de longues traversées avec les faibles moyens dont ils dispo-
saient.
Dans la baie de Taiohae ^ (île Nuku-Hiva de Farchipel des
Marquises), on remarque à l'Ouest, sur une falaise, une grosse
roche bizarre ayant à peu près l'aspect d'une barque : les
naturels racontent que c'est la pirogue au moyen de laquelle
leurs ancêtres ont abordé la première fois dans le pays.
Cette légende contient un renseignement important : les
Marquisiens ne se croient pas autochtones et sont en cela
d'accord avec les traditions des autres archipels, lesquelles
1. Dans la langue polynésienne il n'y a pas d'e muet et la lettre u se pro-
nonce ou ; de plus, toutes les lettres doivent être articulées et deux voyelles
de suite ne font jamais diphtongue. Taiohae se dit donc Ta-i-oha-é ; Rurutu,
Rouroutou ; Moorea, Mo-o-ré-a ; Uapu, Ou-a-pou. J'ai toujours dans cet
ouvrage respecté l'orthographe indigène, sauf pour les mots qui sont consi-
dérés comme passés dans la langue française.
b HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
déclarent toutes que les Polynésiens sont des émigrés ori-
ginaires de l'Occident.
La population de chaque île se prétendant issue de celle
d'une autre île, quelquefois très éloignée, mais toujours si-
tuée dans la direction du soleil couchant, l'on peut parvenir
par une marche rétrograde à reconstituer d'une façon assez
satisfaisante l'itinéraire accompli par les émigrants, depuis
leur point de départ. Suivant les anciens chants des insulaires
de Tonga-Tabou et de Samoa, le berceau de la race poly-
nésienne serait une certaine île Bourotou, qui doit être l'île
Bourou ou Bouro de l'archipel des Moluques, en Malaisie.
Quoi qu'il en soit, c'est de cette région qu'ils partirent ; puis
ils se divisèrent en deux branches qui se répandirent vers
l'Est : l'une atteignit les archipels Sampa et Tonga, l'autre,
l'archipel Fidji ou Viti. Après une colonisation plusieurs fois
séculaire dans les deux premiers archipels, surtout à Savaï
(Samoa) — Oheavaï de la carte du Tahitien Tupaïa — les
Polynésiens reprirent leurs courses aventureuses et suc-
cessivement peuplèrent les diverses îles du sud-est de l'Océan
Pacifique ^.
Ils y arrivèrent à des époques différentes et que l'on ne
saurait préciser, mais qui vraisemblablement ne doivent pas
être très éloignées pour les îles soumises à la domination
française, si l'on en juge par les listes royales les plus longues
que fournissent les archipels. Ils conservèrent le souvenir
de toutes ces pérégrinations et c'est en mémoire des deux
grands pays qu'ils avaient quittés que l'on voit ces quantités
de noms, ressemblant à ceux de Bourotou et Savaï dissémi-
nés partout : Bora-Bora, Rurutu ; Havaii (Raiatea), Hawaii
(Sandwich), etc. De telles désignations ne sont pas l'effet du
hasard, elles prouvent une origine commune et la science
1. D'après H. Haie dont les travaux ont été popularisés en France par De
Quatrefages. J'adopte dans ce chapitre leur thèse parce qu'elle est généra-
lement la plus admise dans le monde savant; mais, pour moi, je ne crois pas
à l'origine malaisienne des Polynésiens. Voir mon autre ouvrage, Les origines
des Polynésiens.
LES ORIGINES
est aujourd'hui d'accord avec les déclarations des Polyné-
siens, car elle constate qu'ils sont tous de la même race et
parlent une même langue.
Mais comment sont-ils parvenus en ces îles reculées à tra-
vers de si vastes mers sur lesquelles il faut parcourir sou-
vent des distances considérables avant de rencontrer une
terre ? Si l'on admet qu'ils allaient volontairement à la re-
cherche d'îles inconnues, il leur fallait des bateaux capables
de lutter contre les lames, un vent favorable, de l'eau douce
et des vivres pour une traversée d'au moins vingt jours. La
plupart des officiers de marine considèrent comme imprati-
cable un pareil voyage dans de frêles pirogues. Aussi les
hypothèses sont-elles nombreuses : des flots d'encre ont été
répandus sur ce sujet. Les uns^, faisant des Polynésiens des
autochtones, ont admis l'existence d'un continent disparu,
dont les derniers vestiges seraient les archipels des Mar-
quises, de la Société, etc. Certaines traditions parleraient en
effet d'une île qui se serait effondrée sous les flots et qui au-
rait été située à moitié route entre Nuka-Hiva et Ua-Uka où
il y a, dit-on, un haut fond sur lequel on ne trouve que cin-
quante mètres d'eau ~. La légende raconte aussi que l'île
Nuka-Hiva a été séparée par Tupa de l'île Ua-Pu et que cinq
îles auraientdisparu entre le N.-O. et le N.-E. de Nuka-Hiva.
Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ? Pour les affaissements de
quelques îles la chose peut être exacte ; quant à la dispari-
tion d'un continent le fait est plus douteux : sans en nier la
possibilité, il faudrait supposer que le cataclysme se serait
produit à une époque tellement lointaine que la race polyné-
sienne en aurait perdu le souvenir. Les autres-^, admettant
l'émigration des Polynésiens, ont insinué que les espaces
pour communiquer pouvaient être moindres : suivant leur
1. MM. Moerenhout et Périer.
2. Et même moins : pendant une traversée entre ces deux îles, par un beau
soleil de juin, j'ai vu très distinctement le fond de la mer.
3. Pour n'en citer qu'un seul : M. de Bovis.
O HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
opinion les pays auraient été reliés entre eux par des chaînes
d'îlots non interrompues et aujourd'hui affaissées. C'est en
diminutif la thèse du continent disparu, thèse soutenable
à la rigueur, mais qui semble reposer sur des bases peu
solides. Les indigènes, eux, ne s'inquiètent pas de la vraisem-
blance ou de l'invraisemblance de leurs traditions : ils décla-
rent simplement être venus d'une île, quel que soit son éloi-
gnement, comme je l'ai déjà dit plus haut, et cette île, ils la
placent au soleil couchant et la nomment; or, il est à remar-
quer qu'elle existe toujours : le groupe nord des Marquises
(Nuka-Hiva) prétend tenir sa population de Vavao (arch. Tonga-
Tabou) et le groupe sud, de Tahiti; les Tuamotu auraient
reçu la leur de Tahiti ; Tahiti serait une colonie de Raiatea et
de Huahine ; cette dernière de Raiatea, celle-ci de Savaï
(Samoa) ; les Gambier auraient été peuplées par Rarotonga
et les Tubuaï par Rarotonga et Tahiti ; enfin, Râpa devrait
ses habitants à Rarotonga.
Cependant, au moment où parurent les Européens, beau-
coup d'indigènes se trouvaient depuis longtemps sans com-
munication avec l'île d'où leur race était sortie et ignoraient
même la route qui y conduisait. Dans leur émigration dirigée
d'abord de l'Ouest à l'Est, ensuite vers le Nord, enfin vers
le Sud, les indigènes une fois possesseurs de terres nouvelles
s'y établirent donc sans espoir de retour et, en dehors des
relations de voisinage, n'en sortirent, pressés par la famine
ou par la guerre, que pour aller toujours plus loin. On s'ex-
plique ainsi, comment, avant l'apparition des Européens, les
naturels de l'archipel de la Société ignoraient l'existence du
groupe sud des Marquises, alors que les indigènes de ce
dernier archipel avaient parfaitement connaissance d'îles
situées au Sud et à l'Ouest ; la célèbre carte géographique
dressée par le Polynésien Tupaïa et recueillie par Cook le
démontre suffisamment.
Néanmoins il ressort des traditions et des chants entendus
par les premiers navigateurs que les îles les plus rappro-
LES ORIGINES
chées dans le sud-est de l'Océan Pacifique se visitaient de
temps en temps les unes les autres. Pour accomplir leur
navigation les indigènes se guidaient, paraît-il, sur les
étoiles ? En ce cas, le domaine de leurs connaissances astro-
nomiques s'est singulièrement réduit : on pourra s'en con-
vaincre à la fin de ce chapitre.
On parle de l'impossibilité d'une longue traversée dans de
frêles pirogues. Celles-ci n'étaient pas si fragiles qu'on veut
bien le dire, si j'en juge d'après le spécimen qui est conservé
au musée d'Auckland en Nouvelle-Zélande : cette embarca-
tion est d'un seul morceau et peut contenir cent personnes;
les Maori n'ont pas mis moins de quinze ans à la creuser
dans un tronc d'arbre. Il est évident cependant qu'elle eût
été insuffisante pour une grande entreprise. Mais les Poly-
nésiens possédaient autrefois des bâtiments beaucoup plus
importants : c'étaient les pirogues doubles composées de
deux pirogues simples liées ensemble et réunies par une
plate-forme ; elles avaient une grande voile triangulaire et
des rames. Il n'y en a plus, c'est vrai; néanmoins elles exis-
taient, Forster et Cook l'affirment : ils racontent qu'aux
Marquises, à Tahiti et ailleurs, il y en avait qui mesuraient
quarante mètres de long; elles exigeaient cent quarante-
quatre rameurs, huit hommes pour gouverner, et un pour
commander; sur la plate-forme prenaient place trente guer-
riers environ. 11 faut dire, à la vérité, qu'il n'y avait guère
qu'un ou deux bâtiments de cette grandeur dans chaque île
et que les autres doubles pirogues ne renfermaient qu'une
cinquantaine d'hommes ; toutefois ces dernières étaient en-
core capables de supporter un voyage au long cours. Nous
sommes maintenant bien loin des frêles pirogues. Admet-
tons donc un instant qu'au lieu de combler ces doubles
pirogues de passagers, on y ait mis, suivant leur grandeur
cinquante ou seulement vingt-cinq passagers, réservant ainsi
de l'espace pour l'eau et les vivres, qu'une petite flotte de
ces bateaux soit partie par les vents d'ouest qui régnent
10 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
dans ces mers à certaines époques de l'année et durent sou-
vent jusqu'à quinze jours, que le temps enfin ait été beau,
la possibilité d'une réussite devient incontestable. Et c'est
précisément ainsi que procédaient les naturels comme ils le
déclarent dans leurs chants : ils accumulaient des provisions
de toutes sortes, puis, emportant de l'eau, des vivres, des
graines, des chiens et jusqu'à des petits cochons de dix-sept
à dix-huit livres, ils se lançaient hardiment sur les flots à la
recherche de nouvelles terres. Sans doute beaucoup ont dû
périr, mais il a suffi que quelques bateaux aient accompli un
heureux trajet pour que de nouvelles îles se soient trouvées
peuplées.
Des naturels de Rapa-nui (la grande Râpa) ou île de Pâques
prétendent être venus il y a un millier d'années de Râpa,
l'une des plus petites îles de la Polynésie, située au sud des
Tubuaï et des Gambier. Or l'île de Pâques est à 2,300 kilo-
mètres de Pitcairn, du dernier groupe d'îles; à l'Est, vers
l'Amérique, il faut franchir environ 2.700 kilomètres poLir
rencontrer une île. On est confondu de l'énormité de la dis-
tance et par conséquent de la longueur du voyage.
Et cependant les Polynésiens sont allés bien plus loin
encore, jusqu'à la Terre de Feu et au cap Horn, qu'ils nom-
maient Ragiriri et Taitoko; c'est du moins ce que déclarent
d'anciennes traditions mangaréviennes récemment recueil-
lies.
Dans leurs légendes, les Maori désignent Hawaïki(Savaï)
et Rarotonga comme leurs patries d'origine.
Ces expéditions étaient presque toujours la conséquence
d'une surabondance de population ou de la guerre. L'in-
fluence des prêtres s'employait souvent à encourager les
tendances à l'émigration : dans un intérêt politique et reli-
gieux, pour se débarrasser de gens qu'ils craignaient ou
faire de la place dans les îles où la population était trop
dense, ils n'hésitaient pas à déclarer que la présence d'une
terre leur était révélée par les dieux dans telle direction et
LES ORIGINES -. ' It
les indigènes, sur la foi de ces affirmations mensongères,
s'embarquaient et voguaient vers le point tant désiré. Que
de déceptions ont dû se produire pour un succès, et quels
drames affreux ont dû se passer !
Le grand-père de Gattaneua, chef de Nuku-Hiva, accom-
pagné de plusieurs familles, partit dans quatre grandes pi-
rogues pour l'île Utupu qu'une tradition marquisienne sup-
posait exister à l'ouest de l'archipel. 11 ne revint pas et l'on
n'a jamais su ce qu'il était devenu.
Voici un fait curieux, qui mérite d'appeler notre attention :
le 5 avril 1777, le célèbre navigateur Cook se rendit à l'île
Manua qu'il avait nommée Harvey; à son deuxième voyage,
le 23 septembre 1773, il l'avait trouvée inhabitée; en y reve-
nant, il y rencontra des hommes ressemblant à des Nou-
veaux-Zélandais, sauf le tatouage : ces sauvages prirent
une attitude si menaçante que les Anglais renoncèrent à
descendre à terre. L'émigration continuait donc à une époque
relativement récente.
Wilson a déclaré à Porter qu'il tenait des indigènes que
plus de huit cents hommes, femmes et enfants avaient aban-
donné l'archipel des Marquises pour aller coloniser d'autres
terres.
En 1826, cent cinquante insulaires d'Anaa (Paumotu) pri-
rent la mer dans trois doubles pirogues pour aller à Tahiti
rendre hommage au roi Pomare 111, leur nouveau suzerain.
Le début du trajet fut heureux et déjà ils apercevaient
Mehetia, quand tout à coup des vents d'ouest les poussèrent
hors de leur route ; trois pirogues disparurent. Lorsque ces
vents eurent cessé, les gens de la troisième pirogue essayè-
rent de reprendre le chemin de Tahiti : ce fut en vain ;
empêchés de nouveau par d'autres vents contraires, ils
voguèrent au hasard pendant de longs jours et, leurs pro-
visions s'étant épuisées, ils furent contraints pour subsister
de se nourrir de la chair des morts. Enfin ils abordèrent à la
petite île Vanavana (Barrow), où ils demeurèrent pendant
12 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
trois mois pour se remettre de leurs fatigues. Ils n'étaient
plus qu'une quarantaine d'individus, hommes, femmes et
enfants. Les ressources y étant insuffisantes, ils se rembar-
quèrent et firent naufrage à l'île Apunui (Byam-Martin). Là,
au bout de huit mois, un navire anglais vint à passer : c'était
le Blossom commandé par Frédéric- William Beechey. Immé-
diatement les indigènes allumèrent des feux et trois hommes
montant dans un canot se rendirent à bord. L'un d'eux,
nommé Tu-Wari, fit au capitaine le récit de ses infortunes.
Touché de ses malheurs, Beechey consentit à le prendre et
à l'emmener à Tahiti avec sa femme et ses enfants.
Le Père Mathias Gracia affirme aussi que quarante hommes
d'une tribu de l'île Ua-Pu (Marquises), s'étant révoltés contre
leur chef Heato et ayant été vaincus par lui, s'embarquèrent
pendant la nuit dans l'espoir de trouver de nouvelles terres.
Leur sort est toujours resté inconnu. Ils avaient en effet
bien peu de chances de réussir s'ils se sont dirigés vers le
Nord-Est, car partout de ce côté la mer est déserte sur un
immense espace jusqu'à la côte d'Amérique.
L'on objectera peut-être que ces exemples sont un peu
anciens. En voici un tout à fait récent : les héros de l'aven-
ture étaient encore vivants pendant l'année 1900.
Un jour, dans Fîle Rurutu (Archipel Tubuaï), un enfant de
huit ans est trouvé mort au pied d'un cocotier : y a-t-il eu
crime ou accident ? Les opinions se partagent à ce sujet : le
sabre d'abatis de l'enfant est resté fiché dans le pédoncule
d'une feuille et semble corroborer l'hypothèse d'une simple
chute du haut de l'arbre; mais la plupart ne voient là qu'une
ruse de l'assassin destinée à détourner les soupçons et im-
putent la mort de l'enfanta des ennemis de sa famille. Deux
individus sont arrêtés, jugés et malgré leurs protestations
d'innocence condamnés à mort.
A Rurutu, la peine capitale consistait à abandonner sans
vivres les coupables sur un des quatre minuscules îlots
nommés Maria situés au nord-ouest de Rimatara : là ne pous-
LES ORIGINES 13
sent que quelques cocotiers et buissons de mikimiki ; c'est
la mort lente par suite de toutes sortes de privations.
L'arrêt prononcé, on arma la goélette du pays le Manu-
reva, on embarqua les condamnés et l'équipage, puis la
population sous la conduite du pasteur se rendit selon l'usage
sur la grève, où elle se mit à prier et à chanter des canti-
ques pour demander au Créateur d'accorder aux voyageurs
une mer calme et de les guider dans leur route. Lorsque ces
invocations furent terminées, on lâcha les amarres et la goé-
lette s'élança sur la mer.
11 faut ordinairement par vent debout quatre ou cinq jours
pour aller de Rurutu à l'île Maria. Après dix jours les capi-
taines (au nombre de quatre pour être plus sûrs d'arriver à
bon port) n'avaient pas encore la terre en vue. Les provisions
devenaient rares et les jours succédaient aux jours. Ils com-
prirent alors qu'ils s'étaient perdus ! Grâce à la pluie et au
produit de leur pêche, ils parvinrent à prolonger leur exis-
tence. La traversée prenait des proportions effrayantes, car
plus de vingt jours s'étaient écoulés depuis le départ. Des
jours encore se passèrent. Le vingt-cinquième, ils aperçurent
dans le lointain un point bleu au-dessus des flots : c'était une
montagne et déjà ils croyaient reconnaître Tahiti, lorsqu'en
s'approchant ils constatèrent avec stupéfaction... qu'ils se
trouvaient devant Tubuaï ! Ils avaient continuellement tourné
autour de leur archipel, ainsi s'expliquait la longueur extra-
ordinaire delà traversée. Ils finirent par aborder à Pairatu,
le lieu d'où ils étaient partis ! J'ajoute, en terminant, qu'ils
ne virent pas dans leur échec le résultat de leur ignorance
et la nécessité de mieux s'instruire ; ils en tirèrent la conclu-
sion suivante : « Si nous n'avons pu trouver notre route, c'est
que Dieu ne l'a pas voulu parce que les condamnés étaient
innocents. » Et de retour à Rurutu, les deux hommes furent
de nouveau jugés, et cette fois, acquittés.
Comme on l'a vu plus haut, beaucoup de marins euro-
péens se refusent à croire à la réussite de ces longues tra-
14 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
versées accomplies avec des moyens aussi rudimentaires.
Ils semblent ainsi s'en reconnaître incapables eux-mêmes et
se déclarer inférieurs à ces sauvages qui ont pu surmonter
de telles difficultés. Mais ils se calomnient et l'exemple sui-
vant va en donner une preuve.
Nous remonterons au 28 avril de l'année 1789. A cette
date, se trouvait dans l'Océan Pacifique près de l'île Tofua
(archipel Tonga), le navire le Boiinly monté par le capitaine
George Bligli etquarante-six hommesd'équipage. On sait com-
ment les procédés despotiques de ce capitaine anglais dé-
terminèrent une révolte parmi ses officiers et ses matelots :
ceux-ci le saisirent et le jetèrent dans une chaloupe avec dix-
huit hommes qui lui étaient restés fidèles. L'embarcation
n'avait que vingt et un pieds de long sur six de large et
les malheureux abandonnés ne possédaient pour vivre que
125 litres d'eau et 150 livres de biscuit; pour se défendre,
ils n'avaient que quatre sabres, le chef des rebelles, le lieu-
tenant Christian, ayant refusé de leur remettre des armes à
feu, tout en leur permettant d'emporter un sextant et des
Tables nautiques. Eh bien, malgré la pénurie de leurs
moyens de navigation et d'existence, pénurie encore plus
grande que celle des Polynésiens lors de leurs migrations,
ces infortunés Anglais firent en quarante-huit jours et au
milieu de dangers inouïs et de privations affreuses un trajet
de 3.618 lieues à travers l'Océan Pacifique : ils passèrent
devant les îles Tofua, Fidji, les Nouvelles-Hébrides, l'Aus-
tralie, franchirent le détroit de Torrès, et le 12 juin au matin
enfin, arrivèrent devant la colonie hollandaise de l'île Timor,
qui devait être le terme de leurs souffrances. Au cours de ce
voyage extraordinaire, ils n'avaient perdu qu'un seul homme,
massacré par les sauvages de Tofua dans une descente à
terre.
Il est donc parfaitement possible de subsister longtemps
dans une pirogue et d'y accomplir une importante traversée,
n'en déplaise à certains officiers de marine. Dès lors laques-
LES ORIGINES 15
tion se trouve résolue et nous n'avons plus qu'à nous incliner
devant les traditions indigènes, c'est-à-dire à reconnaître
que les Polynésiens sont des émigrés originaires de l'Occi-
dent 1.
1. Je n'ai pas cru devoir parler dans ce cliapitre de deux hypotlièses émises
sur l'origine des Polynésiens.
La première les ferait venir de l'Amérique, quoiqu'ils n'aient aucun carac-
tère anthropologique commun avec les peuplades de ce continent ; tout au
plus auraient-ils des analogies de langage, mais très rares et fort incertaines.
Cette théorie est surtout fondée sur l'impossibilité dans laquelle se seraient
trouvés les Polynésiens de naviguer longtemps dans une direction opposée
à celle des vents généraux, qui viennent de l'Est. Mais l'argument n'est pas
sans réplique, car l'on sait que les vents d'Ouest, s'ils sont beaucoup moins
fréquents peuvent toutefois souffler pendant des péi4odes qui durent jusqu'à
quinze jours, et les indigènes pouvaient précisément utiliser ces périodes pour
leur expédition.
D'après la deuxième hypothèse, les Polynésiens seraient originaires de la
Nouvelle-Zélande ; mais cette théorie est en contradiction avec les lois géné-
rales qui relient les faunes éteintes aux faunes vivantes. En effet la faune
fossile néo-zélandaise, que les fouilles exécutées jusqu'à nos jours nous ont
fait connaître, n'a pas fourni un seul ossement de mammifère terrestre. Il
est donc peu vraisemblable qu'une race humaine ait pu naître en ce pays.
CHAPITRE II
LE SOL ET LE CLIMAT DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE. — LA RACE.
Iles volcaniques. — Richesse de leur flore et pauvreté de leur faune. —
Douceur âe la température. — lies coralliennes. — Leurs faibles res-
sources. — Bouleversements atmosphériques. — lie plutonienne, peu
favorisée de la nature. — La population primitive. — Son mélange avec
les émigrants de la Malaisie. — Caractères physiques des Polynésiens
modernes.
Les archipels soumis à la domination française dans le
sud-est de l'Océan Pacifique sont tous, à l'exception des
Tuamotu, composés d'îles hérissées de pics et de crêtes
d'origine volcanique. Leur formation est due à un soulève-
ment qui parait avoir été le même pour les archipels des
Gambier, des Tubuaï, de la Société et peut-être aussi des
Marquises. L'époque de l'apparition de ces archipels ne sau-
rait être absolument déterminée, mais elle doit être vraisem-
blablement très lointaine sauf pour la dernière éruption qui
se produisit à Tahiti et fit surgir le mont Maiao (1.235 m.)
que sa forme a fait nommer Diadème par les Français.
Les montagnes que l'on rencontre dans ces iles sont rela-
tivement hautes en comparaison du peu d'étendue des terres :
Nuka-Hiva des Marquises n'a que 100 kilomètres de circuit
et cependant elle s'élève jusqu'à une hauteur de 1.178 mètres;
Tahiti a 104.215 hectares de superficie et possède des monts
de 2.237 mètres (Orohena), 2.065 mètres (Aorai), 1.800 mètres
(Tetufera), 1.694 mètres (Ivirairai), 1.323 mètres (Niu), etc. ;
LES ORIGINES 17
Mooera a une surface de 13.237 hectares et ses montagnes
ont des altitudes de 1.212 mètres (Tohivea), 830 mètres
(Rotui), etc. ; Bora-Bora a une étendue d'environ 38 kilomè-
tres carrés et le sommet de sa montagne centrale, le Pic de
Pahia, atteint à peu près 800 mètres; Tubuai a une superficie
de 12 milles carrés 75 et renferme le mont Taitoa qui a
310 mètres d'élévation; la petite Râpa (Rapa-iti) n'a que 30 à
liO kilomètres de pourtour et l'un de ses monts, le Pukunia,
est haut de l./i50 mètres ; etc.
Entre les montagnes se trouvent de riantes vallées arrosées
par de nombreux ruisseaux limpides. Quant aux lacs, il n'en
existe que trois : l'un, sans écoulement, le lac Vai-liiria, est
situé à /i32 mètres d'altitude dans Tahiti ; les deux autres,
les lacs Temae et Varea, communiquant avec la mer, se trou-
vent dans l'île Moorea.
Sur le littoral et dans l'intérieur, les diverses îles de la
Polynésie sont couvertes d'arbres précieux dont les branches
entrelacées forment des voûtes magnifiques, véritables abris
contre l'ardeur des rayons du soleil. La végétation est celle
des tropiques : le cocotier, le maiore (arbre à pain), le pan-
danus, le bananier, etc. Le climat est d'une grande douceur :
il y règne un printemps perpétuel, plus chaud cependant
aux Marquises (33 degrés centigrades) et très tempéré à Râpa
(de 22 à 25 degrés) ^ où poussent parfaitement la plupart des
légumes et des fruits de l'Europe. Vues de la mer, ces
terres présentent un brillant aspect grâce à la verdure qui
les couvre entièrement et monte parfois jusqu'au sommet
des pics. Les paysages sont vraiment enchanteurs, leurs
décors féeriques, et l'admiration exprimée dans les récits
des voyageurs n'est certainement pas exagérée ; on ne peut
imaginer une nature plus resplendissante : elle tient du rêve.
Les forêts ne sont pas exemptes, toutefois, d'une certaine
]. Les mois de juin, juillet et août sont ceux qui ont la température la
plus basse. Pendant la saison froide, le thermomètre descend à 6 heures du
matin jusqu'à 7 degrés centigrades.
18 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
tristesse, qui provient du, manque d'oiseaux : les gazouille-
ments sont rares et ceux qu'on entend sont dus à quelques
timides moineaux importés par les soins de la Métropole.
La faune était primitivement assez pauvre ; les indigènes
n'avaient que des volailles, des porcs et des chiens, et encore
parce qu'ils les avaient transportés avec eux lors de leurs
migrations. Les bœufs, les vaches, les moutons et les che-
vaux ont été introduits dans les archipels par les Européens.
Le soulèvement volcanique qui produisit les archipels des
Gambier, des Tubuai, de la Société, et des Marquises, ne fut
pas aussi complet dans les parages des îles Paumotu ou Tua-
motu, et probablement ce sont les coraux qui, en se formant
sur les bords des cirques arrivés presque à fleur d'eau, ont
créé ces îles basses si différentes des autres îles de la Polyné-
sie française. Les Tuamotu sont en effet composées de longs
récifs très peu élevés au-dessus du niveau de la mer, lesquels
entourent des lacs intérieurs nommés lagons d'où l'on tire les
huîtres nacrées. Celles-ci représentent la seule richesse de
l'archipel, car ses îles sont arides, n'ayant qu'une mince couche
de terre végétale, et dépourvues d'eau douce : nul torrent,
nulle source ; il n'y a que l'eau de pluie et celle du fruit du
cocotier; avant l'introduction de cet arbre, le sol ne produi-
sait que des petites touffes de miki-miki, de guettardia, de
tournefortia, de pentacarya, de scœvola, et comme ressources
alimentaires les fruits du pandanus et le pourpier. Sans la
pêche des nacres, et le cocotier dont ils transforment le fruit
en coprah, les indigènes ne pourraient pas encore actuelle-
ment subsister ; ils ne parviennent à se procurer les choses
les plus nécessaires à la vie que grâce à ce commerce devenu,
heureusement pour eux^ assez important.
Et non seulement ces îles sont déshéritées à presque tous
les points de vue, mais elles subissent aussi d'effroyables
bouleversements : quoique possédant le même climat que les
autres archipels de la Polynésie française, elles sont assail-
lies quelquefois par de terribles typhons accompagnés de raz
LES ORIGINES 19
de marée qui portent chez elles la désolation et la mort. Le
vent et la mer accomplissent alors une véritable œuvre de
destruction : ils abattent tout ce qu'ils rencontrent devant
eux, navires à l'ancre, églises, cases, cocotiers, etc. ; les ha-
bitants et les animaux domestiques essayent en vain de
résister ou de se sauver : ils périssent tous noyés par les
lames monstrueuses de l'Océan; celles-ci exhument même
les restes des morts et les rejettent au loin; enfin l'eau des
lagons en se joignant aux flots de la mer achève de balayer
le sol : elle n'y laisse que le roc. Telles furent les consé-
quences des typhons et des raz de marée qui visitèrent quel-
ques îles des Tuamotu à différentes époques, notamment en
1878 et 1906.
Les îles qui sont ainsi dévastées ne restent pas toujours
dans cet état : après plus ou moins d'années le roc se recouvre
d'un peu de terre arable et la végétation reparaît; quand les
cocotiers ont suffisamment repoussé, des habitants des îles
voisines viennent se fixer dans les îles dépeuplées, et celles-
ci reprennent alors leur premier aspect, pour le reperdre
vingt ou trente ans plus tard à la suite d'un nouveau cata-
clysme de la nature.
Vues du large, la plupart des îles Tuamotu se présentent
bordées d'une plage de sable fin; à l'intérieur apparaissent
des massifs de bois touffus au-dessus desquels se montrent
des tiges de cocotiers. Ces îles semblent plutôt riantes que
tristes, grâce à la verdure qui les recouvre; mais la mer se
brise avec rage sur leurs côtes rocheuses. Le célèbre navi-
gateur de Bougainville avait appelé l'archipel des Paumotu
ou Tuamotu, archipel Dangereux. Cette dénomination est
exacte; à cause du peu d'élévation des îles, les marins ne
les aperçoivent que difficilement, et, pour cette raison, les
redoutent beaucoup.
Quant à l'île Rapa-nui ou de Pâques, son origine pluto-
nienne n'est pas douteuse. Sur une superficie de 11.773 hec-
tares se dressent trois volcans nommés Kau, Raraku et Aroï.
20 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le terrain présente la forme d'un triangle ayant à chaque
sommet ou dans les environs un cratère éteint. Le plus
important de ces cratères est celui de Kau, situé près du
mouillage d'Hanga-roa. Sa profondeur est de 250 mètres et
sa base inférieure a plus d'un kilomètre de diamètre. Du
côté de la mer le cratère est ébréché jusqu'au tiers de sa
hauteur, ce qui ne contribue pas peu à lui donner l'apparence
du Golisée de Rome dont il a aussi la forme circulaire.
Tous les cratères de l'île possèdent de grandes cavités que
les pluies maintiennent pleines d'eau. Comme il n'y a ni
ruisseau, ni torrent, ni source, les indigènes vont puiser
leur boisson dans ces citernes naturelles. Ils ont bien creusé
quelques puits non loin du rivage, mais ils leur préfèrent
l'eau de ces mares.
Le sol est aussi couvert de sombres cavernes.
D'après les naturalistes des expéditions maritimes du
dix-huitième siècle l'île serait généralement stérile et nue.
Des pierres brunes, noires et rougeâtres la recouvriraient
presque entièrement. La seule végétation consisterait en une
graminée qui croîtrait par touffes de feuilles si glissantes que
l'on ne pourrait marcher dessus sans tomber. On ne rencon-
trerait pas un arbre véritable sur toute la surface de l'île.
Les plus grands arbrisseaux seraient le mûrier à papier,
dont les naturels (en cela semblables à ceux de Tahiti)
tiraient parti pour la confection des étoffes, une espèce de
mimosa au bois rouge, dur et pesant, et quelques tiges
à^ Hibiscus populneiis^ bois blanc et cassant ayant une feuille
qui ressemble à celle du frêne.
Cependant les insulaires avaient des pirogues. De plus,
ils possédaient des plantations de patates, d'ignames, de
citrouilles, de bananes, de cannes à sucre et une espèce de
morelle.
Les poules étaient le seul animal domestique de l'île.
Mais depuis cette époque une étude plus attentive du sol
a révélé qu'il n'était pas si ingrat qu'un examen superficiel
LES ORIGINES 21
l'avait fait croire. Presque tout le terrain peut être cultivé.
Quoique assez ondulé par la présence de douze monticules,
il est suffisamment uni pour permettre au bœuf de traîner
la charrue. Si l'ile de Pâques était complètement déboisée et
dénudée lors des voyages de Cook et de Lapérouse, cela
provenait probablement des guerres intestines des naturels,
comme on le verra plus loin dans cet ouvrage, et non de
l'aridité du sol. A la fin du dix-neuvième siècle, un mission-
naire catholique, le Père Montiton mit en terre des noyaux,
pépins et graines de divers arbres, arbustes et légumes.
Avant de quitter cette île, il eut la satisfaction de voir croître
dans les environs d'Hangaroa des eucalyptus, des noyers, des
sapins, des boutures de figuier et de pandanus, etc. Il put
même manger des pommes de terre qu'il avait introduites
dans l'île.
A tout cela il faut ajouter que les moutons, les bœufs et
les chevaux importés s'y multiplient parfaitement.
L'île Rapa-nui n'est donc pas aussi stérile qu'on l'a dit
autrefois. Mais elle n'est pas non plus riche. Située sous la
même latitude que Rapa-iti, elle jouit du même climat tem-
péré, et celui-ci se trouve trop frais pour que certains arbres
puissent y vivre : l'hiver tue le cocotier et l'arbre à pain. En
somme elle serait très habitable si elle n'était privée de cours
d'eau. Mais elle n'a même pas la moindre source et, pour
cette cause, un séjour y sera toujours peu supportable.
La Polynésie orientale était-elle peuplée antérieurement à
l'arrivée des émigrants de la Malaisie ? C'est probable. Dans
son rapport sur le voyage de Mendana aux Marquises, Quei-
ros s'exprime ainsi qu'il suit: « ... on voit parmi les insu-
laires, des blancs, des noirs et quelques mulâtres i. » Cook
a raconté que quelques années avant son arrivée à Tahiti, il
existait encore dans les montagnes, d'après les indigènes,
1. QuEiROS, Mémoires adressés à Don Luis de Velasco, gouverneur du
Pérou, et au roi Philippe III, à son retour du voyage de Mendana.
22 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
des hommes noirs et sauvages. On a trouvé dans des sépul-
tures anciennes de l'île de Pâques (Rapa-nui), l'île la plus
avancée vers l'est dans la direction de l'Amérique, des crâ-
nes qui ont toutes les apparences des crânes papous. 11
semble donc en résulter que la plupart des îles de la Poly-
nésie n'étaient pas désertes à l'époque de l'arrivée des émi-
grants de la Malaisie et qu'elles étaient même peuplées par
une race à peau noire, la race mélanésienne.
C'est d'ailleurs ce que démontrent les caractères physiques
d'une partie de la population polynésienne actuelle. En effet,
pour créer certains Polynésiens, tels qu'ils sont aujour-
d'hui, c'est-à-dire avec un teint très foncé, des cheveux
très frisés, et des lèvres grosses, il faut admettre qu'il y a
eu des croisements plus ou moins importants avec une race
noire. La pureté des Marquisiens indique que ces croise-
ments ne durent pas être nombreux chez eux ; mais dans
les archipels des Gambier, de la Société, et des Paumotu,
surtout dans ce dernier archipel, ce fut différent: les classes
inférieures des indigènes accusent une prédominance mar-
quée de sang nègre. Examinons les insulaires des Tuamotu :
quoique se rattachant à la race polynésienne ils ont le teint
plus foncé que les indigènes des autres archipels, leurs traits
sont grossiers et leurs cheveux souvent crépus ; tous ces
signes accusent une proportion de sang noir autrement consi-
dérable que n'en ont ordinairement les Polynésiens, apparte-
nant cependant eux-mêmes, comme leurs ancêtres les Malai-
siens, à une race métisse formée par les mélanges du noir, du
jaune et du blanc. Or, nous savons par des légendes que les
émigrants malaisiens lors de leur débarquement aux Fidji
trouvèrent le sol déjà occupé par des nègres océaniens. Que
des Mélanaisiens soient parvenus jusqu'aux Paumotu, rien de
surprenante cela et par eux s'expliquerait la forte proportion
de sang noir qu'ont les indigènes actuels. Que se passa-t-il aux
Paumotu lors de l'invasion malaisienne ? Ici l'histoire reste
muette, mais il est peu probable que les deux races aient
LES ORIGINES 23
vécu en paix, si nous en jugeons par ce qui était survenu aux
Fidji où une guerre de couleur éclata, suivie de la défaite et
de l'expulsion des nouveaux venus. Ceux-ci furent au con-
traire victorieux aux Paumotu et parvinrent à s'y maintenir,
comme le font supposer les modifications subies par la race.
Ils massacrèrent peut-être une partie de la population mâle,
conservèrent les femmes, et s'alliant à elles créèrent une
nouvelle race mixte. Il importe peu d'ailleurs pour l'étude
qui nous occupe que les archipels du sud-est de la Polynésie
aient été conquis ou colonisés pacifiquement par les émi-
grants malaisiens. Ce qu'il y a de certain^ c'est que ceux-ci
s'établirent dans ces îles et devinrent ainsi des Polynésiens :
je les désignerai donc désormais par ce nom ou par celui de
Maori ou Maohi qu'ils donnent à leur race ; ou bien encore
par celui de kanaque, dekanaka^ iakata^ kaaka, enana, enata^
taaia ou iangaîa, nom qu'ils se donnaient, et se donnent
encore orgueilleusement, et qui signifie homme.
Lorsque les navigateurs européens découvrirent cette par-
tie de rOcéanie, ils y rencontrèrent une race métisse pro-
duite par les mélanges du noir, du jaune et du blanc. Hauts
de taille et robustes, ces indigènes avaient généralement la
peau hâlée, presque blanche, les yeux et les cheveux noirs ;
en réalité leur teint n'était pas plus foncé que celui des gens
du midi de l'Europe et le sang blanc dominait de beaucoup
dans leurs veines^.
A l'époque actuelle, les insulaires sont identiques à leurs
1. Wallis nous raconte même qu'en 1767, à Tahiti, il constata la présence
de cheveux roux et blonds sur plusieurs indigènes. A ce sujet, quelques
auteurs ont fait la réflexion qu'à cette date il ne pouvait être question de
croisements avec les Européens ; cette remarque est très juste. Je n'ai pas
ici à rechercher les origines de ces teintes et comme la relation de l'illustre
marin ne peut m'étre suspecte, je me borne à la citer, en m'inclinant devant
sa déclaration. Il m'est impossible, toutefois, de passer sous silence que
pendant mon voyage en Polynésie je n'ai jamais rencontré d'autres indigènes
lîionds que ceux qui obtenaient cette couleur à l'aide de moyens artificiels,
l'usage de la chaux par exemple; cependant beaucoup de Polynésiens, et
presque tous les Tahitiens en particulier, ont maintenant du sang européen
dans les veines. Je signale ce fait aux anthropologistes.
24 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
ancêtres; il suffit pour en être convaincu de lire les récits que
les grands navigateurs nous ont laissés.
C'est ainsi qu'ils nous parlent des différences assez pro-
noncées des nuances de peau entre les populations de cer-
tains archipels. Or, ces observations sont encore exactes de
nos jours : les Marquisiens, par exemple, quoique vivant dans
des îles plus rapprochées de l'Equateur que les Tahitiens,
sont moins foncés qu'eux. Néanmoins tous les Polynésiens
appartiennent à la même race.
Ils parlent aussi une langue commune. 11 y a des dialectes,
sans doute, mais ceux-ci ne diffèrent généralement que par
des suppressions ou substitutions de lettres dans certains
mots ; une attention tant soit peu soutenue le démontre vite :
takata^ kanaka, kaaka, taala, enana^ enata, ne sont que les
diverses formes que prend dans les divers dialectes un même
substantif qui signifie homme. Un Tahitien peut donc par-
venir à se faire comprendre d'un Marquisien, et réciproque-
ment.
CHAPITRE III
LES POLYNÉSIENS ORIENTAUX AVANT L'INGÉRENCE DES EUROPÉENS
Les différentes organisations politiques. — Fréquence et sauvagerie des
guerres. — Aptitude des Polynésiens à la navigation. — Mœurs et cou-
tumes. — La religion et le culte; le tabou. — Les arts et les monuments.
A l'arrivée des premiers Européens, les gouvernements
différaient beaucoup dans les archipels du sud-est de l'Océan
Pacifique. Les Paumotu n'avaient guère que des chefs de
tribus jouissant d'un pouvoir contesté; les Marquises et les
îles de la Société, au contraire, possédaient de véritables
rois dont l'autorité était tantôt absolue, tantôt tempérée par
la féodalité constituée par les chefs de districts, véritables
vassaux faisant souvent la guerre à leur suzerain. Ces rois
et chefs prétendaient descendre des dieux et tenir d'eux leur
pouvoir, ce qui leur donnait aussi la puissance spirituelle.
Néanmoins ils ne l'exerçaient pas en général : ils la laissaient
aux prêtres, lesquels vivaient presque toujours en bonne
intelligence avec eux. Le peuple se contentait ordinairement
d'obéir ; mais dans les temps critiques les rois et les chefs
se voyaient parfois obligés de compter avec lui ou tout au
moins avec les classes élevées.
La hiérarchie sociale était composée de trois classes. A
Tahiti, il y avait les Arii, princes, les Raaiira, propriétaires
fonciers, et les Manahune, gens du peuple. Ces derniers ne
possédaient rien et servaient de serfs aux autres, sans cepen-
26 HISTOIRE DE LA. POLYNÉSIE ORIENTALE
dant être maltraités par eux; leur servitude était, en somme,
très supportable.
En Polynésie, la propriété était héréditaire et indivisible;
on vendait et l'on cédait rarement des terres ; la guerre,
seule, pouvait vous exproprier.
Les Polynésiens étaient essentiellement guerriers. Ils
avaient comme armes des frondes, des lances, des casse-
têtes, des massues d'un bois très dur, des poignards en os
et des haches faites d'une pierre attachée par des cordes à
un manche en bois. La fabrication de ces haches devait leur
demander beaucoup d'efforts, car ils ne disposaient pour les
tailler et les polir que de coquillages et de cailloux. Les
indigènes connaissaient aussi l'arc et les flèches, mais sauf
aux Gambier et à Pâques, ils ne s'en servaient que pour
s'amuser.
Les indigènes savaient élever des fortifications : celles-ci
se composaient presque toujours de fossés et de palissades.
Il y en avait d'importantes dans l'île Nuka-Hiva de l'archipel
des Marquises, mais les plus formidables se trouvaient dans
l'île Rapa-iti dont les sommets étaient couronnés par des forts
en pierres sèches à terrasses superposées dominées elles-
mêmes par des tours. On en peut voir encore les ruines
aujourd'hui.
Les peuplades se faisaient des guerres terribles mais ne
se livraient de batailles rangées que pour s'emparer d'une
baie : elles l'attaquaient alors par terre et par mer. Les com-
bats d'embuscade, où la ruse jouait le principal rôle, étaient
bien plus fréquents. Malheur aux prisonniers! Ils étaient
impitoyablement immolés en l'honneur des dieux. Aux îles
Marquises ainsi qu'aux Tuamotu, on les mangeait même.
Dans les îles-du-Vent et les îles-sous-le-Vent, le canniba-
lisme avait disparu au moment de la venue des Européens ;
toutefois les captifs étaient égorgés. Lorsque la lutte abou-
tissait à l'envahissement d'un village, les vainqueurs massa-
craient les femmes et les enfants, pillaient et brûlaient les
LES ORIGINES 27
cases, abattaient jusqu'aux arbres et ravageaient les campa-
gnes. C'est ainsi que les populations des îles Eiao et Hatutu
des Marquises furent exterminées vers 1838 par la tribu des
Taï-Pii de la côte nord de Nuka-Hiva. Ces anthropophages
dévastèrent tellement ces îles qu'ils n'y laissèrent que des
cochons sauvages ^. Maintenant encore, elles sont inhabitées.
Aux Marquises, d'ailleurs, la sauvagerie était devenue si
implacable que plusieurs tribus ne pouvaient plus y vivre :
ce n'était que guerres perpétuelles, suivies d'exécutions con-
tinuelles de prisonniers. Dans certaines vallées, par crainte
d'une surprise des tribus ennemies, la moitié des indigènes
passait les nuits à veiller pendant que l'autre dormait ~. On
comprend facilement que, dans ces conditions, des tribus
faibles aient accueilli avec bienveillance l'arrivée des Fran-
çais.
Les Polynésiens excellaient surtout dans l'art de la navi-
gation grâce à leurs pirogues étroites et longues rendues
insubmersibles au moyen d'un balancier; elles étaient creu-
sées dans des troncs d'arbres et marchaient soit à la rame
soit à la voile. Ils en avaient même d'assez grandes pouvant
contenir ordinairement cinquante personnes et les liaient
deux par deux pour mieux lutter contre les vagues. Ces
doubles pirogues leur servaient surtout à la guerre. Ils étaient
et sont restés de hardis marins. De nos jours ils disent encore :
« La mer, voilà notre affaire. »
C'est qu'ils y puisaient leur nourriture. Les naturels vi-
vaient surtout de poissons et de fruits, rarement de viandes.
Ils s'habillaient légèrement : leur vêtement consistait en
une pièce d'étofTe qui couvrait le corps de la ceinture au
dessous du genou. Ils se paraient de fleurs, de plumes et de
coquilles. Le tatouage était pratiqué dans toutes les îles, à
l'exception de Râpa : il constituait l'armoirie des insulaires
1. D'après le P. Mathias G..., Lettres sur les îles Marquises.
2. C'est du moins ce qui m'a été affirmé par les rares vieillards que j'ai pu
interroger pendant mon séjour là-bas.
28 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
et la finesse de ses dessins révélait souvent le talent d'un
véritable artiste.
Les Polynésiens habitaient à quelque distance du rivage
par crainte d'une surprise des tribus ennemies. Leurs cases
construites en bois et en feuilles de différents arbres étaient
plus longues que larges et recouvertes d'un toit incliné des
deux côtés ; elles n'avaient qu'une porte et celle-ci était très
basse.
En temps de paix, leurs occupations se limitaient à la
pêche et à la récolte des fruits indispensables à leur subsis-
tance. Ils faisaient aussi des plantations : mais leurs travaux
n'étaient jamais longs ni suivis et leur existence s'écoulait
ordinairement dans l'oisiveté.
Les distractions des indigènes étaient la musique et la
danse qu'ils aimaient passionnément : ils chantaient et dan-
saient d'ailleurs d'une façon remarquable. Les peuplades
se donnaient des fêtes, où le Kava (liqueur enivrante) coulait
à grands flots et la prostitution s'étalait avec un effroyable
cynisme. Ces réjouissances, dégénéraient souvent en rixes.
Quant aux mœurs, elles étaient excessivement licencieu-
ses. L'union conjugale existait bien, il est vrai, mais les
couples n'en respectaient pas les liens. La condition de la
femme était inférieure à celle de l'homme : l'épouse servait
le mari et ne pouvait manger avec lui; devenue veuve, elle
n'acquérait pas pour cela sa liberté et (singulière analogie
avec les usages de l'Hindoustan) elle tombait sous la dépen-
dance de son fils. En revanche, le mari perdait son autorité
et ses biens à la naissance de son enfant Celui-ci prenait
alors possession de l'autorité et de la fortune, que le père se
bornait à gérer pendant la minorité de son rejeton. Le roi de
Tahiti, lui-même, était soumis à cette étrange loi : aussitôt
qu'il avait un fils, il était obligé d'abdiquer en sa faveur et
sa royauté se changeait en régence. Une autre coutume non
moins curieuse et très répandue voulait que l'adoption se
substituât à la paternité : le père et la mère ne gardaient pas
LES ORIGINES 29
leur enfant et l'échangeaient contre un autre, leur neveu ou
leur nièce par exemple. Les parents chérissaient particuliè-
rement ces enfants de convention.
Comme religion, les Polynésiens pratiquaient le poly-
théisme : ils avaient une multitude de dieux, qu'ils divi-
saient en dieux supérieurs et dieux inférieurs. Le plus an-
cien et le premier des dieux supérieurs se nommait Taaroa,
Tanaoa, Tagaroa, Tangaroa, Tagaloa, Tanaloa ou Kanaloa,
selon les différents dialectes. 11 correspondait au Jupiter des
Grecs et des Romains : c'était le père de tous les autres
dieux. On l'adorait partout en Polynésie. Les orero (es-
pèces de bardes de l'ancienne religion) proclamaient la gloire
de ce dieu en termes magnifiques dans un chant célèbre
dont voici un fragment :
« Il était : Taaroa était son nom ; il se tenait dans le vide.
Point de terre, point de ciel, point d'hommes. Taaroa ap-
pelle, mais rien ne lui répond, et, seul existant, il se change
en l'univers. Les pivots sont Taaroa, les rochers sont Taaroa,
les sables sont Taaroa. |G'est ainsi que lui-même s'est nommé.
Taaroa est la clarté, il est le germe, il est la base ; il est l'in-
corruptible, le fort qui créa l'univers, l'univers grand et sa-
cré, qui n'est que la coquille de Taaroa ; c'est lui qui le met
en mouvement et en fait l'harmonie ^. »
Cependant le dieu Tu était peut-être plus ancien que le
dieu Taaora. A Tahiti, ses fonctions n'étaient pas bien défi-
nies, mais il passait ordinairement pour le dieu de la guerre ;
à Mangareva, il régnait sur les autres dieux ; aux Paumotu,
c'était aussi le dieu de la guerre, et il en était de même à
Nuuhiva. Mais, à l'arrivée des Européens, il était oublié
dans presque toutes les îles ; on l'avait remplacé par un
autre dieu ou bien on lui avait donné des collègues.
Les mythologies des archipels étaient nombreuses et com-
pliquées : les donner toutes ici serait trop long, et même
1. MoERENHOUT, Voyciges aux îles du Grand Océan, t. I, p. 419, 420 et 421.
30 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
impossible pour plusieurs d'entre elles sur lesquelles on ne
possède que des renseignements rares ou contradictoires ;
je vais seulement exposer sommairement les plus intéres-
santes.
Au-dessous de Taaroa, le premier dieu des Tahitiens, il y
avait Horo ou Oro, son fils aîné, qui était le souverain du
monde. Tane, dieu de la guerre et des enfers, était le frère
d'Horo. Puis venaient : Raa, le dieu-soleil ; Tauteni, Temearoo,
Tuuivahiau ^, etc. De tous ces dieux, Oro était le plus adoré.
Dans la mythologie tahitienne, il y avait sept cieux où
demeuraient les dieux supérieurs. Les autres divinités habi-
taient les eaux, les forêts, les montagnes. Après ces dieux
inférieurs venaient les dieux Termes : on les appelait Tii.
Pour représenter leurs dieux, les Polynésiens sculptaient
grossièrement dans le bois ou la pierre une figure humaine.
Ils avaient aussi des idoles en bois et en pierre représentant
des oiseaux ou des poissons, surtout des poissons, car ceux-
ci étaient leur principale nourriture. La légende raconte que
les anciens indigènes transportaient en cérémonie ces idoles
au bord de la mer, et qu'alors chaque espèce de poissons
s'approchait de son dieu, ce qui permettait de faire des
pêches abondantes ! . . . Les plus vénérés de ces dieux-poissons
étaient le requin et le thon.
11 n'y avait pas de démons dans la religion tahitienne.
Les indigènes croyaient à l'immortalité de l'âme et aux
revenants. x4près la mort, l'âme allait habiter une région
éloignée et souterraine nommée Havaiki. La société d'outre-
tombe comprenait plusieurs classes dans lesquelles on était
admis suivant le rang que l'on avait occupé sur la terre.
Avant d'y être introduites, les âmes devaient subir un juge-
ment : reconnues coupables, elles étaient condamnées à avoir
la chair grattée sur tous les os, et cela par trois fois^ ! Ensuite,
leurs fautes étant ainsi expiées, elles entraient dans les
1. De Bovis, Étal de la Sociélé tahitienne à l'arrivée des Européens.
2. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. I, p. 433.
LES ORIGINES 31
classes dues à la situation qu'elles avaient possédée durant
leur vie. Mais ces âmes revenaient parfois de VHàvaiki pour
troubler les vivants ; ceux-ci les appelaient tupapau c'est-
à-dire revenants, et redoutaient beaucoup de les voir appa-
raître.
Aux îles Marquises, les dieux les plus importants étaient
Tetoo et Tiki. Tetoo appartenait à la première catégorie
de dieux, et Tiki, seulement à la seconde. Cependant celui-
ci était sans contredit le plus illustre de tous les dieux
marquisiens. Ses adorateurs racontaient que, bien qu'ayant
eu une mère, il était l'auteur de tout ce qui existait et que
tous les hommes étaient ses descendants. Ils ajoutaient qu'il
avait autrefois parlé aux habitants de cet archipel. Parmi les
dieux secondaires se trouvait Mane qui avait sorti la terre
de la mer : un jour, il péchait à la ligne ; tout à coup il vit,
au lieu d'un poisson, une grande terre suspendue à son ha-
meçon. Mais cet exploit était plus souvent attribué à Tiki.
Les principaux dieux malfaisants étaient : Hanake, qui infli-
geait des maux de reins et des rhumatismes ; Tutepoa, qui
faisait tomber du haut des arbres ; Tapareko, qui punissait
les pécheurs de requin ; Hakanaii, qui exigeait des victimes
humaines ; Tavita, qui régnait aux enfers; Aavehu, qui favo-
risait les criminels.
Les Marquisiens distinguaient l'esprit de la matière ; ils
croyaient que la mort n'était que la séparation de l'âme avec
le corps. Ils ne savaient pas, disaient-ils, d'où venait celle-
ci ; mais ils pouvaient sûrement dire où elle allait. Elle se
rendait d'abord sur le sommet du mont Kiukiu : c'était là
que devaient se rassembler les âmes pour accomplir leur des-
tinée d'outre-tombe. Quand il y en avait beaucoup, la mer
s'entr'ouvrait, et elles tombaient sur une terre merveilleuse
où il n'existait que des plaisirs. Cette terre était couverte de
beaux arbres qui portaient des fruits exquis; elle renfermait
un joli lac dont les eaux étaient immuablement calmes et de
couleur bleue. La déesse Upu régnait sur ce paradis, et elle
32 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
ne permettait d'y habiter et de jouir de ses délices qu'à ceux
qui, de leur vivant, n'avaient pas été méchants, avaient com-
mandé à d'autres hommes et avaient possédé de grandes
richesses, surtout des petits cochons. Les kikino (hommes
de rien) n'étaient pas admis à entrer dans ce lieu enchanteur ;
ils allaient dans une terre sombre , n'ayant que des eaux
bourbeuses, et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil.
Néanmoins, toutes les âmes ne demeuraient pas dans ces
lieux éternellement; après y être restées un temps considé-
rable, elles retournaient donner la vie à d'autres corps i. Les
Marquisiens croyaient donc à la métempsycose et les étoiles
filantes étaient pour eux des manifestations des déplacements
des âmes.
Dans l'archipel des Tuamotu, les dieux étaient : Tau-
ruhua, Kainuku, Puniavia, Ruanuku, Tuteaotea, Tumakino-
kino, Tohutika^ Rua, Fatonga, Tu, Teati-Tu, Teati-Rongo,
Teati-Tane, Tama-tuuhau, Tama-arikitahi, Tavaka, Ruafatu,
Mahinui, Temoana, Taihia, Tamatea, Honga, Marerekon-
ganga, Rua, Kaiatua, Mutuaiuta, Mapu, Mahanga, Koaroa,
Okea, Tahuka.
La cosmogonie des indigènes de cet archipel ne manquait
pas d'originalité. En voici quelques fragments :
Tane résolut de se frayer un passage à travers la capote du
ciel. Pour ce travail il se fit aider par ses gens. Tamaru com-
mença à entamer à coups de pierres la croûte du firmament ;
Tagaroa l'amollit avec un feu ardent ; Tane, lui-même, prit de
grosses pierres, fit une large trouée dans la voûte céleste, et,
par elle, se précipita sur la terre. Les Atiru (esprits célestes
et puissants) soulevèrent le firmament avec leur dos; ils réle-
vèrent plus haut, jusqu'à la hauteur de leurs bras et montant
les uns sur les autres, ils arrivèrent à le mettre en place. Alors
les Pigau le creusèrent ; les Tope l'inondèrent ; les Titi le
clouèrent ; les Pepe le rabotèrent ; les Moho le balayèrent,
1. Lettre du R. P. Amable à Mgr l'archevêque de Chalcédoine. Annales
de la Propagation de la Foi, t. XIX, p. 23 et 24.
LES ORIGINES 33
en laissant toutefois, sur l'ordre de Tane, une partie des
copeaux que l'on voit encore aujourd'hui sous la forme de
nuages*.
Mâui, génie puissant et mauvais, pécha, du fond de la
mer, Tahiti, appelée encore Havaïki. Ce Màui est le Josué
polynésien. « Sa mère n'ayant pas le temps de cuire conve-
nablement sa nourriture avant le coucher du soleil, il alla
guetter celui-ci à l'orifice du trou par lequel il semble sortir
chaque matin ; après bien des tentatives inutiles, il parvint
enfin à le surprendre, et l'ayant attaché au bout d'une ficelle,
il put dès lors modérer à son gré la rapidité de sa course-. »
Pour les naturels de ces îles la Terre se nommait Fakaho-
tufenua. Le premier homme créé était Magamaga. Néan-
moins le premier homme connu paraît avoir été Tiki (image),
spontanément né du sable de la mer, suivant les uns, ou
sorti yivant d'un caillou, d'après ce que disent les autres.
C'est lui qui forma d'un amas de sable, Vahuone (amas de
sable), la première femme, dont il fit sa compagne et son
épouse. Il en eut une fille, Hina, dont il s'éprit plus tard.
« Leurs rapports ayant été découverts par Vahuone, Hina,
de honte se sauva dans la lune, où l'on voit encore sa figure,
et Tiki, de dépit, se donna la mort qui est passée avec son
péché à toute sa postérité ^. »
Aux îles Gambier, s'il faut en croire les traditions des na-
turels, Tiki et Inaone étaient leurs premiers parents. Ce-
pendant là, comme dans les autres archipels, Tiki passait
généralement pour un dieu qui avait tiré la terre du sein des
eaux au moyen d'un hameçon. Toutes les statues d'idoles
portaient le nom de ce puissant pêcheur, et les insulaires
des Gambier comme ceux des Marquises venaient se pros-
terner devant elles.
1. Le R. P. Albert Montiton, Les Poraotous (sic). Traditions et coutumes.
Les Missions catholiques, t. VL P- 342 et 343.
2. Le R. P. Albert Montiton, Les Poraotous {sic). Traditions et coutumes.
Les Missions catholiques, t. VI, p. 342 et 343.
3. Id.
34 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
« Les dieux de Mangareva, écrit le Père Caret *, étaient
sans nombre et se divisaient en deux classes opposées, les
bons et les mauvais génies. Les uns et les autres avaient des
attributs spéciaux. Tiki était adoré comme père du genre
humain; Tea avait créé l'eau, le vent et le soleil; 7'« était
l'auteur du maiore ou fruit à pain; Ro-ngo entr'ouvrait les
nuages et versait des flots de pluie sur les champs altérés ;
Tairi faisait gronder le tonnerre ; Arikitenou^ roi de l'Océan,
veillait à la conservation des nombreuses familles de pois-
sons qui peuplent son empire, et favorisait les pièges des
pêcheurs qui l'avaient invoqué ; A-nghi dirigeait les orages
et causait la disette par son souffle brûlant ou par ses fureurs
dévastatrices ; Mapitoiti, le plus malfaisant des génies, était
le dieu de la mort ; je viens d'envoyer en France le bâton
dont il se servait, disaient nos pauvres idolâtres, pour as-
sommer les hommes : en un mot là, comme dans l'ancien
paganisme, les principaux phénomènes de la nature étaient
divinisés et se transformaient en bons ou mauvais esprits,
selon qu'ils exprimaient l'espérance ou la crainte.
« La foi aux récompenses et aux peines d'une autre vie
faisait aussi partie du symbole religieux des habitants de
Gambier. Ils avaient leur Po-Kino ou Enfer, qu'ils se repré-
sentaient tantôt comme une fournaise ardente, tantôt comme
un bourbier, d'où nul ne peut sortir une fois qu'il a eu le
malheur de glisser sur la pente de l'abîme fangeux. Leur
Po-Porohi ou Paradis était le séjour des dieux bons : c'était,
comme les Champs-Elysées du paganisme, une région sou-
terraine éclairée par un astre aussi pâle que la lune. A la
mort d'un insulaire, sa famille célébrait un tirau ou fête
funèbre qui dégénérait toujours en orgie. 11 y en avait de
plus ou moins solennels, selon le rang et la dignité du
défunt : le tirau des To-ngoitis ou nobles se prolongeait
1. Notice sur les îles Gambier, par M. Caret, missionnaire apostolique.
Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330, 882, 833, 334 et 385.
LES ORIGINES 35
quelquefois par des réjouissances jusqu'au dix-septième jour.
Si les parents manquaient à l'accomplissement de ce devoir,
l'ombre du mort était condamnée à errer de montagne en
montagne, de précipice en précipice, jusqu'à ce qu'elle tom-
bât pour jamais dans les gouffres du Po-Kino ; mais avec
les honneurs dont j'ai parlé, toute âme s'envolait sans délai
au Po-Porolu.
« Il était d'usage de mêler aux funérailles d'un chef l'éloge
de sa bravoure et le récit de ses exploits. Voici un fragment
de chant funèbre que le peuple redisait, avant l'arrivée des
missionnaires, sur la tombe de ses plus illustres guerriers :
il n'a rien de bien remarquable ; mais il peut faire apprécier
la poésie nationale d'un peuple encore peu connu:
« Le soleil a passé derrière la colline ; les ombres ont
succédé au jour. Lumière, que tu tardes à revenir ! Tu es
aussi lente à reparaître que le poisson attendu par le pêcheur
qui a jeté son hameçon dans la mer.
«Elle commence à briller sur les hauteurs de l'île; éveillé
par ses feux, le papillon s'égaye sur les sentiers; il vole, en
se jouant, de la mer aux montagnes. »
« Dans ce chant se trouve une longue liste des chefs morts,
dont un insulaire récite les noms, tandis que le peuple répond
en gémissant : « Un tel n'est plus ; la lumière est à tous. »
« Comme ces cérémonies avaient toutes un caractère reli-
gieux, elles étaient toujours présidées par des prêtres i. »
Lorsque les Polynésiens se sentaient atteints d'une maladie
grave, ils recouraient au sorcier ou à la sorcière, afin d'ex-
tirper, disaient-ils, le mauvais esprit qui s'était perfidement
glissé dans leur corps. Pour rétablir leur santé, des chefs
n'hésitaient pas à faire immoler trois ou quatre victimes
humaines : ils espéraient ainsi fléchir le dieu qui les avait
frappés. Cependant les malades qui ne guérissaient pas
attendaient avec calme leur heure dernière, car, s'ils aimaient
1. Notice sur les îles Gambier, par M. Caret, missionnaire apostolique.
Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330, 332, 333, 334 et 335.
36 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
la vie, ils ne craignaient pas la mort. Celle-ci épouvantait si
peu les naturels, que les Marquisiens faisaient fabriquer leur
cercueil de leur vivant et le gardaient chez eux en attendant
le moment d'y être étendus. Les usages funéraires abondaient
dans les différents archipels de l'Océan Pacifique oriental.
Ordinairement, on laissait le cadavre se décomposer; mais,
quelquefois, il était vidé et subissait une préparation afin de
pouvoir être conservé. Il était enseveli au pied des arbres
ou dans une caverne, ou bien encore placé sur une espèce
de table, dans une hutte qui lui servait de tombeau : c'était,
le plus souvent, la maison même du décédé. Aux îles Mar-
quises, le cadavre d'un chef était apporté à sa femme et
celle-ci le gardait vingt-cinq ou trente jours, dans sa de-
meure. Durant ce temps-là, elle enlevait avec ses doigts la
peau du mort, à mesure qu'elle se détachait. C'était, paraît-il,
afin d'effacer le tatouage, parce qu'il fallait que le corps du
défunt fût sans tache pour être admis à vivre sur la terre de
la déesse Upu et à se baigner dans son lac. Cette opération
terminée, les femmes de la tribu venaient le pleurer : elles
se rassemblaient près de la case qui devait lui servir de tom-
beau, et, là, elles se livraient à des lamentations, qu'elles
interrompaient de temps en temps pour rire, causer, boire
et manger, ou bien exécuter, complètement nues, des danses
obscènes et d'autres actes immondes devant la porte du
mort. Il se passait alors des scènes ignobles, et telles qu'on
n'en peut rencontrer seulement que chez des sauvages. Cela
durait ainsi plusieurs jours; puis on procédait aux funérailles
du chef. Celles-ci s'accomplissaient avec un grand concours
de peuple, au bruit des tambours et des conques marines.
Le corps, mis en bière, était transporté dans ladite case, où
on le plaçait sur des pieux à la hauteur du toit, et l'on sus-
pendait près du mort, pour sa nourriture, du poisson, des
cocos et des morceaux de porc rôti, renfermés dans le creux
d'un tronc d'arbre ficelé avec des filaments de coco. Ensuite
chacun se retirait de cette case, tantôt fermée tout à fait,
LES ORIGINES 37
tantôt demi-ouverte. Les provisions ne tardaient pas à tomber
en pourriture; mais on les renouvelait jusqu'à ce que les
chairs du mort fussent séparées des os; après quoi, la case
était définitivement abandonnée . Au bout d'une lune , on
célébrait une commémoration et, dix lunes plus tard, un
anniversaire appelé maii. Celui-ci consistait en festins qui
duraient huit ou quinze jours, ou un mois, suivant la qualité
du mort et la richesse de ses parents. Quant à l'indigène de
la dernière classe du peuple, il était simplement mis en terre
et sa famille se dispensait de presque toutes ces cérémonies.
Dans les religions des divers archipels il y avait un culte
public. Les temples étaient en plein air et se nommaient
marae : ils se composaient d'un mur d'enceinte et d'un autel
sur lequel étaient placées des idoles grossièrement taillées
dans le bois ou le roc. Nul profane ne pouvait franchir le
seuil de ces marae car ils étaient taboues (je donnerai plus
loin l'explication de ce mot); ils étaient interdits également
aux femmes. On y faisait des offrandes ainsi que des sacri-
fices : hommes, femmes et enfants servaient parfois de vic-
times ; les captifs y étaient tués. Au temps de Cook, les sacri-
fices humains étaient devenus très rares et l'anthropophagie
avait complètement disparu à Tahiti; l'immolation des pri-
sonniers était au contraire une coutume toujours en vigueur
aux îles Marquises et donnait lieu à de sauvages cérémonies
qui se terminaient par des repas de cannibales. Chaque marae
était desservi par un grand prêtre assisté de simples prêtres.
A Tahiti, les Arioi formaient une association moitié reli-
gieuse moitié laïque, fondée par Oro : la prostitution des
deux sexes y était obligatoire et l'infanticide ordonné. Les
chefs ne prenaient pas part cependant à ces odieuses débau-
ches et parmi eux se trouvaient de véritables savants possé-
dant à fond l'histoire de leur race : comme ils ne connais-
saient pas l'écriture, ils apprenaient les légendes par cœur
et mot à mot. Les Arioi célébraient des mystères : seuls les
initiés y participaient, car les cérémonies étaient secrètes.
38 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
La cause de Fexistence des Arioi doit être probablement la
trop grande densité de population pour la superficie des îles :
il fallait absolument enrayer les naissances; de là le meurtre
forcé des enfants.
Il existait chez tous les Polynésiens une institution fameuse
nommée tabu (ou plutôt tapa d'après la prononciation indi-
gène). Le tabou était, en somme, la consécration d'un être
ou d'une chose : l'individu, l'animal ou l'objet revêtus de ce
caractère devenaient inviolables et personne ne pouvait plus
y toucher : ses effets étaient temporaires ou définitifs. Les
prêtres et les chefs en usaient largement : ils tabouaient
leurs propriétés afin de s'en assurer la tranquille possession.
Les sépultures étaient généralement tabouées. Le tabou avait
souvent une grande utilité en empêchant la population d'ac-
complir certains actes contraires à son intérêt : c'est ainsi, par
exemple, qu'on l'imposait sur les terres quelque temps avant
la récolte. Enfin (que l'on me passe ce détail), les femmes
étaient tabouées pendant leurs couches. La violation du tabou
entraînait ordinairement la peine de mort pour le coupable.
En réalité, les Polynésiens étaient plutôt superstitieux que
religieux, car une fois certaines pratiques accomplies, ils se
livraient sans frein à toutes leurs passions.
Pour ce qui concerne les arts et les monuments, les Poly-
nésiens en étaient à ce que l'on appelle l'âge de la pierre
polie. Néanmoins ils savaient détacher, tailler et joindre de
gros blocs de pierre. Cook nous parle du marae d'Oberea à
Tahiti, à l'intérieur duquel s'élevait une pyramide de onze
gradins superposés en retrait : la hauteur de cette dernière
était d'environ 13 mètres et sa base avait plus de 80 mètres
de long sur à peu près 28 mètres de large ^. D'après les des-
sins qui en ont été faits, elle ressemblait à celle de Sakkâra
en Egypte. Il est fâcheux pour la science qu'on l'ait détruite.
Dans l'île Raiatea, l'île sainte de l'archipel de la Société, il
1. Cook, premier voyage (1769).
LES ORIGINES 39
y avait à Opoa le célèbre marae d'Oro. Maintenant l'autel est
effondré en plusieurs endroits. Composé d'énormes blocs de
coraux entassés avec art, il avait environ 10 mètres de long,
li de large et 2 et demi de hauteur i. C'était le plus ancien
de tous les marae tahitiens. Venaient ensuite les marae de
Vaiotaa (Bora-Bora), de Matairea à Maeva (Huahine), de Ma-
nuunuu et de Tiva (Huahine), dont il ne subsiste plus que des
vestiges, seulement intéressants au point de vue historique.
Actuellement il ne reste dans les archipels soumis à la
domination française « qu'un seul marae assez bien con-
servé pour que l'on puisse juger ce qu'étaient l'architecture
et la sculpture chez les Polynésiens orientaux : c'est celui
que l'on trouve sur une hauteur à Puamau dans l'île Hiva-
Oa de l'archipel des Marquises. Là, sur une espèce d'autel
composé de gros galets posés à la façon cyclopéenne, sont
des Tiki (dieux) taillés dans la pierre ; en arrière de la droite
du monument et au-dessus de lui, se dresse l'arbre sacré ;
devant, s'étend une grande place : l'ensemble est imposant.
Les pierres de l'autel ingénieusement disposées révèlent
une certaine science de la construction. Les Tiki^ eux,
sont grossièrement taillés : les dieux ont les yeux grands
et ronds, le regard fixe, le nez gros, les joues pleines, la
bouche largement fendue et les bras collés au corps : l'as-
pect général est gauche, rude et heurté ; l'inexpérience des
ouvriers se montre flagrante; mais il faut se dire aussi que
pour exécuter ces travaux, les indigènes n'avaient à leur
disposition que des outils faits avec des os, des pierres et
1. A quelque distance d'Opoa se trouve une belle montagne dans laquelle
il y a un gouffre. On raconte que ce gouffre fut découvert par un ancien
roi de Raiatea, homme d'une rare cruauté. Celui-ci voulut l'explorer et se
lit descendre dedans; mais ses sujets lâchèrent les cordes pour se débar-
rasser de leur tyran. La légende ajoute qu'il vit encore dans ce trou caver-
neux et qu'il est toujours aussi méchant que par le passé. C'est également
dans ce lieu sombre et profond que la mythologie de l'archipel a placé le
séjour des âmes après la mort.
Les autres souverains de l'île Raiatea étaient enterrés dans une immense
vallée voisine. L'enterrement se faisait durant la nuit, et en secret, par le
grand prêtre et deux ou trois simples prêtres : le peuple ignorait ainsi l'en-
droit précis de la sépulture du monarque.
40 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
des coquilles : bref, on ne peut demander mieux à des bar-
bares. L'enceinte de ce marae formait autrefois un afFreux
repaire de cannibales; les prêtres et les chefs s'y rendaient
pour accomplir leurs atroces sacrifices : complètement aban-
donnée de nos jours, la luxuriante végétation des tropiques
commence à l'envahir. Au bas, dans la vallée, se pressait
naguère une population nombreuse : atteinte d'un mal mys-
térieux, la race se meurt et le sol se couvre de ruines ^ »
Des constructions très différentes, et probablement plus
anciennes, se trouvent aussi dans quelques autres îles. On
voit dans la vallée d'Hikohei, près de la plage, à Taiohae
(île Nuku-Hiva), un curieux groupe de quatre pierres, dont la
réunion ne peut être fortuite ni considérée comme l'œuvre
de la nature. La plus grande, en grès, de 2 m. 30 de hau-
teur n'est que dégrossie; les autres, en basalte, sont telle-
ment dégradées qu'il est impossible de savoir si elles ont été
travaillées. Les Européens appellent la première « Mar-
chand », du nom du fameux navigateur auquel ils l'attribuent;
mais c'est à tort, car celui-ci n'en dit absolument rien. Parmi
les kanaques, les uns racontent une légende d'après laquelle
cette pierre aurait été apportée en une nuit de l'île Uapu
(22 milles) par des fourmis rouges, les autres les croient
élevées par des fourmis noires ou par des mouches. En
somme, on ne sait pas qui a mis ces pierres en cet endroit,
et c'est en vain qu'on a cherché à deviner à quoi elles pou-
vaient bien servir.
Il existe encore dans l'île Mangareva (Gambier) des débris
d'antiques murailles ^ : les blocs ont été travaillés par les
1. A. C. Eugène Caillot, Les Polynésiens orientaux au contact de la civili-
sation, p. 98 et 99.
2. Dans sa Notice sur les îles Gambier, M. Caret, missionnaire apostolique,
s'exprtme en ces termes : « J'ai vu dans une vallée de Mangareva, la plus
grande des îles du Groupe Gambier, un monument qui me semble dater de
loin : c'est un mur longtemps enfoui dans la terre, et formé d'énormes pu-
ngas ou pierres tendres qui croissent {sic) sur le sable, au milieu des flots ;
il pouvait avoir six à, sept pieds de haut sur quinze à vingt de longueur. »
Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330 et 831.
LES ORIGINES 41
mains des hommes et les murs sont maçonnés à l'aide de mor-
tier ; or, les indigènes ignoraient l'usage de la chaux et du ci-
ment à l'arrivée des Européens. Les habitants de l'île déclarent
être étrangers à ces constructions et les disent élevées par
une race qui les a précédés sur les îles Mangareva, quoiqu'ils
y soient eux-mêmes établis depuis six à sept cents ans^
Quelques savants en ont conclu que cette race d'hommes
n'appartenait pas à la race polynésienne, parce que l'on ne
rencontrait pas d'autres constructions de ce genre dans les
îles qu'elle habitait. Mais c'est une grave erreur.
Dans l'île Rapa-iti il y a des constructions analogues, dont
quelques-unes avec du mortier, et les indigènes n'ont jamais
nié que leurs ancêtres en fussent les auteurs. Si les fortifica-
tions que l'on voit encore de nos jours sur les sommets des
pics les plus élevés de l'île Rapa-iti sont habituellement com-
posées de pierres sèches-, plusieurs d'entre elles sont parfois
faites aussi de pierres bien équarries et polies pesant jusqu'à
deux tonnes et réunies par un ciment très dur et très tenace 3.
Les plates-formes de l'île Rapa-nui ou île de Pâques sont
bâties avec d'énormes pierres brutes assemblées avec une
grande précision, et l'une de ces plates-formes, située à moitié
route entre Wimpoo et Utu-iti, a un mur extérieur large de
30 pieds et long de 100 pas ^. Les autels, sur lesquels sont pla-
cées des statues, sont formés de pierres taillées dont certaines,
parfaitement quadrangulaires, ont les arêtes droites et fines
avec des angles de 90 degrés. L'autel de Yinapu a des pierres
taillées de 2 m. 50 de long, sur 1 m. 80 de haut, placées les
unes sur les autres de manière à former un mur monumental^.
1. P. A. Lesson, Voyage aux lies Mangareva, p. 54, 110 et 111.
2. Jules Garnier, Notes géologiques sur l'Océanie, les iles Tahiti et Râpa.
Annales des Mines, 6" série, t. XVII, p. 434.
3. Observations du commodore R. A. Powell, commandant la Topaze en 1867.
Annales hydrographiques, t. XXXI, p. 402.
4. Rapport du commandant du navire la Topaze. L'ile de Pâques. Revue
maritime et coloniale, t. XXXV, p. 539 et 540.
5. Rapport de Don Ignacio L. Pana, capitaine de corvette sur le navire
de guerre chilien O'Higghins. L'île de Pâques. Revue maritime et coloniale,
t. XXXV, p. 120.
42 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Les 80 maisons de l'île de Pâques sont également en
pierres taillées, et si beaucoup de ces maisons ont deux ou
trois cents ans d'existence, peut-être plus, d'autres, au con-
traire, sont récentes puisque l'une d'elles, d'après ce que
raconte le Père Pioussel, a été élevée par un homme connu
de la génération actuelle ^. Ainsi donc des constructions de
même caractère existent dans différentes îles habitées par
des Polynésiens. Et il en est de même pour les monstrueuses
statues de l'île de Pâques. Celles-ci sont taillées dans la
pierre; elles ont la forme humaine, avec de grandes oreilles
et la tête ornée d'une espèce de couronne. Cependant bon
nombre de savants se refusent à croire qu'elles soient dues
à la race qui peuple de nos jours l'île de Pâques, parce que,
disent-ils, elle est polynésienne, et il n'y a pas de ces statues
dans les autres îles qu'elle occupe . Mais ce n'est pas exact
encore. On voitdes statues semblables, quoique moins grandes
et moins grosses, dans les petites îles qui s'étendent de l'ouest
à l'est dans l'Océan Pacifique oriental, aux îles Tubuai, Rai-
vavae et Pitcairn 2, et l'on sait maintenant qu'elles ont été
élevées par des Polynésiens. Une tradition de l'île Manga-
reva le déclare formellement pour l'île Pitcairn ; la voici :
La Mangarévienne Ina découvrit l'île Eiragi ou Eragi (Pit-
cairn). Une autre Mangarévienne, Toatutea, mariée à Tini-
raueriki, vint avec son époux la peupler. Ils eurent deux
enfants : Korotatia (garçon) et Vaipaoko (fille). Leurs descen-
dants ont élevé à Eiragi les statues et les marae que l'on y
voit encore ^.
En réalité, deux choses seulement n'ont été trouvées que
dans l'île de Pâques: les ko-haou-rongorongo, bois d'hibiscus
intelligents ou parlants (c'est le nom des tablettes), et les
1. Rapport du commandant du navire la Topaze et Note du contre-amiral
F. T. DE Lapelin. L'île de Pâques. Revue maritime et coloniale, t. XXXV,
p. 538.
2. MoERENHOUT, Voyoçcs aux îles du Grand Océan, t. I,p. 142, et t. II, p. 270.
3. Détail curieux : Toatutea avait été d'abord mariée à Tanekena, roi de
Tahiti, dont elle avait eu deux enfants, mais elle l'avait ensuite abandonné,
parce qu'il était trop vieux.
LES ORIGINES 43
poteries. Mais il n'est nullement prouvé que ces tablettes
contiennent une écriture hiéroglyphique et phonétique ; il
se peut très bien que ce ne soient que des bois mieux sculp-
tés que ceux des autres archipels, et alors les Polynésiens
en seraient aussi les créateurs ^ Quant aux poteries, comme
tous les Polynésiens, à l'exception de ceux de l'île de Pâques,
ignorent encore la manière de les fabriquer, il faut néces-
sairement admettre qu'elles ont été autrefois introduites
dans cette île par des gens d'une autre race qu'eux. Cette
race, quelle est-elle ? Sans doute une race noire. Presque
toutes les îles de la Polynésie étaient primitivement habitées
par la race mélanésienne.
1. C'est là l'opinion de la majorité du monde savant. A mon avis, il fau-
drait plutôt voir dans ces ko-haou-rongorongo un système d'écriture mnémo-
nique. Il consisterait en figures tracées sur les tablettes de bois dans le but
de rappeler le sujet, les principaux faits d'un récit à ceux qui le savent et à
les empêcher d'intervertir l'ordre de succession des idées ; il serait par suite
à peu près inintelligible, autrement que dans un sens vague, à ceux qui
ignorent le récit. C'est dans un système de ce genre (je ne dis pas identique)
qu'est reproduit le chant intitulé : Wolum-Olum, la Création, publié par E. G.
Squier, dans le Hisiorical and mythological traditions of the Algonquino, p. 6.
NOTE
SUR QUELQUES REMARQUES PHILOLOGIQUES RELATIVES
AUX ORIGINES DES POLYNÉSIENS
EXTRAITS 1
« Les Polynésiens s'intitulaient, et s'intitulent encore,
orgueilleusement les hommes, et le mot homme se dit, clans
leur langue, kanaka, takata, kaaka, kenana, enana^ enata,
taata, tagala ou iangata, suivant les divers dialectes. La
forme la plus ancienne de ce mot paraît être celle de ka-
naka, et c'est celle aussi qui est la plus répandue : on la
trouve employée aux îles Sandwich, et elle l'est parfois dans
les différents archipels de l'Océan Pacifique oriental conjoin-
tement avec les autres formes ; on en constate même la pré-
sence chez certaines tribus de quelques îles de la Mélanésie.
Or les aborigènes expulsés du Kenâ'an par les Sémites et
réfugiés dans les buissons et les cavernes de Seïr étaient
nommés pJ5?, anak^ mot kénânéen qui signifie un homme de
haute taille, un géant ou un homme fort, et de là un maître.
Aucun savant, je crois, ne consentira à voir entre les mots
kanaka et anak une simple similitude de syllabes, et, depuis
longtemps, l'importance ethnique du mot anak a été recon-
1. A. C. Eugène Caillot, Les Origines des Polynésiens.
46 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
nue par les véritables hébraïsants ^ Voilà qui est grave, très
grave, car cette double ressemblance ne saurait être simple-
ment l'effet du hasard : que deux peuples, très éloignés l'un
de l'autre, portent le même nom, le fait est assurément bien
étrange, il peut toutefois n'être qu'accidentel. Mais que ces
peuples aient à la fois le même nom et qu'ils l'interprètent
de la même façon, cela ne peut s'expliquer par une simple
coïncidence, et doit supposer, à mon avis, si ce n'est une ori-
gine commune quelconque, au moins quelques rapports loin-
tains entre eux. »
II
« Maohi, Maori, ou mieux Mauri, qui est la forme la plus
ancienne. — D'après Taylor, le mot Maori est l'équivalent
du mot maure ou nègre : la racine de ce mot est uri qui
veut dire noir : d'où maari, le cœur, le sang noir. Mais, à
mon avis, uri peut aussi bien venir de ur, mot akkadien qui
veut dire fondement. Suivant A. Lesson, Maori signifie « na-
turel, indigène du pays » ; c'est en effet le sens que lui don-
nent les indigènes actuels. Toutefois, à l'origine, en était-il
réellement ainsi ? J'en doute. 11 se peut que le mot Mauri
n'ait été qu'une simple transformation du mot Amâur, qui
était le nom d'un peuple des environs de Kadesh, dans la
vallée de l'Oronte, en Syrie, et se trouvait mentionné par
les anciens monuments égyptiens. Ce peuple à'Amâur paraît
avoir été de race kénânéenne et parent des Amôrîm de la
Palestine et par suite des Anak ou Anakim, dont J'ai déjà
parlé plus haut. Tous ces peuples habitaient la région que
la Bible appelait Haram et que nous désignons aujourd'hui
1. L'hébreu n'était primitivement que l'idiome des Chananéens. C'est après
avoir vécu plusieurs générations chez eux que la famille d'Abraham finit
par l'adopter ; avant elle parlait un langage vraisemblablement plus proche
de l'arabe.
LES ORIGINES 47
SOUS le nom de Syrie. Il est possible aussi que le mot Maori
ait été apporté par ceux que les traditions numides nom-
maient des Mèdes, Madai. Si l'on en croit Salluste, qui avait
puisé ses renseignements dans les livres du roi Hiempsal,
l'armée d'Hercule était composée d'hommes de races diverses,
et lorsque ce dernier fut mort en Espagne, son armée restée
sans chef, se partagea entre les compétiteurs, et, finalement
se dispersa. Les Mèdes, les Arméniens et les Perses passè-
rent en Afrique et conquirent les territoires proches de la
mer. Les Mèdes et les Arméniens s'allièrent alors aux Li-
byens qui étaient leurs voisins ; ils bâtirent des villes ; mais, à
la longue, leur nom se corrompit dans la bouche des Libyens
et ceux-ci les appelèrent Maures au lieu de Mèdes. Cette ex-
plication est admissible. Cependant celle de Vivien de Saint
Martin ne l'est pas moins. Ce savant prétend que le nom de
maiiri ou de maure provient du mot sémitique maghreb qui
veut dire le couchant, et il aurait été donné aux populations
de rOuest par les Berbères numides qui habitaient à l'Est. »
III
« Arii, Alii, Arîki, ou Hakaiki, suivant les divers dialectes,
signifie roi, dans presque toutes les îles de la Polynésie;
dans certaines îles, aux Tunga, par exemple, ce mot veut
dire simplement noble. Or Ayrians, Arians, ou Arii était le
nom que se donnaient et se donnent encore les Perses, comme
toutes les nations blanches à leurs débuts, et cette désigna-
tion signifiait 1' « homme honorable, digne de considération
et de respect; noble ». Dans l'antiquité, toutes les provinces
iraniennes de l'est portaient le nom d'« Ariana ». De plus, les
tribus pastorales scythes de la Médie avaient primitivement
porté le nom de Arians, Arii, et ce nom avait eu pour elles
le même sens que pour les peuplades iraniennes; elles ne
renoncèrent à le porter que lorsque Médée fut venue s'établir
48 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
chez elles (Hérodote, VII, 62). Je ne parle ici, bien entendu,
que des tribus pastorales, car le fond, les basses classes de
la Médie appartenait à des races mêlées. Celles-ci, avec les
autochtones noirs formaient les nuances chamites, sémites,
et chamo-sémites : telle était, en général, la population assy-
rienne. Le mot Arii semble d'ailleurs s'être répandu un peu
partout: d'après Tacite, il y avait des ylrn germaniques au
delà de la Vistule. Entre apv]; (chef) et Arii la similitude est
aussi frappante. »
PREMIERE PxVRTIE
L'ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ i (ILES TAHITI)
CHAPITRE PREMIER
TRADITIONS DES INDIGÈNES. — FONDATION DE LA DYNASTIE DES POMARE
Souvenirs altérés d'ancienne histoire. — Les luttes des deux maro. — Con-
quête des îles Sous-le-Vent par le roi Puni. — Arrivée des Européens ;
passage du navigateur anglais Wallis. — Passage du Français De Bou-
gainville. — Révolte de Tutaa et de Veiatua ; défaite d'Amo et déposition
de Temare ; changement de dynastie ; débuts de la famille Pomare. —
Premier passage de Cook aux îles du Vent et aux îles Sous-le-Vent. —
Premier voyage des Espagnols à Tahiti. — Guerre de Taiarapu et victoire
du grand-chef Veiatua. — Avènement de Pomare l". — Deuxième passage
de Cook. — Troubles dans le district d'Attahuru. — Second voyage des
Espagnols; prise de possession de Tahiti au nom du roi d'Espagne. —
Séjour des missionnaires catholiques espagnols; échec de leur évangéli-
sation. — Troisième passage de Cook et expédition d'Eimeo. — Guerres
et abaissement de Pomare P''. — Passage de Bligh. — Etablissement des
révoltés du Bounty. — Nouvelle expédition d'Eimeo. — Combat d'Attahuru
et victoire de Pomare I". — Pomare II reçoit l'investiture de son titre de
roi. — Première soumission de Taiarapu par Pomare I". — Passage de
Vancouver. — Echec de deux coalitions successives contre Pomare I";
mort d'Amo; consommation de la déchéance royale de Temare; deuxième
soumission de Taiarapu et chute de Veiatua V. — Soumission d'Eimeo. —
Adoption de Pomare 11 par Temare. — Puissance de la famille Pomare dans
les îles du Vent.
S'il faut en croire une tradition des indigènes, Raiatea
aurait été la première des îles de l'archipel de la Société
1. Tahiti et Eimeo (îles du Vent) ont été découvertes en 1767 par WaUis.
La Sagittaria de Queiros ne peut être la même île que Tahiti : la description
laissée par ce navigateur est celle d'une terre basse, certainement une île
des Paumotu; sur ce point presque tous les voyageurs sont d'accord aujour-
50 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
peuplée parles'émigrants d'Havaï * que conduisait un homme
nommé Uru (peut-être Oro). Néanmoins une autre tradition
des naturels déclare aussi qu'un esprit appelé Tii résidant à
Opoa, dans l'île Raiatea, peupla d'abord cette île, puis toutes
les îles de l'archipel de la Société. Enfin une dernière tradi-
tion des insulaires affirme que ce Tii n'était pas un esprit,
mais le premier homme créé par les dieux. Tii n'est sans
doute que Tiki, tant célébré aux îles du Vent et aux îles Sous-
le-Vent, mais surtout aux Marquises, et partout d'ailleurs en
Polynésie. Ces diverses traditions ont évidemment une ori-
gine commune et les contradictions qu'elles renferment
prouvent que les indigènes n'ont conservé qu'un vague sou-
d'hui, et je partage entièrement leur avis. C'est donc à Wallis que revient
l'honneur d'avoir découvert Tahiti. La découverte de Huahine, Raiatea-Tahaa
et Bora-Bora (îles Sous-le-Vent) est due à Cook en 1769.
Les principales sources de l'histoire de l'archipel de la Société sont les
correspondances et les écrits des missionnaires protestants et catholiques;
mais il faut se servir de ces documents avec beaucoup de prudence, presque
tous étant empreints de l'esprit de secte. Viennent ensuite les récits des
grands navigateurs, voyageurs, consuls, commerçants; les rapports et les
lettres des gouverneurs, administrateurs, officiers de marine, médecins co-
loniaux, employés du gouvernement, etc.; l'on peut généralement plus se
fier à eux pour ce qui regarde l'impartialité. Malheureusement les uns comme
les autres contiennent fort peu de renseignements sur les îles Sous-le-Vent,
et ceux qu'ils donnent sont souvent d'une obscurité ou d'une contradiction
désespérantes. La plupart de tous ces écrits ne concernent que les îles du
Vent, particulièrement Tahiti, parce qu'elle est la plus importante des îles
de l'archipel de la Société; encore ceux de la fin du dix-huitième siècle ne
sont-ils pas en assez grand nombre pour faire connaître complètement
l'histoire de ces îles. En revanche les documents abondent à partir du dix-
neuvième siècle jusqu'à l'année 1842. Ils deviennent même très nombreux
durant la période qui s'étend de l'année 1842 à l'année 1847. J'ai largement
profité de ces derniers. J'ai traité à fond l'insurrection des indigènes contre
les Français dite guerre de Tahiti. Le besoin s'en faisait sentir, car il n'exis-
tait jusqu'à présent sur elle que quelques petites brochures à la fois incom-
plètes et inexactes dans lesquelles on rencontre parfois des anachronismes
scandaleux. Pour écrire celte période si intéressante, j'ai laborieusement
amassé des documents qui pour la plupart sont inédits, et leur nombre est
si considérable que, réunis, ils formeraient un volume de la grosseur de
celui-ci. Pour ce qui concerne les époques contemporaine et actuelle, je me
suis servi de matériaux puisés, les uns, dans les archives du gouvei'nement,
les autres, auprès de personnes ayant joué ou jouant un rôle dans la colonie,
ou qui ont été témoins oculaires des événements politiques et religieux que
je narre ; et durant mon voyage dans les différentes îles des archipels du
sud-est de l'Océan Pacifique je n'ai cessé de contrôler même les autorités
que je consultais afin de pouvoir juger avec l'impartialité qu'exige l'histoire
les gens et les choses dont je parle dans ce livre.
1. Probablement Savaï (Samoa).
l'archipel de la société 51
venir d'un fait réel mais tellement éloigné qu'il doit remon-
ter probablement à une époque mythologique.
D'après les traditions des naturels, Raiatea aurait été aussi
la première des îles de l'archipel de la Société à posséder
une dynastie royale. Celle-ci débuta par le règne du demi-
dieu Hiro, fils de Haehi, pelit-fîls de Uruumatata, arrière-
petit-fils de Raa le dieu-soleil. Hiro fut le premier roi de l'île
Raiatea et il y fonda le célèbre marae d'Opoa qu'il consacra
au dieu Horo ou Oro, le souverain du monde, dont il était
aussi le descendant. Hiro fut après sa mort élevé au rang
des dieux ; on l'honora comme dieu des voleurs et ses suc-
cesseurs lui élevèrent un petit marae à côté de celui du dieu
Oro, son ancêtre. Le nouveau dieu fut surtout adoré dans
l'île Huahine-iti.
Hiro eut deux fils : Haneti et Ohatatama. Haneti succéda
à son père comme roi de Raiatea, celui-ci lui ayant légué le
signe de sa puissance, qui consistait en une ceinture rouge
(maroMra) tournée autour des reins. Ohatatama ne voulut pas
vivre sous la domination de son frère : il se retira dans l'île
Faaiiui*, s'en proclama roi, et ceignit une ceinture blanche
pour montrer qu'il était un monarque indépendant.
Durant les générations qui suivirent, la rivalité des par-
tisans de chacun de ces maro (ceintures) engendra de lon-
gues et terribles guerres. Souvent les défenseurs de la cein-
ture blanche furent victorieux, mais, à la fin, accablés par
des forces supérieures, ils succombèrent. Le roi à ceinture
blanche périt avec presque tous ses guerriers à proximité
des murs de son marae. Ce roi se nommait Terii Marotea
(roi à ceinture blanche). Il était le dernier de sa race ; il ne
laissait qu'une fille. Celle-ci s'appelait Tetuanui; elle épousa
l'un des vainqueurs, Mato, roi de Raiatea. Les deux royaumes
furent ainsi réunis en un seul. Alors il n'y eut plus qu'un
1. Ancien nom de l'île Bora-Bora ou mieux Pora-Pora. Les premiers habi-
tants de Faanui furent , dit-on, des malfaiteurs qui avaient été chassés des
autres îles.
5z HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
seul emblème du pouvoir royal : la ceinture rouge. Les rois
qui la portèrent, usant de leur droit de conquête, firent doré-
navant de la ceinture blanche le signe distinctif de la puis-
sance sacerdotale : ils la donnèrent aux grands prêtres de
leurs marae ^
A quelles époques se passèrent ces événements ? Voilà ce
qu'il est impossible de savoir, puisque la tradition reste
muette sur ce point. Elle se borne aussi à déclarer qii'un
homme nommé Ui, venu des îles Sous-le-Vent, prit posses-
sion de Tahiti 2, mais elle ne nous fait pas connaître si c'est
au début ou vers le milieu des luttes entre les deux maro
qu'il faut placer cette découverte ou cette conquête. 11 est
probable qu'au lieu de Ui, l'on doit entendre Maui, ce fameux
héros qui pécha les îles de la Société pendant qu'il traînait
une grande terre de l'Ouest à l'Est. 11 est vrai que l'exploit
de Maui est aussi attribué à Tiki. Quoi qu'il en soit, la décou-
verte ou la conquête de Tahiti peut être considérée comme
historique pour les motifs suivants. 11 existait encore dans
cette île, il y a de cela moins d'un siècle, une tribu redou-
table appelée Oropaa ou Oropoa, qui se prétendait plus noble
que les autres et descendante d'anciens émigrarits de l'île
Raiatea. Les gens d'Oropoa étaient de fanatiques adorateurs
du dieu Oro , et c'était dans leur district que se trouvait le
fameux marae neutre consacré à ce dieu; il occupait l'empla-
cement du temple élevé depuis par les missionnaires pro-
testants anglais. Or nous avons constaté plus haut qu'il y
avait précisément dans l'île Raiatea, à Opoa, un marae célèbre
dédié à Oro et que ce marae avait été le premier marae fondé
dans l'archipel. Entre les mots Oropoa et Opoa la ressem-
blance est frappante : elle est un témoignage en faveur de
1. De Bovis, Élal de la Société iahiiienne à V arrivée des Européens.
2. Suivant A. Lesson, Tahiti signifie « transplanter, ôter une chose de sa
place ». Or je remarque que Tithi est, en sanscrit, un nom d'Agnis, du
dieu du foj'er, et l'on dérive le nom de Tithi, comme celui d'Atithi (hôte), de
la racine al, qui a, toujours en sanscrit, le sens de voyager, de se transporter
d'un lieu à un autre. L'analogie est curieuse.
l'archipel de la société 53
la véracité des naturels, c'est-à-dire confirme la probabi-
lité de l'envahissement de Tahiti par des habitants de l'île
Raiatea, la plus importante des îles Sous-le-Vent, et celle
qui passe pour avoir été la première peuplée de toutes les
îles de l'archipel de la Société i.
Cette priorité de peuplement faisait que Raiatea jouissait
d'une considération que n'avaient pas les autres îles. Pour
tous les indigènes de l'archipel de la Société, Raiatea c'était
l'île sainte, parce que la race humaine y avait pris naissance
(du moins l'une de leurs légendes le disait), et que le plus
ancien des marae^ celui d'Opoa, y avait été fondé. Aussi les
chants sacrés des indigènes célébraient-ils continuellement
sa gloire, et jamais, en matière religieuse, sa suprématie
n'était-elle contestée. Les diverses peuplades regardaient le
roi de cette île comme le vrai descendant du demi-dieu qui
y avait établi le premier marae, et la famille royale de Raiatea,
comme la plus illustre de toutes les dynasties royales des
îles de l'archipel de la Société. Suivant les traditions des
indigènes, il s'était écoulé environ dix-huit générations de
rois entre la fondation de la monarchie de Raiatea et la
seconde moitié du dix-huitième siècle 2.
Vers 1760, il existait à l'île Bora-Bora deux chefs qui habi-
taient les deux côtés de la baie Fanui; le chef Puni ou Pune
fît cesser cette division politique et s'empara pour lui seul
de l'autorité^.
1. D'' A. Lesson, Les Polynésiens, t. II, p. 327 et 328. Ce savant donne à
cette tribu le nom d'Oropoa, mais on la désignait plutôt par celui d'Oropaa.
2. Dans ses Notices historiques sur la Société tahitienne à l'arrivée des
Européens, M. De Bovis s'exprime en ces termes : « Mes efforts n'ont jamais
pu faire remonter la mémoire des vieillards plus loin que vingt générations. »
(L'ouvrage de M. De Bovis a été publié dans la Revue coloniale en l'année
1855, mais il a été écrit plus de dix ans auparavant.) Plus loin, M. De Bovis
dit ceci : « ...il ne s'écoula que quatorze générations entre Hanêti et Fare-
rohi, arrière-grand-père de Tamatoa, roi de Raiatea, et père de Tamatoa.
Ce Tamatoa est oncle de la reine Pomare... etc. » A la fin de ses Notices,
M. De Bovis ajoute encore : « Tamatoa était son nom; vingt générations le
séparaient du fondateur de son empire... etc. »
3. DuMONT d'Urville, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 540.
54 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
Quelque temps après, les îles Raiatea et Huahine commi-
rent la faute de s'aliéner l'amitié de Tîle Tahaa avec laquelle
elles étaient jusque-là très unies ^. Aussitôt les indigènes de
cette île recherchèrent l'alliance de ceux de l'île Bora-Bora.
Puni s'empressa de l'accepter et la guerre fut déclarée aux
naturels de Raiatea et de Huahine. Une prophétesse encou-
rageait les habitants de Bora-Bora à cette guerre, et, pleins
d'ardeur, ils équipèrent leur flotte et partirent.
Ils rencontrèrent près de Raiatea la flotte de cette île et
celle de Huahine. Le combat fiit terrible et longtemps indécis.
Les guerriers de Bora-Bora avaient eu, dit-on, l'imprudence
de lier entre elles leurs pirogues au moyen de cordes, et
cela gênait leurs manœuvres. Il s'en fallut de peu qu'ils n'eus-
sent le dessous. Heureusement pour eux, la flotte de Tahaa
vint à leur secours. Après une lutte désespérée, la victoire
se décida enfin en leur faveur, et les guerriers de Raiatea et
de Huahine subirent des pertes énormes.
Le surlendemain, le roi Puni débarquait à Huahine. Pres-
que tous les guerriers de l'île étaient ailleurs. Ceux qui res-
taient furent bientôt vaincus et les envahisseurs occupè-
rent le territoire. Mais beaucoup d'habitants s'enfuirent sur
leurs pirogues jusqu'à Tahiti. Là résidaient plusieurs de
leurs compatriotes et des naturels de Raiatea qu'ils avertirent
de l'invasion de leurs îles. Ceux-ci résolurent d'en expulser
les étrangers. Ils équipèrent dix pirogues de guerre, se diri-
gèrent vers Huahine, et débarquèrent par une nuit très
noire. Les guerriers de Bora-Bora, ne s'attendant pas à une
attaque, ne se tenaient pas sur leurs gardes. Les émigrés de
Huahine et de Raiatea les surprirent complètement ; ils en
massacrèrent un grand nombre. Le roi Puni dut se rembar-
quer en toute hâte avec son armée. L'île de Huahine avait
recouvré son indépendance.
1. Surtout l'île Raiatea. Les habitants de Raiatea et de Tahaa nommaient-
et nomment encore ces deux îles les deux sœurs, parce qu'elles ne sont sépa-
rées l'une de l'autre que par un étroit canal maritime.
l'archipel de la société 55
L'île de Raiatea ne fut pas délivrée ; elle resta sous la domi-
nation étrangère et devint une possession de l'île Bora-Bora.
Celle-ci ne voulut pas la partager avec l'île Tahaa,son alliée.
Vainement les guerriers de cette île réclamèrent contre ce
procédé qui les dépouillait du fruit de la victoire navale qu'ils
avaient au moins contribué à gagner, le roi Puni refusa for-
mellement de partager la conquête qui avait été faite. Il ne
voyait plus en eux que les instruments de sa politique, des
hommes dont il s'était servi pour augmenter sa puissance et
agrandir ses États ; maintenant qu'une île avait été conquise,
il entendait la garder pour lui tout seul. Les habitants de
Tahaa comprirent alors, mais trop tard, qu'ils étaient joués;
leur colère éclata : ils déclarèrent la guerre à ceux de Bora-
Bora. Malheureusement le sort des armes leur fut contraire :
ils perdirent plusieurs combats, et, finalement, leur île passa
sous la domination du roi Puni qui l'annexa à ses Etats. Ce
monarque traita ses anciens alliés de la même façon que les
indigènes de Raiatea. Les habitants de ces deux îles furent,
en grande partie, expropriés de leurs terres au profit des
guerriers vainqueurs; de plus, ils reçurent des gouverneurs
choisis parmi des chefs de Bora-Bora. Ces diverses conquêtes
rendirent le nom de Puni célèbre et désormais ses guerriers
furent cités comme des modèles de bravoure et d'opiniâtreté.
Les Etats de ce roi comprenaient alors, outre l'île Bora-Bora
et ses dépendances, les îles Raiatea et Tahaa ainsi que leurs
annexes, c'est-à-dire presque toutes les îles Sous-le-Vent.
C'était, à cette époque, le royaume le plus grand qu'il y eût
dans l'archipel de la Société.
Dans les îlesdu Vent les États étaient bien moins étendus
et l'autorité beaucoup plus divisée. Chaque île formait un
royaume composé lui-même d'un certain nombre de chefFe-
ries et le pouvoir du monarque se trouvait souvent discuté
ou annulé par celui de ses grands vassaux. Il en était même
ainsi à Tahiti, pourtant la plus importante île du groupe, et
dont toutes les autres îles de l'archipel de la Société se re-
o6 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
connaissaient ordinairement dépendantes au point de vue
politique ^.
A Tahiti, les districts qui avaient acquis le plus de préémi-
nence étaient ceux de Papara, de Pare, et d'Attahuru. Ils
constituaient les Etats héréditaires des trois grands-chefs
Amo,Vairaatoa, etTutaa. Cependant Amo et Yairaatoa avaient
encore leurs pères: Tenae et Hapai; mais ces derniers avaient
dû, suivant l'usage polynésien, abdiquer presque tout leur
pouvoir en faveur de leurs fils. De ces trois grands-chefs, le
principal était Amo qui, en plus de son district de Papara,
jouissait de l'autorité royale 2.
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 509.
2. C'est ici le lieu de parler de la fameuse généalogie des rois de Raiatea,
ancêtres de la reine Pomare. Cette généalogie a été dressée dans les pre-
miers temps du Protectorat français par l'indigène Mare, dans le but d'éta-
blir, sur la demande du gouvernement de la Métropole, les droits que la
reine Pomare pouvait avoir à la possession d'une partie de l'archipel de la
Société. Ceux qui ont vécu parmi les Polynésiens, le D' A. Lesson entre
autres, sont loin d'avoir confiance en cette liste royale et ce dernier savant
ne se gène pas pour dire d'elle « qu'elle a été dressée de notre temps par l'in-
digène Mare, qui a cherché, par flatterie, à faire remonter la généalogie de
la famille Pomare aussi loin que possible ». (Les Polynésiens, t. II, p. 336).
Je partage entièrement l'avis du D' Lesson. Il est évident que cette flatterie
est notoire, puisque celte généalogie fait remonter la famille Pomare à
des ancêtres regardés dans les traditions indigènes comme étant des dieux.
Néanmoins cela ne suffu-ait pas à faire rejeter entièrement la liste royale de
Raiatea s'il n'y avait encore d'autres choses à lui reprocher. Elle est loin
d'être complète; il y manque beaucoup de noms rapportés par les traditions
des indigènes ; elle ne mentionne pas non plus divers princes que les grands
navigateurs de la fin du dix-huitième siècle ont personnellement connus. Je
sais bien que l'on peut m'objecter que ces princes ont pu changer de nom,
suivant une coutume établie dans ces îles : ce à quoi je réponds que cela
a pu être, et même que cela a été, comme nous le prouve par exemple ce
roi qui successivement s'appela Vairaatoa, Tinah et enfin Pomare I"; mais
alors, tout moyen de contrôle échappant au critique, il n'y a plus d'histoire
possible, celle-ci ne devant reposer que sur des faits précis. Ce n'est pas
tout. Ladite généalogie aboutit à démontrer que la famille Pomare se trouve
être la dynastie légitime des rois de Tahiti, alors que cela n'est pas. Un
officier de marine extrêmement érudit dans les études qui nous occupent,
le lieutenant de vaisseau De Bovis, s'est, dans ses remarquables « Notices
sur la Société tahitienne », exprimé en ces termes : « Plus tard, il y eut,
comme partout, des conquérants et des usurpateurs provenant de la race des
chefs secondaires, mais ils ne changèrent point l'emblème royal ; ils cher-
chèrent seulement à s'emparer de la ceinture rouge. C'est ainsi que procé-
dèrent Puni dans les îles Sous-le-Vent, les chefs de Tevahiitai et de Teva-
hiiuta à Tahiti, et, plus tard, le chef de la dynastie des Pomare, qui avait
tout aussi peu de droits. » Et M. De Bovis ajoute encore à la fin de ses
Notices : « Quant aux princes Teîuanul (Pomare), ils avaient, avec le Porionuu
l'archipel de la société 57
iVmo ^ avait épousé Berea'^, femme d'une grande beauté.
De leur mariage naquit un fils auquel ils donnèrent le nom
de Temare. Cet enfant devint souverain, d'après la loi poly-
nésienne dont j'ai déjà parlé, le jour même de sa naissance;
il reçut le titre d'o-tu ^, que portait l'héritier du trône, jusqu'à
ce qu'il eût l'âge d'être investi de celui d'arii-rahi (roi).
Amo et Berea pouvaient avoir une quarantaine d'années
lorsque le célèbre navigateur anglais Wallis arriva à Tahiti
le 19 juin 1767. Les indigènes l'ayant plusieurs fois attaqué
reçurent d'abord des coups de fusil, ensuite de la mitraille,
et durent battre en retraite. Amo et Berea se trouvaient à
Aaropa, près de Papara, quand ils apprirent l'apparition des
Européens. Immédiatement le roi et la reine, ou plutôt le
régent et la régente, puisque la naissance de leur fils Temare
les avait privés de la couronne au profit de leur enfant, se
rendirent à Matavai où ils entreprirent une violente attaque
contre les Anglais. Ceux-ci se servirent encore de leur artil-
lerie, et, cette fois, le combat fut si meurtrier pour les natu-
rels qu'ils s'enfuirent en toute hâte (23 juin 1767), et, peu de
temps après, implorèrent la paix. Celle-ci leur fut facilement
accordée, et un commerce régulier s'établit entre les Tahi-
tiens et les Anglais, ce qui permit à ces derniers de se pro-
curer des provisions fraîches en abondance. Le 11 juillet,
Wallis reçut à bord la visite d'une femme de haute taille,
d'une figure agréable et d'un maintien majestueux: c'était la
(district de Tahiti) une importance assez secondaire que leur réputation et
leurs qualités privées ne paraissent avoir eu aucune tendance à augmenter. »
En effet, j'ai moi-même constaté durant mon séjour dans l'archipel de la
Société, qu'il était de notoriété publique que les Pomare étaient une famille
d'usurpateurs dont le temps avait consacré la légitimité. La preuve en sera
d'ailleurs faite dans le cours de cette histoire.
1. Oammo, de Cook, Forster, etc.
2. Oberea, Oberoa, de Wallis.
3. La voyelle o est peut-être de trop, dans ce mot ; mais je me conforme à
l'usage qui est de dire o-tu. Tu était le nom de la branche des Pomare, comme
Tautu était celui de l'antique race des rois de Raiatea. Ces deux noms ve-
naient vraisemblablement de Tu, l'ancien nom du dieu de la guerre dans la
plupart des archipels de la Polynésie orientale. A Tahiti et à Mangareva,
Tu signifiait dieu, être, c'est, etc.
58 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
reine Berea. Celle-ci l'invita à descendre à terre et l'officier
anglais accepta., En effet, le 12, au matin, il alla voir la reine
et fut très bien reçu par elle. Je n'ai pas à raconter ici le
séjour de ce navigateur à Tahiti, cela fait partie de l'histoire
des voyages ^ Les relations entre Berea et Wallis prirent bien-
tôt un caractère tellement amical que dès lors tous les An-
glais furent largement fournis de provisions. Leur navire le
Dolphin leva l'ancre le 26 juillet 1767.
Le 2 avril 1768, au lever de l'aurore, des vaisseaux fran-
çais parurent devant Tahiti. Les journées des 3, 4 et 5 avril
se passèrent à louvoyer et à faire sonder pour trouver un
mouillage. L'officier qui commandait cette expédition était le
célèbre De Bougainville. Voici comment il s'exprime dans sa
poétique relation : « L'aspect de cette côte élevée en amphi-
théâtre nous ofi'rait le plus riant spectacle. Quoique les mon-
tagnes y soient d'une grande hauteur, le rocher n'y montre
nulle part son aride nudité : tout y est couvert de bois. A
peine en crûmes-nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes
un pic chargé d'arbres jusqu'à sa cime isolée qui s'élevait
au niveau des montagnes dans l'intérieur de la partie méri-
dionale de l'île... Les terreins moins élevés sont entrecou-
pés de prairies et de bosquets, et dans toute l'étendue de la
côte il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut,
une lisière de terre basse et unie, couverte de plantations...
« Comme nous prolongions la côte, nos yeux furent frappés
de la vue d'une belle cascade qui s'élançait du haut des mon-
tagnes et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un village
était bâti au pied 2... » Le fond de la mer était dangereux et
les navires durent revenir dans la baie qui avait été d'abord
1. Lire la relation de Samuel Wallis publiée dans le recueil de Hawkes-
worth. — Les relations des séjours et même du voyage de découverte des
différents explorateurs sortent du cadre de cet ouvrage et n'y trouveront place
que dans le cas où ils auraient une réelle importance au sujet de l'histoire
du pays ; pour ce qui a rapport à la découverte de chacune des îles des
divers archipels, je me bornerai ordinairement à ne mentionner que le nom
du navigateur et la date de l'événement.
2. De Bougainville, Voyage autour du monde, p. 187 et 188.
l'archipel de la société 59
aperçue. Une foule de pirogues se trouvaient près d'eux. Les
insulaires, parmi lesquels on remarquait quelques jolies
femmes, avaient apporté des vivres frais, des poules et des
pigeons. La nuit du 5 se passa encore à louvoyer et le 6, dans
la matinée, les vaisseaux français mouillèrent dans une rade.
« A mesure que nous avions approché la terre, dit Bou-
gainville, les insulaires avaient environné les navires. L'af-
fluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que
nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de
la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut
dire ami, et en nous donnant mille témoignages d'amitié ;
tous demandaient des clous et des pendans d'oreilles. Les
pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas
pour l'agrément de la figure au plus grand nombre des Euro-
péennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le dis-
puter à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes
étaient nues, car les hommes et les vieilles, qui les accom-
pagnaient, leur avaient ôté la pagne {sic) dont ordinairement
elles s'enveloppent. Elles nous firent d'abord, de leurs piro-
gues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrait
quelque embarras... Les hommes, plus simples ou plus
libres, s'énoncèrent bientôt clairement. Ils nous pressaient
de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes
non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire
connaissance avec elle. Je le demande; comment retenir au
travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français,
jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de
femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes
prendre, il entra à bord une jeune fille qui vint sur le gail-
lard d'arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-
dessus du cabestan ; cette écoutille était ouverte pour donner
de l'air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négli-
gemment une pagne qui la couvrait et parut aux yeux de
tous, telle que Vénus se fit voir au berger Phrygien. Elle en
avait la forme céleste. Matelots et soldats s'empressaient pour
60 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
parvenir à l'écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec
une pareille activité^. »
J'ai tenu à citer ces passages de la relation de Bougainville
parce qu'ils donnent en peu de lignes une idée de Tahiti et
des mœurs de ses habitants à cette époque. Le séjour des
Français n'ayant eu aucune influence sur la politique inté-
rieure du pays, je n'en parlerai pas. A part quelques vols
que commirent des naturels, et un meurtre dont se rendirent
coupables des soldats français, les relations furent généra-
lement bonnes ; en somme, les Français reçurent un accueil
très hospitalier. Le 15 avril 1768, à six heures du matin,
Bougainville partit de Tahiti.
Voyons maintenant quel était l'état politique de l'île. Vai-
raatoa et Hapai régnaient sur le nord et sur l'est, Tutaa, sur
l'ouest de la grande péninsule ; le sud était placé sous la
régence d'Amo pendant la minorité de son fils Temare ; quant
à la presqu'île de Taiarapu, elle appartenait entièrement au
grand-chef Veiatua, quoique celui-ci fut nominalement vassal
de l'arii-rahi (roi) -,
Mais la défaite que Wallis avait infligée à Amo avait eu
pour conséquence d'abaisser le pouvoir de celui-ci. Tutaa
et Veiatua résolurent de profiter de son affaiblissement, le
premier, poLir s'emparer de la régence, le second, pour se
rendre complètement indépendant. Ils conclurent une alliance
1. De Bougainville, Voyage autour du monde, p. 189 et 190.
2. En réalité le grand-chef de Taiarapu, de même que les autres grands-
chefs de districts, portait aussi le litre de roi (arii), et le souverain de Tahiti
n'était que le premier de ces rois; son titre d'arii-rahi équivalait à celui de
grand-roi ou roi des rois, sans en avoir la signification littérale. Le royaume
de Tahiti était, en diminutif, l'image de l'ancien empire des Perses où beau-
coup de satrapies avaient à leur tète un roi national dont le pouvoir était
héréditaire, mais qui n'en était pas moins subordonné à la haute suzeraineté
de l'autorité du grand-roi ou roi des rois. Il est impossible de donner au
grand-roi de Tahiti le titre de grand-chef, et celui de chef aux rois des divers
districts parce qu'il y avait encore au-dessous d'eux des chefs héréditaires,
plus ou moins indépendants dans leurs petits domaines; mais je qualifierai
de roi l'arii-rahi de Tahiti, de grands-chefs, les arii des districts principaux,
et de chefs, ceux des districts les moins importants : comme cela aucune
confusion ne sera possible, et je ne ferai d'ailleurs que me conformer à
l'usage qui a prévalu.
l'archipel de la société 61
et la révolte éclata. Attaqué par ces deux adversaires qui
disposaient de forces considérables, Amo ne put leur tenir
tête : son armée fut vaincue à la bataille de Papara (dé-
cembre 1768) et il fut obligé d'aller se cacher dans les mon-
tagnes. Veiatua fît construire à Taiarapu, avec les têtes des
vaincus, le marae de Tia-hupo •.
N'ayant plus de guerriers, Amo n'eut bientôt plus d'auto-
rité ; il dut se résigner à demander la paix. Celle-ci fut très
humiliante : il lui fallut se contenter du gouvernement de
Papara, reconnaître l'indépendance de Veiatua, céder la ré-
gence à Tutaa, et consentir à ce que Vairaatoa, le fils aîné
de Hapai, prit le titre d'o-tu au détriment de son propre fils
Temare, qui perdait ainsi la couronne "^. Celui-ci n'avait guère
que six ans et le nouvel o-tu, vingt-cinq. C'est ce Vairaatoa
qui changea plus tard son nom en celui de Tinah, puis de
Pomare, imitant en cela son père Hapai qui, dans la suite,
s'appela aussi Otey et Teu ^. Dès à présent, afin d'éviter
toute confusion, je désignerai Vairaatoa par le nom de Po-
mare, le seul sous lequel il est connu dans l'histoire. Les
différents chefs de Tahiti ne se doutaient pas qu'ils venaient
de se donner un maître et même de fonder une dynastie
royale.
Satisfait, Veiatua se retira dans sa presqu'île de Taiarapu.
Il n'en fut pas de même de Tutaa qui envahit le district de
Papara, enleva du marae les insignes du pouvoir et les trans-
porta au marae d'Attahuru. Il fixa sa résidence dans le dis-
trict de Pare, domaine héréditaire de l'o-tu Pomare P'". On
était alors en l'année 1769. Sur ce, Cook arriva à Tahiti, le
11 avril, au matin. Il y fut bien accueilli. Les Anglais reçu-
rent en présents de jeunes bananiers, des cochons et des
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 408.
2. G. FoRSTER, Voyage round Ihe World, ï. I, p. 93.
3. Les traditions des indigènes désignent toujours le père de Pomare I" par
le nom de Teu : il est donc probable que c'était son véritable nom. Quoi qu'il
en soit, je l'appellerai Hapai parce que c'est sous ce nom-là qu'il est men-
tionné dans les récits les plus célèbres : ceux de Cook, Forster, etc.
62 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
fruits du pays. Gook fît construire un fort. Durant les travaux
une espèce de marché se tint auprès du camp, et les Anglais
purent se procurer des produits de l'île. Les rapports des
Tahitiens avec les Anglais ne furent pas toujours sans
nuages : à plusieurs reprises des indigènes volèrent les
étrangers et ceux-ci châtièrent cruellement les malfaiteurs.
Cependant, à l'exception de ces larcins, les choses se passè-
rent bien et les Anglais n'eurent qu'à se louer delà conduite
des naturels à leur égard. L'astronome Charles Green put
tranquillement observer le passage de la planète Vénus sur
le disque du soleil, et le savant Joseph Banks ne fut pas
troublé dans ses recherches de naturaliste.
D'ailleurs l'île jouissait à ce moment-là d'une paix pro-
fonde Gook en profita pour visiter en pinasse avec Banks
la presqu'île orientale de Tahiti, appelée par les indigènes
Taiarapu. Parvenus à l'extrémité S.-E., ils virent dans une
case un spectacle qui les frappa d'horreur : quinze mâchoires
humaines encore fraîches et munies de toutes leurs dents
suspendues en demi-cercle autour de la case. Après avoir
fait le tour de Taiarapu, Gook et Banks vinrent mouiller près
du district de Papara qui appartenait à Berea. G'est dans
une excursion aux environs qu'ils remarquèrent un monu-
ment gigantesque, bâti en pierre et de formé pyramidale,
connu sous le nom de marae d'Oberea (Berea), dont j'ai
déjà parlé. Les environs de ce marae étaient jonchés d'os-
sements humains, provenant de la bataille gagnée par les
habitants de Taiarapu, et les Anglais apprirent alors que les
mâchoires humaines qu'ils avaient vues dans une case d'un
district de cette presqu'île avaient été recueillies après ce
grand carnage ^ Gook se rendit ensuite à Attahuru. Là, il eut
une nouvelle entrevue avec Tutaa qu'il avait déjà rencontré
à Pare. Le V juillet, il était de retour à Matavai. Il avait
ainsi fait le tour de l'île, ce qui lui permit plus tard d'en
1. Gook, Premier Voyage, t. II, p. 425.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 63
publier une carte exacte et détaillée. La première relâche de
l'illustre navigateur anglais à Tahiti fut donc extrêmement
féconde en résultats scientifiques.
Le 9 juillet, au moment où il se disposait à partir, deux
jeunes soldats de marine désertèrent à l'intérieur afin de
rester dans l'île. Cook n'hésita pas à s'emparer de Tutaa, de
Berea et de plusieurs autres chefs pour contraindre les na-
turels à lui ramener les déserteurs, ce qu'ils firent en effet.
Ces moyens extrêmes auraient peut-être bien pu avoir des
conséquences fâcheuses pour les Anglais; cependant il n'en
fut rien; ils se réconcilièrent avec les insulaires, et Tupaià,
grand prêtre de l'île et ancien conseiller de Berea, fut, sur
sa demande, autorisé à suivre les étrangers dans leur voyage
d'exploration. Le 13 juillet 1769, dès la pointe du jour, l'ancre
fut levée et le vaisseau partit de Tahiti.
Il vogua vers la petite île Tetua-Roa, terre basse et sans
habitants; elle n'était visitée seulement, au dire de Tupaia,
que par des pêcheurs tahitiens. h'Endeavour laissa au S.-O.
Tubuai-manu 1 et se dirigea sur Huahine. Le roi et la reine
de cette île vinrent à bord. Les objets européens les frappè-
rent d'étonnement. Le roi, qui s'appelait Ori, proposa à Cook
de changer de nom avec lui ; c'était, selon l'usage polyné-
sien, contracter des liens d'amitié. Le capitaine anglais ayant
consenti à cet échange, Ori s'appela ensuite Couki et parut
très satisfait. Ses sujets se montrèrent aussi voleurs que les
Tahitiens; en revanche, ils étaient plus hardis et moins cu-
rieux.
Puis Cook fit voile vers Raiatea^. Les indigènes abordèrent
V Endeavour sur deux pirogues. Chacune d'elles portait une
femme et un cochon, qui furent offerts ensemble aux An-
glais. Ceux-ci prirent les animaux et renvoyèrent les femmes
1. Le vrai nom de cette île est Tapuae-Manu, ou mieux encore Maiao-iti.
2. Il l'appelle Ulietea. Ce célèbre navigateur n'a jamais pu, comme beau-
■coup d'Anglais d'ailleurs, saisir convenablement la prononciation polyné-
sienne; presque tous les noms de cette langue sont estropiés par lui.
64 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
avec des clous et des petits objets européens. Ensuite le natu-
raliste Banks et son ami le docteur Solander, un savant sué-
dois, descendirent à terre et visitèrent un marae différant
comme construction de celui de Papara. Etant entrés dans
une case, ils remarquèrent un modèle de pirogue, auquel
des mâchoires d'hommes étaient suspendues ; Tupaia leur
expliqua que c'étaient des mâchoires de naturels de Raiatea
massacrés par ceux de Bora-Bora, conquérants de cette île.
Tupaia pouvait renseigner les Anglais puisqu'il y avait été
autrefois propriétaire et que c'était le roi Puni qui l'avait
dépouillé de ses terres. Presque tous les anciens chefs de
Raiatea et de Tahaa avaient été dépossédés lors de la conquête
et les indigènes qui n'avaient pas voulu se soumettre aux
vainqueurs s'étaient vus contraints de s'exiler à Huahine ou
à Tahiti; Tupaia se trouvait parmi ces derniers. Cependant
Ururu, l'ancien grand-chef de Raiatea, n'avait pas perdu son
titre et les privilèges religieux qui y étaient attachés; il gou-
vernait le district d'Opoa, mais seulement celui-ci ; son pou-
voir ne s'étendait plus sur toute l'île; des chefs de Bora-Bora
commandaient aux autres districts ^ Un légat du roi Puni
gouvernait l'île Tahaa dont les malheureux habitants étaient
tombés dans une véritable servitude.
Cook s'en alla, et, le 27 Juillet, il était en vue de Bora-
Bora, lorsqu'il fut repoussé par le vent sur la côte méridio-
nale de Raiatea. Banks et Solander descendirent encore à
terre et furent bien accueillis par les insulaires, qui leur
donnèrent des fêtes. Le roi Puni, de Bora-Bora, se trouvait
alors dans l'île. Il envoya aux Anglais des présents consis-
tant en cochons, volailles, fruits et pièces d'étoffes. En même
temps il leur faisait dire qu'il irait les visiter le jour sui-
vant. Mais il ne vint pas et se contenta d'envoyer trois belles
indigènes chercher les cadeaux des étrangers en échange
des siens. Cook se décida alors à se déranger, car il voulait
1. G. FoRSTER, A Voyage round Ihe World, t. I, p. 392 et 402.
l'archipel de la société 65
contempler les traits de ce conquérant célèbre. Il se ren-
dit auprès de lui ; mais il ne vit qu'un vieillard cassé, à demi
aveugle et stupide ; il fut très désillusionné. Le capitaine
anglais quitta l'île le 9 août et poursuivit son voyage autour du
monde.
L'archipel de la Société continua à rester calme pendant
encore plusieurs mois; puis une nouvelle guerre éclata dans
l'île de Tahiti. Elle fut causée par l'ambition de Tutaa qui
voulait étendre sa domination sur tous les districts de cette
île. 11 ne pouvait plus maintenant souffrir l'indépendance de
Veiatua , grand-chef de Taiarapu. L^n formidable combat
naval fut livré devant cette presqu'île^ mais il resta indécis
(1770)^. Cet échec refroidit l'ardeur de Tutaa et celui-ci remit
à plus tard une nouvelle entreprise.
Deux années s'écoulèrent. En 1772, les Tahitiens reçurent
la visite d'Européens appartenant à une nation qu'ils ne
connaissaient pas encore. Voici comment. Le gouverne-
ment espagnol avait résolu de fonder un établissement à
l'île de Pâques que certains de ses nationaux avaient visi-
tée au mois de novembre 1770. Pour mettre ce projet à exé-
cution, il avait fait armer la frégate de guerre Santa Maria
Magdalena, autrement dit la Aguila^ et en avait confié le
commandement au capitaine Don Domingo Bœnechea. Ce-
lui-ci allait partir, lorsque le vice-roi du Pérou, Don Manuel
de Amat, reçut du gouyernement espagnol une dépêche
qui l'informait de la découverte de Tahiti- par les /anglais
et lui ordonnait de faire explorer cette île. Le vice-roi tint
la nouvelle secrète et se contenta de remettre à Bœnechea
un pli cacheté qu'il ne devait ouvrir qu'en mer à une dis-
tance de dix lieues de la côte d'Amérique. Le 26 septem-
bre 1772, à deux heures du soir, la frégate sortit du Callao,
ayant à son bord deux religieux missionnaires, le Père Juan
Bonamo, Italien, et le Frère Joseph Amich, Catalan, qui
1. WiLSON, A niissionary voyage, etc. Preliminary discourse, p. 15.
2. Otaheti, il y a dans la relation du Frère Amich.
66 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
anciennement avait été pilote sur des navires du roi d'Es-
pagne.
Le pli cacheté renfermait l'ordre d'explorer Tahiti soit
avant, soit après le voyage à l'île de Pâques, comme Bœne-
chea le jugerait le plus convenable. Lorsque celui-ci connut
la seconde mission dont il était chargé, il décida d'aller
d'abord à Tahiti, et VAguila vogua dans cette direction. Les
6 et 7 novembre, elle relâcha à la petite île Meetia^, et le
8 novembre à 9 heures du matin, la frégate arriva en vue de
Tahiti. Jusqu'au 18 novembre, les Espagnols cherchèrent
un mouillage sûr. Dans un essai, ils faillirent perdre leur
frégate, qui, heureusement, s'en tira avec quelques avaries
peu graves. Enfin, le 19 novembre, à 11 heures du matin,
VAguila mouilla dans la partie de l'île nommée Taiarapu-.
Gomme le roi d'Espagne avait ordonné que l'on fît une des-
cription exacte de Tahiti, le commandant de la frégate décida
qu'une chaloupe en ferait le tour dans le but d'exécuter
l'ordre du roi. Le premier lieutenant, le Frère Amich, un
pilotin, un sergent, trois soldats et l'équipage complet de
cette chaloupe y prirent place et partirent. Ils mirent six
jours à accomplir ce voyage. Le Frère Amich en a laissé un
récit intéressant dans lequel se trouvent plusieurs rensei-
gnements utiles pour l'histoire de ce pays. Je vais donc les
donner.
« Les parages les plus peuplés sont les districts de Papala
(Papara), de Tallarabu (Taiarapu), et la côte ouest où réside
le roi Otu, Le nombre des habitants de cette île n'est pas
au-dessous de huit mille, de tout âge et sexe. H y a dix à
douze caciques -^ que l'on appelle eries (arii), et chacun gou-
verne les gens de sa portion; mais tous reconnaissent comme
1. Omaetu, dit la relation.
2. Tallarabu, d'après le Frère Amich.
3. Titre que portaient jadis certains princes américains; pendant plus de
cinquante ans beaucoup d'Européens ont désigné les Polynésiens par le nom
d'Indiens ; c'est à cause de cela que le Frère Amich donne aux chefs tahi-
tiens ce titre américain, qui est un mot caraïbe.
l'archipel de la société 67
supérieur et principal l'eri (arii) Otu, dont ils sont tous les
vassaux.
u ...Ils (les indigènes) sont ordinairement nus; mais ils
couvrent les parties naturelles au moyen d'une ceinture
d'écorce d'arbre dont ils font passer un tour entre les cuisses
et l'attachent de nouveau à la ceinture : de cette manière ils
sont décents, quoique sans habits. Les adultes ont les reins
et une portion des cuisses tatoués en noir, formant divers
dessins; les autres se tatouent les mains et les jambes avec
beaucoup de symétrie, surtout les femmes, qui, malgré
qu'elles soient constamment exposées au soleil, sont assez
blanches. Deux fois nous avons vu venir abord deux hommes
blancs, avec les cheveux, la barbe et les sourcils rouges et
les yeux bleus. Le cacique de Tallarabu (Taiarapu), où la
frégate était mouillée, était très blanc et rosé, bien que brûlé
du soleil. Les femmes n'ont pas aussi belle apparence que
les hommes ; mais comme eux, elles aiment à porter des
pendants d'oreilles, que tous ils ont percées, et lorsqu'ils
n'ont pas autre chose, ils y mettent une fleur ou un osselet
de poisson.
« Ces insulaires n'ont aucun penchant pour l'ivrognerie (!) :
leur vice dominant est le libertinage. Ils ne prennent qu'une
femme, mais ils n'en sont nullement jaloux, car ils l'offrent
volontiers aux étrangers... »
Les Espagnols donnèrent à Tahiti le nom d'île Amat en
l'honneur du vice-roi. Ils y restèrent pendant trente et un
jours et la quittèrent le 20 décembre d772, à 10 heures du
matin. Ils emmenèrent avec eux quatre indigènes, deux
d'âge mûr, ayant à peu près trente ans ; un jeune homme
de dix-huit ans, venu volontairement, et un garçon de treize
ans, embarqué avec l'assentiment de son père. Quand ils
purent s'exprimer en espagnol, ils donnèrent aux mission-
naires diverses informations dont ils se sont servis dans les
renseignements ci-dessus. La frégate aperçut la côte du Chili
68 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
le 21 février 1773, à midi, et elle mouilla à six heures dans
le port de Valparaiso. Les Espagnols y laissèrent à terre les
malades, dont deux moururent des fièvres malignes. Dans
ce port, un des Tahitiens décéda aussi d'une indigestion
compliquée d'une fièvre maligne ^.
Durant tout ce temps-là, aucune guerre n'avait éclaté à
Tahiti ; mais Tutaa, qui n'avait pas abandonné ses ambitieux
projets, avait fait de grands préparatifs militaires. Ceux-ci
terminés, il résolut de tenter une nouvelle entreprise. Néan-
moins il ne voulut plus renouveler les hostilités sur mer et
ce fut par la voie de terre qu'il dirigea son armée contre les
forces de Veiatua. La bataille eut lieu à Tirauu, près de
l'isthme, vers le mois de mars 1773. Après une lutte achar-
née, dit-on, Tutaa fut tué, ainsi que beaucoup d'autres chefs,
et son armée subit une défaite complète ~. L'o-tu Pomare I",
son père Hapai et sa famille se trouvaient à l'armée. Mis
en déroute, ils gagnèrent les montagnes où ils se réfu-
gièrent.
Veiatua ravagea toute la côte occidentale de l'île. 11 était
sur le point de la soumettre entièrement et d'établir ainsi
l'unité de gouvernement à Tahiti, quand tout à coup il s'ar-
rêta au milieu de ses conquêtes, et, renonçant à les pour-
suivre, offrit la paix à Hapai et à son fils Pomare I". Veiatua
n'était pas un ambitieux, il lui suffisait d'avoir assuré son
indépendance ; de plus, c'était un homme âgé qui ne désirait
qu'une chose : terminer tranquillement sa vie. Hapai et
Pomare P"" se hâtèrent d'accepter cette paix à laquelle ils ne
s'attendaient guère, tout en la souhaitant ardemment, et qui
les sauvait d'une ruine inévitable.
Veiatua mourut peu de mois après, laissant le gouverne-
ment de Taiarapu à son jeune fils, qui s'appelait comme lui
1. Voyages des Espagnols à Tahiti, en 1772 et 1774 {El Viagero univer^l).
Voir aussi la relation de ces deux voyages dans les Archives de la marine
espagnole.
2. CooK, Deuxième Voyage, t. I, p. 318.
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 69
Yeiatua. Cette année-là, Pomare P"" commença à régner par
lui-même ^
Au moment de l'avènement de Pomare P"^, Tahiti était
encore divisée en neuf Etats, sur lesquels régnaient autant
de grands-chefs, dont la noblesse ne le cédait en rien à celle
de ce monarque ; le plus important de ces grands-chefs
était, sans contredit, celui de Taiarapu, devenu complète-
ment indépendant de fait par les victoires de son père. Mais
Pomare P' était intelligent et ambitieux, il rêvait d'imposer
sa domination aux autres chefs et de réunir ainsi sous son
autorité tous les districts de l'ile Tahiti ; grâce à un concours
de circonstances imprévues il y parvint complètement.
Cette même année (1773), Cook visita pour la seconde
fois Tahiti. Le 16 août, dans la matinée, il se trouvait en vue
de la presqu'île de Taiarapu vers laquelle il se dirigea aus-
sitôt. 11 y recueillit des provisions. Avant qu'il la quittât, le
souverain de cette péninsule vint le voir : « Wahi-Adoua
(Veiatua II) était alors un jeune homme de dix-sept à dix-
huit ans, bien fait, d'une physionomie douce, mais sans ex-
pression, annonçant la crainte et la défiance. Son teint était
assez blanc, ses cheveux très lisses, d'un brun léger et rou-
geâtres vers l'extrémité ~. » Après une relâche sur la côte où
l'on vit Ereti, chef de Hidia, les vaisseaux anglais vinrent
mouiller à Matavai. Le lendemain, Cook eut une entrevue avec
Pomare P', qu'il appelle Otou dans la relation de son voyage.
C'était, paraît-il, un homme âgé d'une trentaine d'années'^.
1. Pomare I" était déjà en âge de gouverner par lui-même depuis plusieurs
années, mais jusqu'en 1773, il parait avoir laissé à son père Hapai la direc-
tion des affaires politiques. Pomare I" resta o-tu jusqu'à la naissance de
son fils Pomare II; il ne prit jamais le titre de arii-rahi (roi), mais nous
verrons qu'il fit plus tard reconnaître comme tel son fils aine Pomare II.
Pour porter le titre de arii-rahi (roi), il fallait en avoir reçu publiquement
l'investiture, et probablement Pomare 1" n'osa jamais se la faire donner à
cause de sa trop récente usurpation.
2. G. FoRSTER, A Voyage round the World, t. I, p. 305.
3. Suivant Cook ; mais Forster ne lui donne que vingt-cinq ans environ.
70 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
grand ^, beau, bien fait et de bonne mine. Il avait des mous-
taches et portait de la barbe sous le menton ; ses cheveux
étaient noirs, bouclés et très touffus. Personne, pas même
son père, n'avait le droit de se couvrir la tête en sa présence,
et, de plus, on devait se découvrir le haut du corps jusqu'à
la ceinture. Auprès de Pomare P'", se tenaient ses frères, ses
sœurs et son père Hapai, homme maigre et de haute taille,
presque vieux quoique encore robuste, ayant la barbe et les
cheveux gris. Amo et Berea se trouvaient entièrement effa-
cés. A la fin de septembre, Cook partit de Tahiti et vogua
vers Huahine.
11 y fut bien reçu par son ami le roi Ori. Un incident
pénible marqua cette relâche . Le naturaliste Sparmann ,
ayant eu l'imprudence d'entreprendre seul une excursion,
fut dépouillé et violemment maltraité par deux indigènes.
Ori s'en montra consterné, harangua son peuple et lui re-
procha sa honteuse conduite. 11 monta dans le bateau de Cook
et l'on se mit à la recherche des voleurs. Malheureusement
ceux-ci ne purent être retrouvés tout de suite. Le lende-
main, au moment de quitter l'île, les objets volés furent rap-
portés aux Anglais et il ne tint qu'à eux d'assister au châti-
ment des coupables.
Les vaisseaux touchèrent ensuite à Pvaiatea. Le chef de
l'endroit, un nommé Oreo, accueillit cordialement le navi-
gateur anglais et lui donna plusieurs fêtes intéressantes.
Tahaa, l'île sœur, se trouvait toujours en servitude. Le roi
Puni la faisait gouverner par un légat, un de ses proches
parents qui s'appelait Boba, comme lui natif de Bora-Bora.
Ce dernier vint voir Cook au mouillage. Au physique, c'était,
paraît-il, un bel homme de haute stature. Il devait épouser
la fille unique de Puni, Mai Wherua, jeune fille d'une rare
beauté, qui pouvait avoir alors douze ans. Cela n'empêchait
pas Boba d'être membre de la société des Arioi et d'être
1. Il avait un mètre quatre-vingt-treize centimètres de hauteur.
l'archipel de la société xZl
l'amant d'une autre jeune fille non moins belle, du nom de
Teina^. Les navires anglais prirent le large, passèrent devant
Bora-Bora, et laissèrent derrière eux l'archipel de la Société.
La situation politique continuait d'y être inquiétante, car
bon nombre de peuplades se haïssaient et quelques chefs se
jalousaient. Toutes les îles conquises par le roi Puni n'aspi-
raient qu'à recouvrer leur liberté. Ce grand royaume, créé par
la force, n'était qu'éphémère: il devait s'écroulera la mort
de son fondateur qui, pour le moment, ne le conservait qu'au
moyen d'une occupation armée. Dans les îles du Vent, un
jeune roi cherchait à jouer le même rôle que le vieux roi de
Bora-Bora, et s'il n'avait pas son génie, il n'avait pas plus de
scrupules que lui : pour arriver à ses fins tous les moyens
lui étaient bons. Avec de tels éléments de discordes, il était
visible que la paix ne pouvait pas durer longtemps, et c'est
ce qui arriva.
Toutefois, fait curieux, les premières hostilités qui éclatè-
rent dans l'île de Tahiti ne furent pas causées par l'ambition
de Pomare P*". La mort de Tutaa n'avait pas empêché les
Oropaa, habitants du district d'Attahuru, de conserver dans
leur marae les insignes du pouvoir que ce grand-chef y avait
déposées. Ce marae était ainsi devenu le principal temple de
Tahiti. Tous les chefs se trouvaient obligés de s'y rendre dans
les grandes cérémonies publiques. Or les Oropaa ressentaient
de cet état de choses un orgueil démesuré. Audacieux et
courageux, ils étaient devenus la terreur des autres naturels
de l'île. Ils poussaient parfois l'impudence jusqu'à insulter
et dépouiller des chefs qui venaient accomplir leurs devoirs
dans ce lieu vénéré. En avril 177Zi, leurs affronts devinrent
si nombreux et si intolérables que Pomare P"" s'allia, dit-on,
avecTemare, pour venger ces offenses. Ils envahirent le dis-
trict d'Attahuru, châtièrent les coupables, et la sécurité repa-
rut en ce lieu.
1. CooK, Deuxième Voyage, t. II, p. 408. Édit. de 1778. Paris.
72 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Ce mois-là, Pomare P'' prépara une expédition contre l'île
Eimeo^, où Mahine s'était emparé du pouvoir au détriment
de son neveu Motuaro. Celui-ci, réfugié à Pare, réclamait
l'assistance de l'o-tu, dont il était l'allié. Pomare I" réunit
une flotte de pirogues. Cook, qui venait de revenir à Tahiti
le 23 avril, après avoir visité les îles Tonga, la Nouvelle-
Zélande, les latitudes australes, l'île de Pâques et plusieurs
îles de l'archipel des Marquises, eut l'occasion de voir en mai
une partie de cette flotte à Matavai. Suivant ce navigateur,
elle se composait de 210 pirogues de guerre, sans compter
les petites pirogues destinées à servir de transports, et
toutes portaient 9.000 guerriers environ. De ce qu'il voyait,
Cook se dit que si l'île avait 43 districts, comme il le croyait,
et si chaque district armait en moyenne kO pirogues à
40 hommes par pirogue, l'île entière devait pouvoir équiper
1.720 pirogues et 68.000 guerriers. Et comme ceux-ci ne re-
présentaient certainement pas plus du tiers des habitants
de Tahiti, Cook évalua la population totale de cette île à
240.000 âmes. Ce fut la dernière relâche de ce navigateur à
Tahiti durant son deuxième voyage autour du monde. Il
quitta cette île, et, le 16 mai, la Résolution mouilla devant
Huahine. Ori le reçut très bien et le fît assister à un spec-
tacle dramatique. Le 23 mai, Cook prit congé du chef et se
rendit à Raiatea où il alla visiter son ami Oreo. Il y avait à ce
moment dans l'île une réunion nombreuse de la société des
Arioi. Le navigateur anglais put observera loisir cette étrange
réunion d'hommes vivant dans la débauche et la volupté, et
parcourant les diverses îles de l'archipel dans ce seul but.
Il y eut encore des représentations dramatiques et les Anglais
virent jouer une pièce intitulée V Enfant vient. Au dénoue-
ment, on voyait courir sur la scène un nouveau-né de six pieds
de haut, poursuivi par des danseuses, tandis que l'assistance
manifestait son contentement par de bruyants éclats de rire.
1. Ancien nom de l'ile Moorea.
l'archipel de la société 73
Après être resté six semaines dans cette île, Cook fit lever
l'ancre, et la Résolution partit de l'archipel de la Société.
On ne sait pas avec certitude quelle fut l'issue de l'expédi-
tion préparée par Pomare P*", aux mois d'avril et mai, contre
l'île d'Eimeo. La version la plus accréditée est que les gens
de cette île se défendirent si bien que l'entreprise fut aban-
donnée et que la flotte revint à Tahiti.
11 est vraisemblable qu'à cette époque Pomare P' se trou-
vait déjà marié, peut-être même depuis plusieurs années ;
comme il se peut aussi (car on ne sait au juste), qu'il ne se soit
marié qu'une ou deux années après. Pomare P' épousa Hidia,
sœur de Motuaro, et celle-ci lui donna un enfant qui fut immé-
diatement étouffé, ainsi que l'exigeait la loi de la société des
Arioi dont Pomare P'" était membre. Cet infanticide prolon-
geait d'ailleurs le règne du monarque, qui eût été obligé
d'abdiquer en faveur de l'enfant s'il lui avait laissé la vie.
A la fin de Tannée, les Tahitiens reçurent, pour la seconde
fois, la visite des Espagnols. La frégate Aguila, commandée
par Don Domingo Bœnechea, et le paquebot Jupiter, partis du
Callao le 20 septembre 177Zi, mouillèrent définitivement dans
le port de Tautira ^ (presqu'île de Taiarapu) le 27 novembre,
à deux heures du soir. Plus de cent pirogues se rassemblè-
rent autour de la frégate, et, dans peu de temps, il y eut une
quantité énorme de gens. Immédiatement après le mouillage
arrivèrent à bord l'arii de cette péninsule, Veiatua II et To-tu
de Tahiti. Le commandant les fit entrer dans sa cabine, ainsi
que les principaux habitants de leur suite. Alors il leur dit,
avec le concours de l'interprète, le but de son arrivée, qui
était de construire une maison dans leur île pour la faire
occuper par deux missionnaires, religieux de l'ordre de Saint-
François, les Pères F. Geromino Clota et Narciso Gonzales,
accompagnés du soldat interprète, lesquels allaient s'établir
là pour les instruire de la vraie religion. On leur demanda
1. Ce nom est écrit Ojatutira, dans la relation des Espagnols.
74 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
s'il leur convenait de laisser bâtir la case, s'ils donneraient
le terrain nécessaire pour sa construction et s'ils promet-
taient de bien traiter les deux religieux et l'interprète.
Veiatua II et Pomare P'" répondirent oui avec une joie inex-
primable, promettant de donner les hommes et toutes les
choses nécessaires pour construire la case et préparer le
terrain qu'on trouverait le plus convenable.
En effet, le lendemain, un terrain fut cédé par Opo, femme
du chef Titorea et mère du grand-chef Veiatua 11. Ce terrain
était situé sur la plage, à peu de distance du port, placé à
l'ouest, et près d'une rivière qui sortait d'une vallée que l'on
voyait en face. A côté de ce terrain, se trouvait la case du
grand-chef Veiatua, car celui-ci résidait en cet endroit. Les
Espagnols coupèrent des arbres, après lui en avoir demandé
la permission, et commencèrent la construction de la mai-
son.
Pendant l'accomplissement de ce travail, les missionnaires
allèrent voir le marae de Veiatua, qu'ils nomment imaray
dans leur récit. D'après eux, c'était le lieu où se trouvaient
enterrés les membres de la famille de ce chef. Près de
Vimaray était la case d'un indigène qu'on appelait épure.
« L'espace entre cette case et Vimaray, disent les Pères, est
recouvert d'un dallage, au milieu duquel est fixé un poteau
surmonté d'une table rectangulaire, où l'épure dépose des ba-
nanes, des vivres, des branches d'arbres et diverses plantes,
et adresse on ne sait quelles prières à Teatua, leur dieu^,
pour l'apaiser. Nous vîmes aussi de l'autre côté de Yima-
Tay trois poteaux assez hauts et bien travaillés. Sur le plus
grand des trois étaient cinq femmes nues grossièrement
sculptées; sur les autres se trouvaient des têtes et des por-
tions de corps paraissant représenter des hommes. A côté
de notre case, vers le nord, s'élevait un autre imaray, et au
sud, à la distance d'un quadra., un autre encore. Dans les
1. Atua veut dire simplement dieu ; ce n'est pas un nom propre.
l'archipel de la société 75
deux il y avait une case d'epwre; on y voyait aussi des estrades
pour recevoir des régimes de bananes.
« Le même jour, l'eri (arii) d'un district vint se plaindre à
bord de ce que les marins chargés de faire de l'herbe pour
le bétail, la coupaient tout contre un itnaray^ et mangeaient
les fruits consacrés à Teatua (dieu), ce qui avait attiré la colère
de cette divinité sur les habitants du district et fait naître
une quantité de maladies dans le pays, causant la mort de
trois ou quatre notables, et, entre autres, de l'eri Pajairiro
(Pahiiriro titre des rois de Pueu). Telle est l'origine de la
superstition chez les barbares : un événement très naturel est
attribué à des causes surnaturelles. Les imposteurs s'empa-
rent de ce penchant, et leur inculquent l'idolâtrie et les idées
les plus absurdes. 11 régnait, en effet, une épidémie de fièvre
catarrhale dans ce district, dont beaucoup de personnes mou-
rurent ; mais elle avait sa source dans l'imprudence de ces
indigènes, qui venaient à bord de la frégate à toute heure du
jour, ne tenant compte ni du soleil ni de la pluie, contrai-
rement à leurs habitudes ; car d'ordinaire ils ne sortaient
jamais de leurs cases un jour de pluie ou de bruine, pas
même pour se procurer des vivres. En outre, ils ont la cou-
tume de se baigner régulièrement au coucher du soleil, alors
même qu'ils sont gravement malades, ce qui cause la mort
de beaucoup. Bien que cette épidémie fût très explicable,
nous n'avons pu les persuader, qu'elle provenait de leurs
désordres et non de la colère de Teatua (dieu), comme ils le
croyaient. Le commandant, pour les tranquilliser, défendit
de couper de l'herbe dans le voisinage d'un imaray, et de
manger les fruits qui s'y trouvaient déposés. »
Certes, ce n'était pas parce que les Espagnols avaient
coupé de l'herbe auprès d'un marae et y avaient pris des
fruits que les indigènes avaient été frappés d'une épidémie;
néanmoins ceux-ci n'avaient probablement pas tort d'attri-
buer cette épidémie aux étrangers. Depuis que les Européens
étaient apparus dans ces îles, les Polynésiens avaient été
76 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
atteints de maladies qu'ils ne connaissaient pas auparavant.
C'était toujours après le départ des Européens que ces
maladies éclataient et faisaient des ravages parmi la popu-
lation. Il est à présumer qu'à cette époque de longues tra-
versées, les équipages, soumis à de dures fatigues, étaient
peu souvent en bon état de santé et qu'ils portaient en eux
des germes morbides qu'ils transmettaient aux insulaires
pendant leurs relâches. Cette fois-ci une épidémie éclatait
durant le séjour même des Espagnols : il est donc vraisem-
blable que ces derniers en devaient être la cause, La longue
agonie delà race polynésienne était déjà commencée.
Cependant les charpentiers espagnols continuaient le mon-
tage de la maison. Le 31 décembre 177/i, on y déposa des
vivres et les deux missionnaires y passèrent la journée pour
les garder. Ils y restèrent aussi la nuit. Le travail avançait
rapidement. On avait d'abord essayé de bâtir les piliers en
tapias (murs en glaise), mais ils se fendaient, et il avait fallu
adopter le genre de construction des insulaires.
Le premier jour de l'an 1775, les Espagnols plantèrent
une croix en terre, hissèrent le pavillon de leur nation et
proclamèrent trois fois le roi d'Espagne Charles 111.
Le 5 janvier, des insulaires, en grand nombre, visitèrent
la maison des Pères.
«. A h heures du soir, le même jour, dit la narration espa-
gnole, tous les officiers et les missionnaires réunis dans
la maison sur la convocation du commandant, invitèrent les
principaux eries et les Indiens notables à venir pour procéder
à l'installation de l'établissement. On leur demanda s'il leur
était agréable que les missionnaires et l'interprète restassent
dans l'île ; ils répondirent unanimement par l'affirmative, les
deux principaux caciques Otu et Vegiatua promettant spon-
tanément de les protéger et de les défendre contre toute
insulte de la part des habitants de l'île, de contribuer à leur
subsistance, et, dans le cas de manque de vivres, de leur
fournir tous les comestibles nécessaires... On leur fit expli-
l'archipel de la société 77
quer par l'intermédiaire d'un interprète la grandeur de notre
souverain, son dessein de les favoriser et de les instruire pour
qu'ils deviennent supérieurs à tous les autres insulaires de
ces mers; on leur offrit, en son nom royal, comme on y était
autorisé par les instructions^, de leur fournir du fer, de les
défendre contre leurs ennemis ; et on les assura que des
navires de SaMajestéles visiteraient fréquemment, s'ils rem-
plissaient avec fidélité les engagements qu'ils prenaient. Ils
furent unanimes dans leur consentement, et déclarèrent à
haute voix qu'ils reconnaissaient Sa Majesté pour roi d'Ota-
heti et de toutes leurs terres, chacune des clauses de cette
convention leur plaisant extrêmement. Tout ce qui se passa
dans cette séance a été constaté dans un procès-verbal formel,
légalisé par le commissaire (contador) de la frégate. Don
Pedro Freyre y Andrade. »
Cette scène, telle que nous la raconte un des mission-
naires, est bien singulière et peut paraître, à bon droit, sus-
pecte. Les chefs polynésiens ont toujours été très jaloux de
leur pouvoir, et, sujets, comme maîtres, tiennent à leurs
terres. 11 est donc inadmissible qu'ils y aient ainsi renoncé
spontanément, sans y être contraints par une circonstance,
et celle-ci n'ayant pas existé, il reste évident que les indi-
gènes ne comprirent pas du tout ce qu'on leur demandait,
ou s'ils y comprirent quelque chose, y répondirent avec leur
légèreté habituelle, dont le résultat est qu'ils ne tiennent
jamais aucun de leurs engagements. Quoi qu'il en soit,
il résulte de ce dernier extrait, que les Espagnols pre-
naient possession de Tahiti et qu'ils comptaient en assi-
miler les habitants au moyen du Christianisme prêché par
deux missionnaires catholiques. Nous allons voir quel fut
le résultat de cette tentative de colonisation et de conver-
sion.
Les missionnaires commencèrent à subir mille tracasse-
ries, et chose plus grave, Thomas, le Tahitien chrétien,
apostasia et les quitta. Leur douleur fut grande en voyant
78 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
cette âme perdue pour le Christ et sa religion, car cet indi-
gène leur aurait été d'un grand secours pour les aider à la
propager. De plus, il devint leur ennemi. Les déboires des
Pères continuèrent. Les sauvages faisaient tant de bruit au-
tour de leur demeure qu'ils ne pouvaient plus rien entendre.
Puis on les vola. La première fois, on leur restitua une par-
tie des objets qu'on leur avait pris; mais il n'en fut pas de
même dans la suite. Les vols recommencèrent, et les chefs
et les chefFesses s'en rendirent complices. Les Pères se
trouvaient dans une situation très pénible au milieu de cette
multitude de sauvages qui ne cessaient d'assiéger leur case
durant la majeure partie du jour. Une grande foule com-
posée de personnes de tout âge et de tout sexe venait les
provoquer. La relation du missionnaire donne une triste
idée de ces scènes. « Du dehors de la clôture, les uns nous
appelaient ^«ar/ro, ce qui veut dire voleurs [ladrones] ; neneva,
ce qui veut dire fous, imbéciles ; porejo, ce qui signifie une
coquille, mais entre eux, se prend pour les parties sexuelles;
ces injures étaient accompagnées des gestes les plus obs-
cènes, D'autres nous appelaient jar/w/r/, ce qui veut dire
vieux {viej'o) . Ce sont les termes que nous pouvions com-
prendre. Ils en proféraient d'autres aussi obscènes et aussi
insultants sans doute, mais nous en ignorions la signifi-
cation. Les femmes riaient aux éclats ; les enfants les imi-
taient. Bien entendu, nous ne leur répondions pas. Cela dura
plus d'une demi-heure ; après quoi ils rentrèrent dans leurs
cases. »
Quelque temps après, Don Domingo Bœnechea, comman-
dant de la frégate, tomba gravement malade. Le 26 jan-
vier 1775, à k heures et demie du soir, il mourut. Le jour
suivant, l'enterrement eut lieu. On inhuma le corps vis-à-
vis de la maison, au pied de la croix qui avait été plan-
tée en signe de prise de possession. Après la cérémonie,
les Espagnols retournèrent à bord et le paquebot s'apprêta
à mettre à la voile aussitôt que la frégate aurait appareillé.
l'archipel de la société 79
Sur leur demande, deux indigènes furent admis à accompa-
gner à Lima les Espagnols ; l'un s'appelait Paloro : il con-
naissait parfaitement toutes les îles situées à l'est et c'est ce
qui le fit accepter par les Espagnols; l'autre, nommé Barha-
rua, était un des principaux indigènes de Raiatea ^ et cousin
de l'o-tu, sur les instances duquel il fut agréé. Les Espa-
gnols donnèrent aux naturels une provision de toutes les
graines et les plantes les plus utiles que produit le Pérou
et plusieurs outils en fer propres à l'agriculture. Le 28 jan-
vier 1775, à 11 heures et demie, les vaisseaux espagnols
levèrent l'ancre et partirent de Tahiti. Les deux mission-
naires, deux indigènes néophytes Thomas Pauto et Manuel
Amat, un soldat interprète et un matelot restèrent dans cette
Île2.
Les Pères Glota et Gonzalez se mirent à l'œuvre ; mais ils
ne rencontrèrent partout que de l'opposition et ne parvinrent
pas à convertir un seul indigène. Ils furent successivement
dévalisés de tout ce qu'ils possédaient et durent essuyer
continuellement des avanies. A différentes reprises ils furent
les témoins forcés de sacrifices humains; ils essayèrent d'in-
tervenir, mais ils ne furent pas écoutés. Bref, ils endurèrent
tellement d'insultes et virent tant d'horreurs qu'ils finirent
par se décourager.
Le 6 août, Veiatua II mourut très jeune, et, le 16 octobre,
on proclama arii de Taiarapu son frère Natapua, enfant de
neuf à dix ans. Celui-ci prit à son avènement le nom de
Veiatua, comme les souverains qui l'avaient précédé.
Le 2 novembre, la frégate Agiiila revint et mouilla dans
le port de Tautira. Le capitaine Don Cayetano de Langava
annonça aux missionnaires qu'il apportait des vivres pour
les personnes qui étaient restées à Tahiti. Mais les Pères
1. Orayatea, dans la relation.
2. Voyages des Espagnols à Tahiti, en 1772 et 1774 [El Viagero universal).
— Voir aussi la relation de ces deux voyages dans les Archives de la marine
espagnole.
80 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
répondirent à cette communication par la lettre suivante :
Au capitaine don Cayefano Langaua, commandant /'Aguila.
...Nous vous répondons que nous avons pris la résolution de re-
tourner à Lima. . .
...Ayant été délaissés par les deux naturels baptisés, nommés
Thomas Paoutu et Manuel Amat, nous demeurons dans un abandon
manifeste, et en péril à l'avenir de perdre la vie, comme nous l'a
appris l'exemple des autres missionnaires qui sont morts en voulant
convertir Manoa...
De dire qu'ils paraissent doux, familiers, de bonnes dispositions
et bons amis, cela ne prouve rien. Ils sont tels tant qu'on leur donne
quelque chose; mais aussitôt qu'ils ne reçoivent rien, tous ces sem-
blants disparaissent, et ils vous abandonnent en disant que vous êtes
de mauvais amis, comme nous l'avons souvent éprouvé.
Un second motif qui nous détermine à ne pas rester dans cette île,
c'est qu'il n'y a point d'espérance qu'on arrive à un résultat; car pour
cela il faudrait d'abord que ces barbares soient organisés en gouver-
nement régulier, et cela nous paraît impossible à être mené à bien.
Ce sont des gens altiers, orgueilleux, belliqueux, et sans aucune
subordination ni administration de la justice, qu'ils ne connaissent
point. Ainsi chacun prend entre ses mains la vengeance de l'injure
qu'il reçoit, l'eri n'étant capable de punir personne, car ils se soulè-
veraient immédiatement contre lui, comme nous en avons plus
amplement informé Son Excellence...
Je pense que toute personne non prévenue, et possédant un cœur
chrétien et compatissant, ne refusera pas d'admettre que nous étions
exposés à perdre la vie. Voilà pourquoi nous vous supplions de rete-
nir à bord les vivres et ustensiles embarqués sur la frégate, et d'avoir
la charité de nous rapatrier à Lima, où nous pourrons avec plus de
loisir informer plus amplement Son Excellence de tout ce qui nous
est arrivé pendant notre séjour à Otaheti.
A l'hospice du port d'Ojatutira, le 4 novembre 1773,
Vos affectionnés serviteurs :
Les chapelains Fr. Geromino Clota
Fr. Narciso Gonzalez.
J'ai dîi me borner à ne citer de cette lettre que les pas-
sages les plus importants; dans ceux que je me suis dispensé
de donner, comme inutiles, les Pères expriment encore à
l'archipel de la société 81
différentes reprises la crainte de voir leur vie en danger.
Evidemment ils n'avaient pas le courage d'aller jusqu'au
martyre et par conséquent n'étaient pas capables de faire de
véritables missionnaires. Seuls, ceux qui sont disposés à ris-
quer même leur existence peuvent réussir dans des entre-
prises de ce genre ; nous en aurons plus tard la preuve dans
les missionnaires protestants anglais à Tahiti et surtout dans
les missionnaires catholiques français aux Iles Gambier : à
force d'abnégation, de dévouement et de courage, ils par-
viendront à convertir des peuples sauvages. Mais les Pères
Clota et Gonzalez, tout en montrant de la résignation et de
l'énergie, n'en eurent pas assez pour mener à bien leur
tâche. Ils ne se doutaient pas qu'ils allaient ainsi fournir de
nouvelles recrues aux protestants.
Après avoir lu la lettre des missionnaires, le capitaine ré-
solut que tous retourneraient à Lima. En conséquence ils
se rembarquèrent à bord de la frégate, et, le 12 novembre,
celle-ci fît voile pour le Callao.
L'île de Tahiti continua de jouir d'une paix relative jus-
qu'au mois d'août 1777. A cette époque, une nouvelle expé-
dition fut préparée contre l'île d'Eimeo. Cook, qui accom-
plissait alors son troisième voyage autour du monde, arriva
à Tahiti. Il fut sollicité de prendre part à cette expédition, ce
à quoi il se refusa, déclarant qu'il n'avait aucun motif de
faire la guerre à des gens qui ne l'avaient point offensé. La
cause de cette seconde expédition est douteuse : les Tahi-
tiens voulaient, parait-il, venger un frère de Veiatua, mis à
mort sur l'ordre de Mahine, le fameux grand-chef d'Eimeo.
Pour rendre l'atua (dieu) favorable à cette expédition, un sa-
crifice humain fut ordonné, suivant la coutume polynésienne ^
1. Voici comment les choses se passaient ordinairement : « Lorsque le
grand-prêtre venait avertir le roi qu'un homme était nécessaire, le roi
envoyait une pierre noire au chef du district qu'il lui plaisait de choisir ;
celui-ci désignait l'homme à ses gens, et on le tuait, autant que possible,
au moment où il s'en doutait le moins... » De Bovis, Elal de la Société tahi-
tienne à l'arrivée des Européens.
mw
82 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Après avoir été assommée, la victime, — un homme d'un âge
mûr et de la plus basse classe du peuple, — fut apportée
devant le marae d'Attahuru par les prêtres de Tatua et
en présence de Pomare I""" et de Cook. Celui-ci assista à
tous les détails de cette horrible scène religieuse. La céré-
monie fut entremêlée de prières et de pratiques bizarres.
Les cheveux et l'œil gauche du cadavre furent offerts à l'o-tu ;
mais celui-ci n'y toucha point. C'était sans doute le simulacre
des anciennes coutumes de l'anthropophagie. Sur la fin de
cette scène religieuse, on entendit un oiseau voltiger dans
les arbres : « C'est l'atua ! » dit Pomare P'", en s'adressant à
Cook; et il parut satisfait de ce présage. Le lendemain, il
y eut encore des prières et des offrandes de cochons et de
fruits. Les cochons furent ouverts, et les mouvements con-
vulsifs de leurs entrailles furent interprétés comme pré-
sageant une heureuse expédition.
Le 17 septembre 1777, la flotte tahitienne partit, mais sans
Pomare P"" qui en laissa le commandement à Touha, chef de
Tettaha, et Potatu, grand-chef d'Attahuru. Ceux-ci ne tardè-
rent pas à rencontrer la flotte d'Eimeo que dirigeait le chef
Mahine. Les deux flottes restèrent en présence sans oser
s'aborder, Touha, craignant de n'avoir pas assez de pirogues,
envoya demander des renforts à Pomare P"". Celui-ci ne se
dérangea pas et s'occupa de récréer ses amis les Anglais en
leur donnant la représentation d'un combat naval, remettant
à la date du 24 septembre son départ pour porter des se-
cours. 11 en résulta que le 22 on apprit que Touha avait été
obligé de traiter avec l'ennemi à des conditions désavanta-
geuses pour Tahiti ^ et, que, furieux d'avoir été ainsi aban-
donné par Pomare P*", il avait juré de s'allier aux guerriers
de Taiarapu afin de se venger de lui, lorsque Cook aurait
quitté l'île. Hapai essaya de défendre son fils en attribuant
l'échec de l'expédition à Touha lui-même, qui par sa vieil-
1. Cook, Troisième Voyage, t. V, p. 258.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 83
lesse se trouvait peu apte à diriger des opérations militaires.
Mais la population ne prit pas le change et ne cacha pas sa
désapprobation. Heureusement pour Pomare P"", Cook inter-
vint; il signifia hautement qu'il le protégerait et qu'il châtie-
rait à son retour à Tahiti ceux qui auraient conspiré contre
lui. Les mécontents furent saisis de crainte et renoncèrent
à leur insurrection. La paix conclue par Touha fut ratifiée
par Pomare P"*, le 23 septembre 1777.
Les vaisseaux anglais quittèrent Tahiti le 30 septembre,
et, le même jour, vinrent mouiller à Eimeo. Les indigènes
de cette île s'étant rendus coupables du vol d'une chèvre,
Cook fit incendier cinq ou six maisons ainsi qu'un certain
nombre de pirogues ; de plus^ il menaça le chef Mahine de
grands désastres s'il ne lui restituait pas l'animal enlevé.
Après avoir obtenu satisfaction, le célèbre navigateur partit
pour Huahine. Le roi de cette île était alors Teariitaria,
enfant de huit à dix ans qu'assistaient les deux fils d'Ori,
Puni et Touha '. Rien ne troubla jusqu'au 22 octobre le com-
merce d'échange et d'amitié entre les étrangers et les natu-
rels. Mais le 22 au soir, l'un d'eux vola un sextant. Cook le
fit saisir et conduire en prison sur son vaisseau. Interrogé,
le voleur finit par dire où il avait caché le sextant, et, le lende-
main, l'instrument fut retrouvé intact et rapporté. Mais l'iras-
cible capitaine résolut de punir cet insulaire d'une manière
plus rigoureuse que les autres voleurs auxquels il avait
infligé des châtiments, parce qu'il lui parut être un coquin
d'habitude : « Je lui fis raser les cheveux et la barbe, et cou-
per les deux oreilles, dit Cook. » Les bons rapports reprirent
ensuite avec les naturels. Le 2 novembre, à quatre heures
du soir, les vaisseaux anglais profitèrent d'une brise et sor-
tirent du havre. Ils se rendirent à l'île Raiatea où Cook revit
son ami Ori, déchu de son rang élevé et devenu un vieillard
dégradé par l'ivresse. Là, il eut quelques démêlés avec les
1. Cook, Troisième Voyage, t. V, p. 283.
84 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
chefs. Des matelots anglais ayant déserté le bord et s'étant
réfugiés dans l'île, Gook renouvela ses violences de Tahiti :
il enleva d'un seul coup toute la famille du chef Oreo et la
garda jusqu'à ce que les déserteurs eussent été ramenés. A
Bora-Bora, où il était le 8 décembre, Gook retrouva aussi le
célèbre conquérant Puni qu'il avait déjà connu à Raiateadans
un autre voyage. Leurs relations furent extrêmement cour-
toises. Les vaisseaux anglais s'éloignèrent de l'île le même
jour et se dirigèrent vers d'autres régions, but de l'expédition.
Quelques années après, en 1779 ou 1782, — la date pré-
cise reste inconnue \ — en tout cas vers cette époque,
Pomare I" eut de son épouse Hidia un second enfant, qui,
plus heureux que son aîné, ne fut pas étouffé; le père voulut
bien le laisser vivre. Suivant la loi du pays, il perdit ainsi
le titre d'o-tu pour devenir seulement régent du royaume
pendant la minorité de son fils Pomare 11.
De 1777 à 1782, les Tahitiens attendirent le retour du capi-
taine Gook. Gelui-ci leur avait dit qu'il reviendrait dans leur
île. Mais il fut massacré par les naturels d'Hawaii (Sandwich),
le l/i février 1779. Les années s'écoulant, et le célèbre navi-
gateur ne reparaissant pas, la crainte d'encourir ses repré-
sailles disparut peu à peu de chez les ennemis de Pomare P'".
Finalement, en 1783, ceux-ci résolurent de se venger du
régent. Les armées alliées de Touha, chef de Tettaha, Po-
tatu, grand-chef d'Attahuru, et de Mahine, grand-chef d'Eimeo,
envahirent ses Etats héréditaires de Pare et les districts de
la côte orientale de Tahiti qui se déclaraient en faveur de sa
1. En 1779, selon Wilson, en 1782, selon Bligh. Ellis déclare que c'est en
Tannée 1774 que Pomare II naquit. Mais en ce cas-là Cook aurait connu ce
roi lors de son troisième voyage et certainement il aurait signalé son exis-
tence, ce quil n'a pas fait. La meilleure preuve qu'Ellis se trompe c'est que
Bligh raconte (et cela de visu, puisque le petit roi lui avait été présenté)
qu'en 1788 il n'était âgé que de six ans. Il serait vraiment inconcevable que
Bligh eût donné seulement six ans à un jeune homme de quinze ans né
dans un pays tropical où la plante homme se développe généralement plus
vile que dans nos pays tempérés.
l'archipel de la société 85
domination. Pomare P"" et ses partisans furent vaincus dans
une sanglante bataille à Pare, et contraints d'aller se réfugier
dans les montagnes. Les vainqueurs ravagèrent toutes les
terres de leurs ennemis et détruisirent leurs grosses cons-
tructions et leurs grandes pirogues; ils ne laissèrent que des
ruines ^
A quelque temps de là, le parti vaincu prit une petite re-
vanche : Veidua ~, jeune frère de Pomare P', tua, dans un
combat, Mahine, grand-chef d'Eimeo. Mais cela ne suffit pas
à rétablir les affaires de Pomare, et, par conséquent, celles
de Motuaro, son protégé. Celui-ci ne parvint pas à rentrer
dans son gouvernement d'Eimeo, et Tareamudoa succéda à
son père adoptif.
Le régent n'était pas capable de se relever de ses revers ;
non seulement il était dénué de tout talent militaire, mais il
avait même une véritable réputation de poltronnerie. D'ail-
leurs en eût-il été autrement qu'il n'aurait pu triompher de
la formidable coalition qui s'était déclarée contre lui. On le
vit bien quand son frère Veidua voulut relever sa fortune ;
vainement ce jeune guerrier montra le plus brillant courage :
les armées de Pomare furent toujours mises en déroute. Ces
nouvelles défaites abaissèrent si sérieusement sa puissance
qu'en 1788 il ne possédait plus que le district de Pare ; encore
n'y résidait-il pas, ne s'y croyant pas en sûreté ; il avait cru
plus prudent de s'exiler sur le territoire de Taiarapu.
C'est dans cette triste situation que le trouva le lieutenant
George Bligh, commandant le navire anglais le Boiinig. Ce-
lui-ci venait prendre à Tahiti des plants d'arbre à pain, pour
les transporter aux Antilles anglaises. Aussitôt que Pomare I""
eut appris la présence des Européens à Matavai, il accourut
en toute hâte auprès d'eux et ne cessa, durant leur séjour,
de solliciter leur appui contre ses ennemis d'Attahuru. Touha
était mort de vieillesse et son successeur Tepahu se trou-
1. George Bligh, Voyage à la mer du Sud, p. 97 et 98.
2. Tubaï, de Forster.
86 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
vait en ce moment-là très malade; mais les chefs d'Attahuru
subsistaient et restaient menaçants à son égard. Bligh crut
devoir suivre la même politique que Gook : il déclara que
Pomare se trouvait sous la protection des Anglais, et lui
fournit quelques armes à feu pour assurer sa supériorité sur
ses adversaires, en cas de guerre. De plus, il ajouta qu'il re-
viendrait à Tahiti et châtierait ceux qui auraient, pendant son
absence, offensé les gens de Pare et de Matavai. Le Bounly
leva l'ancre le 5 avril 1789.
L'amitié des Européens rendit à Pomare P'' une partie de
son prestige et les partisans du régent redevinrent nom-
breux. Bientôt une révolution éclata dans l'île Eimeo. Tarea-
mudoa fut chassé et Motuaro rentra en possession du pou-
voir. Le chef déchu trouva un asile à Tahiti, chez le grand-chef
de Papara, qui l'accueillit bien, probablement par calcul ;
Temare, parvenu à l'âge d'homme, semblait maintenant vou-
loir revendiquer la couronne dont on l'avait dépossédé.
Sur ce, reparut le Bounty. La majorité de l'équipage s'était
révoltée contre son capitaine et l'avait abandonné en pleine
mer dans une chaloupe avec les marins qui lui étaient restés
fidèles. Les mutins tentaient, en ce moment, de s'établir à
l'île Tubuai ^ d'où ils venaient, par nécessité, chercher des
interprètes à Tahiti. Ils se gardèrent bien de dire la vérité
aux habitants : ils leur brodèrent un conte. Bligh avait, di-
saient-ils, rencontré une île fertile et s'y était arrêté avec les
autres hommes de l'équipage, afin d'y créer un établissement;
il les envoyait sur le navire pour se procurer des insulaires de
bonne volonté ainsi que les choses nécessaires à cette entre-
prise. Les Tahitiens ne se doutèrent pas qu'on les trompait;
ils donnèrent aux Anglais tout ce qu'ils demandaient, et
ceux-ci, satisfaits, repartirent.
Le 22 septembre 1789, les révoltés du Bounty reparurent
1. Je n'ai pas à faire ici le récit de leurs aventures dans cette île; on le
trouvera dans l'Histoire de l'Archipel des Tubuai, au chapitre IV de la deu-
xième partie de cet ouvrage.
l'archipel de la société 87
encore à Tahiti. Ils avaient échoué dans leur tentative d'éta-
blissement à Tubuai et ils avaient décidé de retourner à
Tahiti. C'est en vain que leur lieutenant Christian leur prédit
les châtiments qui ne manqueraient pas de les atteindre s'ils
commettaient l'imprudence de se fixer dans cette île, la plu-
part d'entre eux s'obstinèrent dans leur résolution. L'accueil
qu'ils reçurent des indigènes ne les y encouragea d'ailleurs
que trop. Ceux-ci leur donnèrent des terres à Matavai et à
Pare et les chefs se disputèrent leur amitié. Comme toujours,
Pomare V ne fut pas en retard : il multiplia ses démonstra-
tions et ses dons. Il réussit ainsi à s'attacher tous ces Anglais,
sauf deux, Churchill et Thompson, que Veiatua III, grand-
chef de Taiarapu parvint à gagner. Le premier allait avoir une
singulière destinée.
Ce n'était pas un simple marin que Churchill : il avait été
capitaine d'armes sur le navire le Bouniy. Veiatua III lui
prodigua sa confiance, et le fit même son iaio, c'est-à-dire
son ami intime. Jusque-là rien d'extraordinaire, car presque
tous les Européens avaient leur taio parmi les indigènes.
Mais ce qu'il advint de plus sérieux et d'absolument anor-
mal dans les usages polynésiens, où un étranger n'était pas
admis à la possession du sol, c'est que Veiatua III qui mourut
jeune et sans héritiers directs, désigna , au moment d'ex-
pirer, pour lui succéder dans la grande-chefferie de Taiarapu,
cet Européen, son taio Churchill. Chose étrange, ce choix
fut ratifié par les autres chefs de la presqu'île, et Churchill
commença à régner sous le nom de Veiatua IV ^. Pomare P""
n'apprit pas sans une profonde stupeur cet acte inouï qui
menaçait de détruire son plan de domination sur l'île entière ;
il crut alors que son rêve ne se réaliserait jamais plus. En effet,
que fût-il arrivé si Churchill eût affermi son autorité sur Taia-
rapu et fondé une dynastie en se mariant avec la fille d'un des
principaux chefs de l'île ? Très probablement l'unité tahitienne
1. Bligh, Voyage à la mer du Sud, p. 216.
88 HISTOIRE DE LÀ. POLYNÉSIE ORIENTALE
ne se serait pasfaite, ou bienalors ellel'aurait été par Churchill,
au profit de sa personne et de sa famille. Pomare V pouvait
donc être justement inquiet de l'avènement de cet Européen,
et tout portait à croire que celui-ci allait jouer un grand rôle,
quand une tragédie vint subitement remettre la situation
dans l'état où elle se trouvait auparavant, et par là rendre
l'espérance au régent Pomare P". Thompson, jaloux de n'avoir
pas eu la même chance que son compagnon Churchill, le tua
dans un mouvement de colère. 11 paya d'ailleurs son crime
de sa vie, car les indigènes vengèrent la mort de leur chef
en assommant immédiatement son assassin.
Churchill ne laissant pas d'enfants, ce fut un neveu de
son prédécesseur, un enfant de quatre ans, fils du chef Vaïuru,
qui devint grand-chef de Taiarapu, sous le nom de Veiatua V.
En 1790, il y eut une nouvelle révolution à l'île d'Eimeo ;
Motuaro fut pour la seconde fois chassé du pouvoir et con-
traint de se retirer à Tahiti auprès de Pomare 1". Le régent
résolut de soutenir encore ce parent malheureux. 11 rassembla
ses guerriers et distribua à quelques-uns d'entre eux les
armes à feu que lui avait données le capitaine Bligh. Un
naturel, nommé Hidi-Hidi^, se chargea de l'instruction de
ces derniers ; il avait reçu la sienne des marins du capitaine
Cook, avec lequel il avait voyagé. Pomare P' comptait sur
le concours des Anglais du Bounty ; mais ceux-ci le lui refu-
sèrent et il dut se contenter de ses propres guerriers. La
guerre ne fut pas longue. Dès le premier combat, la troupe
des fusiliers dirigée par Hidi-Hidi sema l'épouvante et la mort
dans les rangs des ennemis. Les révoltés furent défaits et se
soumirent. Motuaro reprit possession de son gouvernement.
A Tahiti, aucun trouble n'avait éclaté durant ces événe-
ments. Mais il n'en fut pas de même lorsque le chef Tepahu
mourut. Tetouha, son frère, qui lui succéda comme chef de
Tettaha, n'avait pour Pomare L"" que des sentiments hostiles.
1. C'était son véritable nom; la relation de Cook l'appelle Œdidée.
l'archipel de la société 89
Dans le but de les mettre à exécution, il contracta une alliance
avec Potatu, grand-chef d'Attahuru. Les guerriers de ces
deux chefs envahirent le district de Pare, domaine de Po-
mare P' , et celui de Papara, qui appartenait à Temare, devenu,
on ne sait trop comment, l'ami dévoué du régent. Malheu-
reusement pour les agresseurs, les révoltés du Boiinly habi-
taient ces districts et ils ne purent voir sans indifférence cette
invasion s'approcher de leurs terres et menacer de les ruiner.
Dès lors, leurs intérêts se trouvant en jeu, ils décidèrent
d'intervenir en faveur des princes qui jusque-là les avaient
toujours protégés. Ils combinèrent Lin petit plan qu'ils exé-
cutèrent avec les habitants des districts de Pare et de Papara.
Les Anglais demeurant auprès de Pomare P"" et les indigènes
du N. E. de l'île se rendirent dans le district d'Attahuru, les
premiers, sur une petite goélette qu'ils avaient construite,
les seconds, au moyen de leurs pirogues ; en même temps,
les Anglais établis chez Temare, arrivaient d'un autre côté,
par voie de terre, avec l'armée de ce prince. Le choc fut ter-
rible, mais les naturels de Tettaha et d'Attahuru plièrent.
Incapables de tenir tête aux Européens en bataille rangée,
foudroyés par l'efFet des armes à feu, ils furent vaincus, mis
en déroute, et contraints de chercher, avec leurs chefs, un
asile dans les montagnes. Les troupes de Pomare et de Temare
ravagèrent le district d'Attahuru ; elles pillèrent les cases de
ses habitants et les incendièrent. Tetouha et Potatu compri-
rent bientôt qu'il ne leur restait plus qu'à implorer la misé-
ricorde des vainqueurs ; ils demandèrent la paix. Elle leur
fut accordée, mais à des conditions très dures : il leur fallut
reconnaître sans réserve l'autorité de Pomare 11 et restituer
le fameux Maro Ura, insigne sacré devenu pour eux un tro-
phée de victoire. Il avait été enlevé de Papara une vingtaine
d'années auparavant et conservé depuis au marae d'Attahuru.
On le prit en ce lieu et on le transporta à Pare (novembre 1790).
Tetouha ne survécut guère à sa défaite, et ce fut un parent
de Pomare qui le remplaça dans le gouvernement de son dis-
90 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
trict. Potatu faillit perdre le sien, de son vivant : ses anciens
adversaires voulurent l'en dépouiller ; mais il le conserva
grâce à la demande des Anglaise Pomare P"" avait recouvré
toute sa puissance ; à l'exception de la presqu'île de Taiarapu,
l'île entière subissait sa domination.
Au commencement de l'année 1791, Pomare II reçut publi-
quement l'investiture de son titre d'arii-rahi (roi). Voici, en
résumé, comment se passait le sacre d'un roi polynésien.
Celui-ci partait de sa résidence et se dirigeait, suivi d'un
brillant cortège, entouré d'une multitude immense, vers le
marae du dieu Oro. La cérémonie commençait. L'idole de
ce dieu était promenée processionnellement dans la grande
cour du temple, au bruit d'une musique bizarre exécutée par
des prêtres qui soufflaient dans de gros coquillages marins
et tapaient sur des tambours en peau de requin. On appor-
tait une victime humaine, auparavant sacrifiée, et on l'expo-
sait devant les images des dieux. Suivant l'usage, le grand
prêtre s'approchait du cadavre et lui arrachait les deux yeux :
il mettait l'œil droit devant l'idole et offrait l'œil gauche à
l'arii-rahi, qui faisait mine de l'avaler ; mais le grand prêtre
reprenait l'œil et le déposait à côté du cadavre. C'était, sans
doute, une réminiscence du temps du cannibalisme. Alors
l'arii-rahi se plaçait sur le devant du marae, sur une énorme
pierre plate un peu plus élevée que les autres et réservée
pour ce seul usage, et le grand prêtre le ceignait du Maro
Ura (ceinture de plumes rouges) pendant que le peuple
criait: « Maeva e arii ! Maeva e arii! (Élevé le roi ! Elevé le
roi !) » Ensuite le grand prêtre prononçait sur lui différentes
prières et certaines formules dans lesquelles étaient énumé-
rées ses possessions et les titres de gloire de ses ancêtres.
La cérémonie se terminait par une ignoble bacchanale exé-
cutée par des individus des deux sexes autour de la personne
de l'arii-rahi, et celui-ci retournait, avec sa famille, dans sa
1. WiLSON, A missionary voyage, etc. Preliminary discourse, p. 30.
l'archipel de la société ^ 91
résidence, où il donnait un splendide festin aux autres chefs.
Après l'investiture de Pomare II, faite par le grand prêtre
Haamenemene ou Mani-Mani, il y eut, dit-on, durant deux
mois des repas interminables, suivis de chants, de danses et
de représentations scéniques ^
La régence cessait du jour où l'o-tu recevait l'investiture
de son titre d'arii-rahi (roi) ; néanmoins Pomare P"", quoique
n'étant plus régent, garda la réalité du pouvoir, son fils étant
encore trop jeune pour gouverner par lui-même. Ce fut, du
moins, le prétexte qu'il invoqua, et on le trouva tout naturel,
parce que cela s'était toujours passé ainsi en de pareilles cir-
constances. Mais il avait un autre motif, c'était son ambition
profonde, et qui ne cessait de s'accroître à mesure qu'il voyait
disparaître ceux qui précédemment lui faisaient obstacle. Il
en était arrivé même à rêver la possession entière de l'ar-
chipel de la Société, depuis que le célèbre conquérant Puni
n'existait plus. Ce monarque était mort vieux, dit-on 2, mais
les dernières années de sa vie s'étaient passées dans l'exil et
dans la misère. Il paraît qu'il avait été détrôné, dépouillé de
ses biens et chassé par les chefs de l'île de Bora-Bora dont il
s'était aliéné l'amitié par son avarice extrême ^. Il avait été
1. Je n'ai pas cru devoir adopter la version du missionnaire Ellis pour ce
qui concerne l'endroit où l'arii-rahi recevait le Maro Ura. Ellis prétend que
c'était en mer, et dans une pirogue, mais le lieutenant de vaisseau De Boyis
dit ceci : « Le sacre se faisait sur le devant du marae, le plus souvent sur
une énorme dalle réservée pour ce seul usage. » Et plusieurs pages plus
loin De Bovis ajoute : « Au grand marae d'Opoa cette opération entraînait
plus de pompe et quelques détails de plus... Aussi le maroura ou ceinture
rouge, emblème de la royauté, était- il ceint publiquement au nouveau roi
par le grand-prêtre. 11 y avait sur le parvis une énorme pierre plate un peu
plus élevée que les autres ; le prince s'y plaçait tout nu pendant la consé-
cration. Ce n'était que sur cette pierre que la cérémonie pouvait être valide,
et les missionnaires ont été obligés de la faire transporter devant leur temple
afin que le roi pût y procéder aux cérémonies de son sacre sans avoir besoin
de recourir au culte des idoles. » Il semble donc bien d'après ces deux cita-
tions que c'était toujours à terre et sur une pierre que l'on ceignait à l'arii-
rahi le Ma?'o Ura.
2. A une date restée inconnue ; toutefois on sait qu'à cette époque il n'exis-
tait plus.
3. DuMONT D'Urville, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 540. —
P. Lesson, Voyage autour du monde sur la corvette la Coquille, t. I, p. 450. —
MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 510.
92 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
réduit à la simple condition d'homme du peuple et ses Etats
avaient été partagés entre les différents chefs chargés de leur
gouvernement. Cependant à la mort de Puni, ceux-ci n'avaient
pu empêcher sa fille Maï Wherua, probablement mariée au
chef Boba, gouverneur de Tahaa, de recouvrer une partie des
anciens Etats de son père, l'île de Bora-Bora, dont elle était de-
venue reine. Un chef, nommé Motuaro (comme celui d'Eimeo),
commandait dans l'île Huahine ; le grand prêtre Mani-Mani pos-
sédait une partie des îles Raiatea et Tahaa. Mani-Mani, frère
d'Oberi-roa, mère de Pomare, avait désigné, comme son futur
successeur, Pomare 11, son neveu ; malheureusement, pour
celui-ci, les droits de Mani-Mani étaient un peu douteux et
son pouvoir mal assuré ; le grand prêtre avait même été au-
trefois dépossédé par ses sujets ou par les habitants de Bora-
Bora. Quoi qu'il en soit, la disparition du roi Puni et le par-
tage de la monarchie qu'il avait créée donnaient à Pomare I*""
les plus brillantes espérances. L'ex-régent se trouvait donc
moins disposé que jamais à se dessaisir de l'autorité qu'il
exerçait maintenant sur la majeure partie de l'île Tahiti.
Mais avant de s'emparer des îles Sous-le-Vent, il fallait
d'abord commencer par être le maître dans les îles du Vent.
A Eimeo, Pomare P'' l'était, grâce à la présence de Motuaro,
qui avait rendu hommage à Pomare 11 lors de son investi-
ture ; de plus, l'ex-régent possédait dans cette île quelques
terres, ce qui lui assurait une certaine influence sur beau-
coup d'indigènes. A Tahiti, son pouvoir, quoique très grand,
était encore restreint; dans les districts de Taiarapu, les
chefs continuaient à manifester une véritable indépendance.
Ils avaient en quelque sorte refusé de se reconnaître vassaux
de Pomare 11 en recevant mal l'envoyé chargé de leur signi-
fier sa prochaine investiture. Certes, les chefs de cette pres-
qu'île ne regardaient plus depuis longtemps l'arii-rahi de la
grande péninsule comme leur suzerain, mais celui-ci ne
l'était pas moins toujours d'après les coutumes du pays.
Pomare P'" ne pouvait manquer une si belle occasion d'agir,
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 93
à présent qu'il avait recouvré son ancienne puissance. Il
résolut de faire valoir les droits de son fils, à défaut des
siens, qu'il n'avait plus, et qu'il n'avait pas été autrefois assez
heureux pour voir respecter. C'était, il est vrai, courir bien
des risques que d'aller attaquer ces habitants de Taiarapu
qui jadis l'avaient mis à deux doigts de sa perte; mais il se
rassurait en songeant au concours que ne pouvaient manquer
de lui accorder les marins du Boiinty. En effet, ceux-ci, sol-
licités de prendre part à cette expédition, y consentirent ; ils
se regardaient comme désormais liés à la cause des Pomare.
L'ex-régent obtint aussi de Temare qu'il mettrait ses guer-
riers à sa disposition. Aussitôt il fit ses préparatifs de guerre,
et, le 21 mars 1791, tous se trouvant terminés, il dirigea ses
forces et celles de son allié vers Papara, lieu où elles devaient
opérer leur jonction avec les marins du Bounty, partis sur
leur goélette à deux mâts ^ Mais, deux jours après, une fré-
gate anglaise la Pandora vint tout à coup mouiller dans la
baie de Matavai. Elle était commandée par le capitaine
Edwards que le gouvernement britannique avait chargé de
la capture des révoltés du Boiinty. Celui-ci s'en empara, et
Pomare P"" en fut ainsi réduit à ses seules forces indig-ènes ;
encore y eut-il des défections parmi les siens : Hidi-Hidi le
quitta et retourna dans sa patrie à Bora-Bora, parce qu'il
n'augurait rien de bon de ce qui allait se passer après le dé-
part des Européens. Immédiatement Taudace de l'ex-régent
tomba ; privé de l'appui des Européens, il se crut perdu et
s'empressa de renoncer à son entreprise. Il craignit même de
n'être plus en sûreté dans son domaine de Taiarapu et revint
se fixera Pare. Ce fut, la mort dans l'âme, qu'il vit, le 8 mai
1791, la Pandora lever l'ancre pour revenir en Europe.
Il se trompait pourtant : son pouvoir était mieux établi
qu'il ne s'en doutait lui-même ; aucune insurrection n'eut
lieu. Quelques semaines s'écoulèrent, et le calme continuant
1. WiLSON, A missionary voyage, etc.. Preliminary discourse, p. 31 et 33.
94 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
de régner à Tahiti;, l'ex-régent finit par se rassurer complè-
tement et par poursuivre son expédition contre les gens de
Taiarapu, qu'il parvint à soumettre.
C'est, du moins, ce qui ressort de la relation que nous a
laissé le capitaine George Vancouver de son voyage à Tahiti.
Celui-ci y arriva le 30 décembre 1791 sur son navire la Dis-
covery, qui mouilla dans la baie de Matavai. Un autre bâti-
ment placé sous ses ordres, le petit brick le Chalham, com-
mandé par le lieutenant Broughton, s'y trouvait déjà depuis
le 26 du même mois. Les Tahitiens avaient accueilli liospi-
talièrement les Anglais ell'arii-rahi (Pomare II) avait envoyé
des présents à Broughton. L'ex-régent résidait à Eimeo et y
gouvernait au nom de Pomare IP. Vancouverfut aussi bien
reçu que son lieutenant. Il avait accompagné Cook dans ses
deux derniers voyages, mais il ne retrouva de ses anciennes
connaissances que Potatu et sa famille. Le lendemain de son
débarquement, il alla voir le jeune Pomare II. L'entrevue
se passa sur le bord d'une rivière. Le petit Pomare II, qui
n'avait alors que neuf à dix ans, était porté sur les épaules
d'un insulaire : il était revêtu d'une pièce de drap rouge et
orné d'un collier de plumes de pigeon. On échangea des pré-
sents, puis le souverain de Tahiti vint serrer la main de l'an-
cien ami de son père. Pomare P'' accourut vite d'Eimeo et se
montra comme toujours bienveillant pour les Anglais. 11 leur
apprit la situation politique de l'archipel dont les îles ten-
daient à se réunir sous le gouvernement de l'île principale.
Déjà la presqu'île de Taiarapu appartenait au plus jeune
frère du roi ; l'île Huahine reconnaissait la suprématie de
Pomare II ; enfin Pomare P*" exerçait à Eimeo une autorité qui
équivalait à celle de régent. Ses parents et ses amis demandè-
rent à Vancouver de les aider avec ses soldats et ses canons
1. C'est seulement à partir de cette époque que nous voyons apparaître
dans les récits des navigateurs européens le nom de Pomare. Vairaatoa, qui
avait pris le nom de Tinah lors de la naissance de son fils, l'avait quitté pour
celui de Pomare, qui signifie : Rhume de nuit ; à la suite, dit-on, d'une nuit
d'insomnie causée par un rhume.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 95
pour établir un pouvoir autocratique au profit de la famille
Pomare sur toutes les îles de l'archipel. Le capitaine anglais
éluda la réponse en disant qu'il en référerait au roi George.
Vancouver observa, durant son séjour, que de grands chan-
gements étaient survenus dans l'île depuis les premiers
voyages de Gook. Il ne retrouva plus les jolies Tahitiennes
qu'il avait lui-même vues en 1777 ; la beauté des femmes de
l'île était complètement disparue. La population s'était réduite
et comme étiolée. Le 2/i janvier 1792, les Anglais partirent
de Tahiti et continuèrent leur voyage d'exploration.
Ainsi donc, entre le 8 mai 1791 et le 26 décembre de la
même année, Pomare I"' avait soumis la péninsule de Taia-
rapu et l'avait donnée à son plus jeune fils. De plus, il gou-
vernait Eimeo avec l'autorité d'un régent lors de l'arrivée de
Vancouver, ce qui laisse supposer que Motuaro se trouvait
absolument effacé. Ce chef, beau-frère de Pomare l^'", mourut
après une courte maladie, dans le courant du mois de jan-
vier 1792, probablement donc pendant le passage de Van-
couver. 11 ne laissait qu'un enfant en bas âge, qui lui suc-
céda. Pomare P'" se rendit dans cette île et en prit le gouver-
nement comme régent durant la minorité de son neveu par
alliance Ml y séjourna quelque temps, puis il retourna à Tahiti .
Ses ennemis n'avaient pas profité de son absence pour se
soulever. Les indigènes paraissaient tous ne chercher que le
repos. Malheureusement ces bonnes dispositions s'évanoui-
rent à la première occasion et celle-ci ne tarda pas à arriver.
Le capitaine Weatherhead et les marins du baleinier anglais
la Mathilda firent naufrage dans ces parages et vinrent abor-
1. D'après Wilson, Motuaro serait donc mort dans le courant du mois de
janvier, et Pomare I" se serait rendu à Eimeo où il aurait saisi la régence au
nom de l'enfant du défunt chef. Ne serait-il pas plus vraisemblable de croire
que Motuaro était déjà mort à l'arrivée de Vancouver et que c'était pour
cette raison que Pomare I" se trouvait alors à Eimeo y exerçant la régence
au nom du fils du défunt et non pas au nom de son propre fils Pomare II ?
Vancouver peut avoir mal compris, et Wilson ne s'est procuré la date qu'il
donne que plusieurs années après les événements dont il s'agit : d'où une
erreur facile à commettre.
96 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
der sur leurs embarcations à la côte sud d'Attahuru. Les
habitants de ce district se jetèrent sur eux et les dépouillè-
rent complètement. Aussitôt Pomare P' prit ces Européens
SOUS sa protection et déclara qu'il allait exercer des repré-
sailles. Ses guerriers envahirent plusieurs endroits du terri-
toire d'Attahuru et les dévastèrent méthodiquement. Cette
affaire durait encore lorsque le capitaine Bligh reparut à
Tahiti, le 7 avril 4792. 11 s'en mêla, et parvint, grâce à son
autorité, à réconcilier les deux partis ^ Presque tous les
marins de la Mathilda quittèrent File dès qu'ils le purent ;
seuls restèrent : l'Ecossais Butcher, l'Irlandais O'Connor, et
un juif dont le nom n'est pas rapporté.
Les Tahitiens jouirent alors d'une nouvelle période de
paix qui dura un peu plus d'un an. Pendant ce temps-là, le
seul événement qui mérite d'être mentionné est celui dupas-
sage à Tahiti du navire le Dœdalus, en février 1793. Deux
matelots suédois, les nommés Andrew Cornélius Lynd et
Peter Haggerstein, profitèrent de la relâche de leur navire
pour déserter le bord et s'établir définitivement dans le pays.
Avec les marins de la Mathilda, cela portait donc à cinq le
nombre des Européens fixés à Tahiti. Tous étaient des aven-
turiers appartenant à la lie de la population européenne;
l'île allait bientôt se ressentir de leur présence.
Au mois d'août 1793, de sourdes rumeurs annoncèrent
que quelque chose d'anormal se préparait. En effet, le chef
Whano s'était ligué avec les chefs des districts du nord-est
de Tahiti pour s'emparer du district de Wapaiano, qui ap-
partenait à Weidua, le frère de Pomare P'". Les coalisés espé-
raient surprendre ces derniers ; mais ceux-ci furent avertis
de leurs projets. Pomare P"" se concerta avec Andrew Lynd et
Peter Haggerstein pour repousser les agresseurs. Cependant
il n'était pas tout à fait prêt quand il reçut subitement la dé-
claration de guerre du chef Whano. Les coalisés entrèrent à
1. WiLSON, A missionary Voyage in Ihe ship Duff, Preliminary discourse,
p. 21.
l'archipel de la société 97
l'improviste sur le territoire de Matavai ^ et l'épouse de l'ex-
régent faillit tomber entre leurs mains. Hidia prit la fuite
et courut se jeter dans la rivière, qu'elle voulut traverser
pour rejoindre l'armée de Pomare qui se trouvait placée sur
l'autre rive ; mais un guerrier ennemi se mit à la poursuivre
à la nage afin de la tuer, et il allait l'atteindre lorsqu'il fut
lui-même tué par Peter Haggerstein qui s'était élancé au
secours de cette princesse. Elle parvint ainsi à échapper aux
ennemis, et ceux-ci, découragés, commencèrent à reculer,
tandis qu'au contraire les forces de Pomare P*" prenaient l'of-
fensive. A ce moment, l'un de leurs guerriers fut frappé d'un
coup mortel pendant qu'il guettait derrière un arbre l'ex-
régent de Tahiti. Ce fut alors une débandade générale : les
coalisés battirent en retraite et perdirent encore deux
hommes. Quelques jours après, Pomare P*" entrait dans le
district de Wapaiano. A son approche, Whano et ses alliés
se retirèrent sans combattre et allèrent se réfugier dans les
montagnes. Ils en sortirent au bout de trois jours et vinrent
offrir le combat aux troupes de Pomare P'". La lutte commença
et fut extrêmement chaude des deux côtés ; vingt-cinq guer-
riers y succombèrent. Finalement les guerriers de Whano et
de ses alliés furent défaits. Tous les districts de l'est de
Tahiti passèrent sous la domination de Pomare V.
Un mois après cette prise d'armes, il y en eut une autre, et
celle-ci fut de beaucoup, plus sérieuse. Temare, grand-chef
des districts du sud de Tahiti, s'allia avec Veiatua V, grand-
chef de Taiarapu, ou plutôt, vu son jeune âge, avec les chefs
de ses États, pour chasser du pouvoir Pomare P''^. On est
1. WiLSON, A missionary Voyage, elc, p. 180.
2. Probablement la soumission de Taiarapu n'avait pas été durable et entre
les années 1791 et 1793, Veiatua V était rentré en possession de ses Etats ; ou
bien ce chef voulait essayer de les reconquérir. Nous avons déjà constaté
qu'à Tahiti les guerres étaient fréquentes et que souvent les chefs perdaient
et recouvraient leurs Etats. C'est, à mon avis, la seule façon plausible d'ex-
pliquer la rentrée en scène de Veiatua V, après avoir vu, selon Vancouver
le plus jeune frère de Pomare II prendre sa place. Je reviendrai sur ce sujet
dans ma prochaine note, lorsque j'aurai terminé le récit des événements que
nous raconte Wilson.
9S HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
surpris de voir maintenant Temare se déclarer l'ennemi de
l'ex-régent après l'avoir si longtemps reconnu comme roi de
Tahiti, avoir été son ami et souvent même son allié. Le fils
d'Amo songeait-il en ce moment à revendiquer le trône qu'il
avait perdu ? En ce cas, il s'y prenait bien tard, à moins qu'il
n'eût été jusque-là l'ami de Pomare P'" que pour mieux en-
dormir sa méfiance en attendant une occasion propice. Mais
je crois que Temare n'était pas un aussi profond politique ;
rien ne nous le révèle comme tel dans ses actes précédents,
et il semble avoir accepté sans arrière-pensée l'usurpation de
Pomare P"" et par conséquent celle de son fils Pomare 11. Il
ne voulait sans doute enlever à l'ex-régent que l'autorité dont
il jouissait et qui devenait insupportable aux derniers grands-
chefs restés indépendants de fait, quoique vassaux de l'arii-
rahi de Tahiti. Quoi qu'il en soit, Temare et les chefs de
Taiarapu voulurent faire la guerre à Pomare P*" et ne négli-
gèrent rien pour arriver à le vaincre. Outre les forces dont
ils disposaient, et qui étaient très importantes, ils essayèrent
d'obtenir celles du jeune Touha, grand-chef du district d'At-
tahuru. Celui-ci ne demandait pas mieux que de joindre les
siennes aux leurs, car il avait un réel attachement pour
Temare, mais Pomare P'' le mit en demeure de se ranger de
son côté, et, par crainte, il obéit. Temare et VeiatuaV n'en pos-
sédaient pas moins, même ainsi, des forces supérieures à celles
de Pomare P'' et de Touha, et ils avaient, comme eux, non
seulement des armes à feu mais aussi des Européens à titre
d'auxiliaires: l'ÉcossaisButcheretl'IrlandaisO'Gonnor étaient
entrés dans leur parti, tandis que les deux Suédois Andrew
Lynd et Peter Haggerstein, etle juif s'étaient mis dans celui de
Pomare P"" et de son allié Touha. La présence d'Européens
dans les deux camps opposés allait donner à cette guerre
un caractère d'exceptionnelle gravité.
Les deux armées se rencontrèrent dans le district d'Atta-
huru. Le premier jour, il n'y eut que de petites escarmou-
ches, mais le second jour, une véritable bataille se livra. Dès
l'archipel de la société 99
le début de l'action, les guerriers de Touha plièrent et se
dispersèrent ; ceux de Pomare P'' les imitèrent, et l'ex-régent,
croyant tout perdu, s'enfuit désespéré. Cependant il se trom-
pait : les Européens engagés à son service continuaient de
tenir ferme et repoussaient l'ennemi à coups de fusil. Trois
Européens tenant tête à une armée d'indigènes, cela nous
donne une triste idée de la valeur de celle-ci. Pourtant elle
aussi avait avec elle des Européens, Butclier et O'Connor ;
mais ces derniers ne paraissent pas avoir eu la même capacité
que leurs adversaires. Voyant cela, les guerriers de Pomare
reprirent courage, se rallièrent, et vinrent se grouper autour
d'Andrew Lynd, de Peter Haggerstein, et du juif. Ces
hommes, par la façon dont ils tiraient, semaient la terreur
devant eux. Amo tomba raide mort ainsi que trois guerriers
deTemare et de Veiatua V. Alors les autres prirent la fuite,
entraînant avec eux Butcher et O'Connor. Les partisans de
Pomare poursuivirent longtemps les fuyards, les traquèrent,
et massacrèrent sans pitié ceux qu'ils purent rejoindre. C'est
à grand'peine que Temare et Veiatua parvinrent à gagner les
montagnes avec les débris de leur armée. Les vainqueurs
allèrent chercher Pomare P'" qu'ils finirent par trouver loin
du champ de bataille, étendu par terre, s'abandonnant à sa
douleur et tremblant de peur. Ils lui annoncèrent que ses
armées étaient victorieuses ; mais il refusa d'abord de le
croire et resta encore inerte, continuant à montrer à nu sa
lâcheté; il ne recouvra un peu sa dignité d'homme que lors-
qu'il fut persuadé qu'on ne l'avait pas trompé.
Si Pomare P*" ne savait pas gagner des batailles, il savait
au moins profiter des victoires que les autres remportaient
pour lui. Il le montra particulièrement en cette occasion.
Dans chacun des districts de l'île, il fit construire des cases
que des gens de son parti occupèrent d'une façon perma-
nente. C'était, en somme, comme des espèces de résidences
qu'habitaient les vainqueurs chargés de surveiller les vaiu-
cus. Lorsque Temare vint solliciter la paix, il dut remettre
100 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
à Pomare P'' le grand marae de Papara et lui céder toutes
ses possessions territoriales à l'exception de son district
patronymique que l'ex-régent voulut bien lui laisser. Sa
déchéance royale était ainsi, pour toujours, consommée. Cet
infortuné prince entra alors dans le sacerdoce, où il exerça
les fonctions les plus élevées. Mais celui qui fut traité le plus
durement, ce fut le propre allié de Pomare, Touha, grand-
chef d'Attahuru : on l'accusa de trahison à cause de la reculade
de ses guerriers au début de la bataille et il fut dépossédé
de son district ainsi que de ses biens. Il se retira à Papara,
auprès de Temare, son ami. Quant à Yeiatua V, il avait réussi
à se réfugier dans sa presqu'île où il se proposait de prolon-
ger la guerre et de se relever de sa défaite. Mais Pomare I""
franchit l'isthme, pénétra dans tous les districts et en nomma
grand-chef son plus jeune fils, au détriment de Veiatua V.
Cette famille, jadis si puissante, fut ainsi dépouillée de ses
Etats. Elle ne devait plus désormais se relever de sa ruine ^.
1. Cette invasion de Wapaiano, ce combat d'Attahuru et cette soumission
de Taiarapu se seraient passés en 1793, d'après Wilson (^4 missionary
Voyage, etc.). 11 est certain que, pour ce qui concerne le résultat de la sou-
mission de Taiarapu, il y a une analogie frappante avec ce que mentionne
Vancouver : la presqu'île de Taiarapu appartenait déjà, en 1791, au plus
jeune frère de Pomare II. L'une de ces deux soumissions de Taiarapu ne se
serait-elle jamais produite, ou, ce qui revient au même, les deux, ne feraient-
elles qu'une? Si l'on place l'expédition de 1791 en 1793 comment expliquer
que 'Vancouver ait connu la prise de possession de Taiarapu par un frère
de Pomare H? Si, au contraire, l'on met l'expédition de 1793 en 1791, com-
ment admettre que le Suédois Peter Haggerstein s'y trouvât, ainsi qu'il l'a
déclaré à Wilson qui tenait de lui tous ces renseignements"? En effet il ne
faut pas oublier que l'aventurier suédois n'arriva à Tahiti, sur le Dœdalus,
qu'en février 1793. Alors, dans ces deux cas, le problème reste insoluble. Ce
qu'il y a d'étrange dans cette question de la soumission de Taiarapu, c'est
que Wilson se contredit lui-même. Dans son ouvrage, il commence par
dire comme Vancouver, et d'après lui, qu'en 1791, l'expédition contre Taia-
rapu avait eu lieu et que le jeune fils de Pomare I" avait pris la place de
Veiatua V; puis il expose les mêmes événements en l'an 1793, d'après le récit
que lui en a fait Peter Haggerstein. N'aurait-il pas accordé trop de confiance
à cet aventurier? On ne peut s'empêcher de rêver un instant au rôle que
Peter Haggerstein s'attribue dans les événements d'Attahuru : il sauve
Hidia d'une mort certaine, et, avec deux autres Européens, il fait reculer
toute l'armée ennemie et tue l'ancien roi Amo. On ne peut objecter que
s'il s'est mis en scène, il y a mis aussi l'autre Suédois, le juif et les deux
Anglais : il ne pouvait agir autrement, puisque ceux-ci se trouvaient dans
l'île à la même époque que lui, et qu'en les supprimant, il aurait frappé
l'archipel de la société 101
A partir de la chute de Temare, de Toulia et de Veia-
tua V, l'on peut dire que la dynastie des Pomare est définiti-
vement fondée. L'usurpation de cette famille est pour le
moment violemment accomplie, en attendant qu'elle soit
volontairement acceptée.
Retiré dans sa résidence de Pare, Pomare I" tourna dès
lors ses regards vers les autres îles de l'archipel de la Société.
Vers '179/i, il envahit tout à coup l'île d'Eimeo, sous prétexte
de se venger des habitants qui avaient ravagé ^latavai dans
les guerres de 1783 et de 1773 K Ceux-ci furent défaits dans
un combat et perdirent sept hommes. La veuve de Motuaro,
Wairidi-Aohu, dut remettre la tutelle de son fils à Hidia et
à Mani-Mani, qui furent aussi désignés pour gouverner l'île
d'Eimeo au nom de Pomare. On donna comme dédommage-
ment à Wairidi-Aohu quelques endroits du district de ]Mata-
vai, à l'Est.
Mais l'œuvre de Pomare P"" ne reposait pas uniquement
sur la force. Les Pomare s'étaient attachés à faire de l'héri-
tage un moyen de conquête plus lent, mais plus sûr que la
guerre; ce prince, et les autres princes de sa famille, avaient
pris soin de contracter de riches mariages et surtout de s'al-
lier à la famille sacrée des rois de Piaiatea, ce qui était alors
un moyen excellent d'obtenir du peuple la meilleure consi-
dération pour leurs personnes-. Les Pomare avaient ainsi
acquis de nombreux domaines, en outre du Porionu, leur
d'invraisemblance son récit. Celui-ci peut donc, à la rigueur, paraître sus-
pect. Cependant, tout bien pesé, je ne crois pas que Peter Haggerstein ait
fait la supercherie de transporter en Tannée 1793 des événements qui se
seraient passés en l'année 1791, afin de pouvoir, par vantardise, s'en rendre
acteur : il se serait exposé à être démenti non seulement par l'Ecossais et
l'Irlandais, mais aussi par les indigènes, c'est-à-dire par tous ses adversaires.
D'ailleurs, les événements que je viens de raconter, d'après Wilson, me
paraissent avoir un tel caractère frappant de vérité qu'ils semblent dire que
Peter Haggerstein, pourtant si couvert de crimes, n'a pas menti en ces cir-
constances. Dès lors, je ne pouvais qu'accepter la version de Wilson,
comme j'avais accepté celle de Vancouver, et conclure qu'il y a proba-
blement eu deux soumissions de Taiarapu.
1. Wilson, A missionary Voyage, etc., p. 182.
2. De Bovis, Étal de la Société lahilienne à Varrivée des Européens.
102 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
district patronymique (Tetuanuieaaiteatua) ; une adoption
extraordinaire vint encore augmenter ceux-ci. Temare adopta
Pomare II pour fils et héritier de ses biens. Or, comme les
liens d'adoption avaient chez ces peuplades autant de valeur
que ceux du sang, Pomare II devint par eux le légitime
héritier du nom et des vastes possessions territoriales de
Temare. Quelle fut la cause de cette adoption ? Voilà ce qu'on
ignore, et il est probable qu'on ne le saura jamais. Cepen-
dant il n'est pas impossible que ce soit le désir de recouvrer
le pouvoir sur son district qui ait conduit Temare à cette
étrange adoption. En effet, vers Tannée 1797, on constate
que Temare exerce non seulement les fonctions sacerdotales
avec le titre de taata no te Atua (l'homme des dieux), mais
aussi celles de grand-chef du district de Papara, et que, de
plus, il commande le district d'Attahuru, divisé entre deux
ou trois chefs. Il résulte forcément de ce recouvrement de
pouvoir et de cette augmentation d'autorité qu'un rappro-
chement avait eu lieu entre Pomare P*", Pomare II et Temare;
autrement, si celui-ci était rentré en possession de ses
États par la voie des armes, il n'eût pas adopté le fils de Po-
mare P'", c'est-à-dire du vaincu. L'adoption de Pomare II
par Temare peut donc avoir été le prix de ce rapprochement,
après la défaite qu'avait subie ce dernier. Quoi qu'il en soit,
le district de Papara (Teriirere) fut ainsi à jamais perdu pour
les descendants d'Amo et devint un héritage de plus à re-
cueillir par la famille Pomare. Le royaume de Tahiti était
désormais assuré de droit à cette dynastie, la branche usur-
patrice devenant légitime aux yeux des indigènes par le fait
même de cette adoption. Plus tard, une grande partie de
l'île Eimeo sera obtenue encore par un héritage d'alliance,
et deux enfants de la reine Pomare IV deviendront l'un, roi
de Raiatea, l'autre, reine de Bora-Bora, les souverains de ces
îles les ayant adoptés ; mais n'anticipons pas. A l'époque qui
nous occupe, c'est-à-dire au commencement de l'année 1797,
la famille Pomare possédait déjà quelques terres à Eimeo;
l'archipel de la société 103
de plus, les îlots Tetiaroa constituaient sa propriété person-
nelle, et l'île Meetia était tombée en son pouvoir; à Tahiti
presque tous les grands districts lui appartenaient, soit par
héritage, soit par conquête : lePorionu, à Pomare P"" et Po-
mare II; Taiarapu, au frère de ce roi; Wapaiano, à son plus
jeune frère Weidua; enfin, nous venons de voir que les dis-
tricts de Papara et d'Attahuru devaient, à la mort de Temare,
revenir à Pomare II. L'unité des îles du Vent semblait donc
à ce moment à peu près faite au profit de cet arii-rahi.
Allait-elle l'être d'une manière complète ? Cela ne se pou-
vait malheureusement. Les diverses tribus qui peuplaient
ces différentes îles renfermaient en elles-mêmes un germe
de barbarie tellement prononcé qu'il leur était impossible
de respecter pendant longtemps n'importe quel pouvoir
établi; leurs convoitises perpétuelles les empêchaient d'avoir
la moindre union et par conséquent de fonder une chose
durable. x4ussi les horreurs de la guerre devaient-elles de
temps en temps reparaître et remettre chaque fois tout en
question, jusqu'à ce que la parole de l'Evangile, prêchée
par une poignée de pauvres Européens, eût apaisé la sau-
vagerie primitive qui se trouvait chez les habitants de ces
îles.
CHAPITRE II
ETABLISSEMENT DU CHRISTIANISME
Arrivée à Tahiti de missionnaires protestants anglais. — Débuts de l'évan-
gélisation. — Des Révérends sont attaqués et dépouillés. — Pomare I"
exerce des représailles sur les habitants de Pare. — Mort de Temare. —
Pomare II proclame la déchéance de Pomare I", puis il se réconcilie avec
lui après avoir consenti à l'assassinat de Mani-Mani. — Conquête de Raiatea,
de Tahaa et de Huahine par Tapoa; ce roi subit une défaite complète à
Bora-Bora. — Guerre de Rua. — Succès et revers de Pomare P"". — il rede-
vient victorieux. — Suspension des hostilités à Tahiti. — Passage de Turn-
buU. — Soumission d'Attahuru par Pomare I" ; on lui remet la statue du
dieu Oro. — Mort de Pomare I". — Gouvernement de Pomare II. — Détresse
des missionnaires. — Guerre de Pomare II ; il est vainqueur. — Il gouverne
despotiquement et cause ainsi un soulèvement général. — Guerre de Hira-
huraia ou Tire. — Défaite de Pomare II ; il se retire à Eimeo. — Il essaye
de ressaisir le pouvoir, mais il est vaincu et revient à Eimeo. — Départ des
évangélistes. — Persévérance de M. Nott dans son apostolat. — Conquête
de Bora-Bora par Tapoa. — Retour des missionnaires. — Pomare II est
rappelé à Tahiti. — Il tente vainement de reprendre possession de ses
Etats. — Mort de Tapoa. — Construction d'une école et d'une église à
Eimeo. — Conversions d'indigènes. — La restauration de Pomare II ne se
réalise pas ; il retourne à Eimeo. — Voyage de Pomare-Vahine à Tahiti.
— Guerre de religion. — Victoires des Tahitiens païens. — Augmentation
des chrétiens. — Pomare II débarque à Tahiti avec une armée. — Combat
de Narii et victoire complète des Tahitiens chrétiens. — Conclusion de la
paix. — L'île entière reconnaît l'autorité de Pomare II. — Les Tahitiens se
convertissent au Christianisme. — Destruction des marae et des idoles. —
Abolition du Paganisme dans toutes les îles du Vent et les îles Sous-le-
Vent.
L'un des principes invariables de la politique anglo-saxonne
consiste à conquérir d'abord commercialement le pays dont
elle veut s'emparer ; l'invasion militaire ne vient qu'ensuite ;
les marchands lui préparent la voie. Quand, grâce à eux, les
ressources et la topographie de la contrée convoitée sont suf-
fisamment connues, l'armée se met en marche et l'envahisse-
ment se fait. Le fruit tombe alors de lui-même, il est mûr,
l'archipel de la société 105
et les indigènes sont obligés de s'incliner : le tour est joué.
Les meilleurs auxiliaires qu'ont trouvé les Anglais pour
commencer l'application de ce principe, sont certainement
leurs missionnaires protestants, à la fois prêtres, agents et né-
gociants : par leur patriotisme ardent, parles diverses profes-
sions qu'ils exercent, ils servent mieux la cause de leur
nation que ne le font nos prêtres catholiques romains.
Lorsque l'Océanie commença à être bien connue, l'Angle-
terre s'empressa donc d'envoyer ces agents spirituels et
surtout temporels dans les parties du Pacifique qui semblaient
le plus accessibles à sa domination.
Le 24 septembre 1796, les Missions de Londres expédiè-
rent de Portsinouth un bâtiment nommé le Duff, commandé
par le capitaine James Wilson, ayant à son bord trente mis-
sionnaires, six femmes et trois enfants. Le li mars 1797, le
vaisseau arrivait à Tahiti où devaient se fixer dix-huit mis-
sionnaires. C'étaient MM. J. F. Cover (avec sa femme et son
fils), John Eyre (et sa femme), John Jefferson, T. Lewis,
ministres du saint Évangile ; Ch. Bicknell, B. Broomhall,
J. Cock, S. Clode, J. A. Gillham, W. Henry (et sa femme),
P. Hodges (et sa femme), R. Hassel (sa femme et ses deux
enfants), E. Main, H. Nott, F. Cakes, J. Puckey, W. Puckey
etW. Smith ^
Ils débarquèrent le 7 mars et furent reçus sur la plage par
le jeune roi Pomare II et sa femme Tetua, portés sur les
épaules des indigènes. Les missionnaires trouvèrent là aussi
les deux marins suédois, André Lynd et Peter Haggerstein,
établis définitivement à Tahiti. Ces deux hommes parlaient
l'anglais et la langue du pays : ils servirent d'interprètes aux
évangélistes. Le capitaine Wilson exposa le but du voyage et
1. Il n'y avait comme hommes instruits, réellement lettrés, que les quatre
ministres du saint Évangile (ils étaient âgés de 3t, 28, 26 et 31 ans) ; les
autres missionnaires, quoique sachant lire et écrire, n'étaient versés que
dans des travaux manuels ; ainsi M. Nott exerçait auparavant la profession
de maçon. (D'après le capitaine Wilson, .4 missionary voyage in Ihe ship
Duff, elc).
106 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
demanda la cession d'une terre aux Anglais. Il j eut d'abord
des difficultés, mais elles s'aplanirent grâce aux présents
offerts au souverain et à la souveraine, et surtout grâce à la
venue de Pomare P"". Celui-ci, sa femme Hidia, le roi, la
reine et leurs frères et sœurs, ainsi que le grand prêtre Haame-
nemene ou Mani-Mani se réunirent le 16 mars devant la
maison concédée aux missionnaires ; une corde était tendue
autour pour maintenir la foule à distance. Mani-Mani, en sa
qualité de président, fît une harangue et la termina par la
formule de l'abandon ^ du district de Matavai. L'interprète
Peter traduisit ce discours en anglais aux missionnaires
Bowell, Gover, etc. -. Chose étrange, ce fut le grand prêtre
d'une religion païenne qui introduisit les missionnaires chré-
tiens dans l'île.
Quand leur habitation fut prête, les évangélistes s'y logè-
rent avec les femmes et les enfants. Le 19 mars, le Révérend
Cover célébra le premier service divin devant Pomare P"" et
son peuple. L'interprète suédois répéta le sermon que les
Tahitiens écoutèrent attentivement. La cérémonie religieuse
finie, Pomare prit la main de Cover et lui dit : maitai^ maitai
(bien, bien), puis il ajouta qu'il désirait y assister à l'avenir.
Le Duffleya l'ancre, et se rendit d'abord à Tonga-Tabou,
ensuite aux îles Marquises ; il laissa dans ces deux archipels
des propagateurs de la foi évangélique et revint à Tahiti le
6 juillet. Le capitaine Wilson parcourut les divers districts
de l'île et la quitta définitivement le 4 août 1797. Le Duff
emmena un missionnaire qui retournait en Angleterre,
M. Gillham ; il avait déjà renoncé à son ministère d'apôtre ;
sa vocation s'était évanouie au contact des sauvages.
Les dix-sept missionnaires restés à Tahiti se mirent au tra-
vail. La tâche leur paraissait facile ; ils ne tardèrent pas à
1. Malheureusement ce n'était pas une donation, ainsi que le crurent d'abord
les évangélistes, mais un simple prêt : les lois du pays s'opposaient à ce que
des terres fussent données ou vendues à des étrangers.
2. D'après le missionnaire Bov^rell, historien de la relation.
l'archipel de la société 107
s'apercevoir qu'ils s'étaient lourdement trompés. Leurs ten-
tatives pour empêcher l'infanticide chez les ^r/oz échouèrent
complètement. Ilsconstatèrent que les indigènes se rendaient
au prêche comme au spectacle, uniquement par curiosité.
Les évangélistes ne firent aucune conversion et commencè-
rent à se décourager. A cette désillusion il fallait joindre la
dureté de l'existence matérielle dans ces îles pour des Euro-
péens civilisés et la nature pas toujours très satisfaisante de
leurs rapports avec les indigènes.
Ces rapports devinrent même dangereux. En mars 1798, à
Pare, quatre missionnaires furent menacés de mort et dé-
pouillés entièrement de leurs vêtements'. Ces violences et
ces vols eurent lieu avec l'assentiment de Pomare II qui était
loin de partager les sentiments dont son père faisait preuve
envers les évangélistes. Lorsque Pomare P' apprit ce qui
s'était passé, il en témoigna de grands regrets, puis exigea
la restitution des objets volés. Il n'y parvint qu'en partie, et
comme les infortunés missionnaires étaient nus, il leur donna,
pour se vêtii% des étoffes et des nattes du pays.
Les missionnaires ressentirent une telle frayeur de cette
aventure qu'ils résolurent de quitter l'archipel. Pomare P""
essaya de les retenir. Onze d'entre eux furent inflexibles et
partirent le 30 mars 1798. Les autres se laissèrent toucher
par les prières de Pomare V\ et restèrent à Tahiti : MM. Eyre,
Jefîerson, Nott, Harris, Broomhall, Bicknell et Lewis ;
(Mme Eyre partagea le dévouement de son mari).
Pomare P"" voulut punir les indigènes qui avaient offensé
ses hôtes : il envahit le district de Pare et mit à mort deux
des coupables. La population répliqua par un soulèvement ;
mais Pomare P'ie réprima sur-le-champ: quatorze des habi-
tants périrent et cinquante cases furent brûlées 2.
Au mois d'août 1798, deux navires baleiniers anglais, le
Cornwall et le Sully, relâchèrent pendant quelques jours à
1. Elus, Polynesian researches, t. I, p. 36.
2. Ibid., p. 90 et 91.
108 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Tahiti. Leur passage ne mériterait même pas d'être men-
tionné s'il n'avait été la cause involontaire d'un terrible acci-
dent. Les deux capitaines anglais donnèrent en présent à
Temare, grand -chef de Papara, une certaine quantité de
poudre de guerre. Le grain en était grossier et ce prince vou-
lut en essayer la qualité ; l'un de ses serviteurs prit un pis-
tolet, le chargea, et le tira trop près au-dessus de la poudre :
aussitôtcelle-ci s'enflamma, une explosion formidable retentit,
et six indigènes tombèrent grièvement blessés. Parmi eux
se trouvait Temare. Celui-ci vécut encore quelques jours,
en proie à d'abominables souffrances, puis, malgré les soins
qui lui furent prodigués, il expira. Ainsi périt, victime d'un
accident vulgaire, le fils d'Amo. Pomare II, qu'il avait adopté,
hérita de son district, ainsi que de ses biens.
Cependant l'envahissement du district de Pare et le châti-
ment des voleurs avaient froissé dans son orgueil l'arii-rahi;
ce district lui appartenait et les coupables n'avaient agi, au
fond, qu'avec son autorisation. Profondément irrité, Pomare 11
écouta le grand prêtre Mani-Mani, qui depuis longtemps
haïssait Pomare P'" et désirait venger de lui une offense per-
sonnelle : Mani-Mani proposa d'enlever tout pouvoir à
Pomare P*" et Pomare II accepta.
Le 23 novembre 1798, après avoir fait un sacrifice humain,
le roi et le grand prêtre entrèrent avec leurs partisans dans
le district de Matavai. Ils tuèrent quatre habitants, procla-
mèrent la déchéance de Pomare P'' et se partagèrent le dis-
trict de r ex-régent.
Le grand prêtre ne jouit que bien peu de temps de son
triomphe: Pomare P'' envoya dire à sa femme Hidia de faire
assassiner ce vieillard dangereux, et celle-ci, se rendant
auprès de son fils Pomare II, réussit par ses prières à lui
arracher son consentement à la mort de son ami. Ils ne tar-
dèrent pas dans l'accomplissement de leur sinistre dessein.
Le 3 décembre 1798, pendant que le grand prêtre passait
devant le mont Taharaï, en allant à Pare, un serviteur d'Hidia
l'archipel de la société 109
se jeta sur lui et l'assassina K Avec Mani-Mani disparut le plus
remarquable orateur, poète et savant indigène. Le résultat de
sa mort fut une réconciliation complète entre Pomare I"' et
Pomare II ; l'ex-régent rentra en possession de son district
de Matavai.
Le 23 novembre 1799, il advint un événement déplorable.
Le pasteur Lewis s'était épris d'une jeune Tahitienne et l'avait
épousée malgré les remontrances des autres Révérends qui
trouvaient répréhensible un mariage avec une femme non
chrétienne. A la suite de cette union ils avaient cessé de fré-
quenter Lewis, sauf aux offices religieux. Ce dernier habitait
assez loin une case située dans la partie orientale du district.
Le 23 novembre, ses collègues le trouvèrent mort dans sa
demeure, le front fracassé. Interrogée, sa femme répondit
qu'il s'était tué dans un accès de folie ; mais plus tard on sut
la vérité : le malheureux Anglais avait été assassiné.
Vers l'année 1800, il se créa dans un village de l'île Bora-
Bora un parti soi-disant libéral ; il ne tenait pas compte des
différentes classes jusque-là en vigueur chez les diverses
peuplades de l'archipel de la Société : il traitait sur le pied
d'égalité parfaite tous les indigènes, qu'ils fussent Arii, Raa-
tira, ou Manahune. Un homme remarquable, Tapoa, neveu du
fameux roi Puni, était le chef de cet original parti politique.
Avec son concours, il soumit successivement les îles Tahaa,
Raiatea et Huahine, et devint ainsi le roi le plus puissant des
îles Sous-le-Vent. Lui et ses adeptes prêchaient la liberté et
l'égalité ; mais ils les voulaient pour eux-mêmes, et non pas
pour les autres. C'est du moins ce qui ressortait de leurs
actes : ils pillaient le pays où ils abordaient, enlevaient aux
habitants tout ce qu'ils possédaient, et en faisaient leur profit
personnel. Tapoa avait fixé sa résidence à Raiatea, et, de là,
il entreprenait ses rapines, avec l'aide de ses partisans. Leur
avidité ne cessant de s'accroître malgré leurs gains, une op-
1. Ellis, Polynesian researches, t. I, p. 80.
110 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
position formidable commença à se manifester contre eux
parmi leurs compatriotes de Bora-Bora ; mais ils n'en conti-
nuèrent pas moins leurs violences et, finalement, les chefs
et une partie du peuple de cette île leur résistèrent ouver-
tement. Aussitôt le roi Tapoa rassembla une armée de près
de quatre mille hommes, composée des naturels de Tahaa,
de Raiatea, de Huahine et même de Tahiti; puis il s'embarqua
sur des pirogues et partit avec elle pour Bora-Bora. Les habi-
tants de cette île ne tentèrent pas de lui disputer le passage
de la mer ; ils ne le pouvaient pas, ils n'étaient pas assez
nombreux : leur petite armée ne s'élevait pas au-dessus de
neuf cents hommes. Ce fut donc en toute tranquillité que celle
de Tapoa accomplit sa traversée de Raiatea à Bora-Bora.
Son débarquement ne fut pas non plus inquiété, et il aurait
peut-être pu l'être : il s'opéra dans la baie d'Anao située sur
la côte est de Tîle. Les guerriers de Bora-Bora avaient fait
quelques préparatifs de défense ; ils avaient construit des
fortifications sur leslieux par trop faciles à enlever. Les assail-
lants essayèrent de les prendre d'assaut et ne parvinrent pas
à les emporter; ils furent repoussés et perdirent un Anglais
qui servait dans leurs rangs. Alors, comme pour passer leur
colère, ils allèrent dévaster les cases de la baie de Fanui.
Mais, tout à coup, les guerriers de Bora-Bora firent une
sortie, tombèrent sur eux, et il s'ensLiivit un combat dans les
plaines de Tahu-Ruai. Après une lutte acharnée, Tapoa et
son armée subirent une défaite si complète qu'ils durent
abandonner immédiatement leur entreprise et retourner sur
leurs pirogues à Raiatea '.
Cette désastreuse expédition n'ébranla pas la domination
de Tapoa sur les autres îles Sous-le-Vent : il conserva son
royaume de Tahaa et ses possessions de Raiatea et de Hua-
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 511 et512. — Du-
MONT D'Urville. Voyage pittoresque autour du monde, t. I,p.540. — Il est évi-
dent que les récits de ces deux auteurs, malgré leurs variantes, font allusion
aux mêmes événements; ils se complètent l'un l'autre.
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 111
hine qu'il gouvernait personnellement, ou par l'entremise
des rois et des chefs de ces îles. En effet, il paraît résulter
de plusieurs renseignements un peu postérieurs seulement
à ces événements^, que lors de la conquête de Raiatea et de
Huahine, Tapoa avait respecté la souveraineté de leurs rois
et de la plupart de leurs chefs. C'est ainsi que Tamatoa con-
tinuait de régner à Raiatea; mais, comme Tapoa y demeurait
également, malgré la proximité de son île Tahaa, l'influence
de Tamatoa à Raiatea était à peu près nulle; au contraire,
celle de Teriitaria, roi de Huahine, était assez importante
dans cette île. Tapoa, roi de Tahaa, se contentait de la suze-
raineté qu'il exerçait sur ces monarques et sur les chefs pla-
cés au-dessous d'eux. C'était, en somme, le même système
politique qu'aux îles du Vent.
Celles-ci ne se ressentirent pas de ces nouveaux événe-
ments et les Pomare ne furent pas inquiétés par Tapoa, leur
rival en puissance; il y eut même échange de bonnes rela-
tions entre les deux gouvernements.
Le V janvier 1800, le missionnaire Harris quitta Tahiti;
en revanche, son collègue Henry, accompagné de sa femme,
revint dans l'île.
Le 5 mars de la même année, l'on commença la construc-
tion de la première chapelle du culte R^éformé ; celle-ci fut
élevée auprès du tombeau de Lewis.
Le 10 juillet 1801, le Royal admirai ]eta l'ancre à Matavai,
et débarqua, trois jours après, de nouveaux missionnaires.
Aucun indigène pourtant ne s'était converti. Les Tahitiens
continuaient d'adorer leur grand dieu Oro. Sa statue se trou-
vait placée dans le marae d'Attahuru . Les naturels de ce
district tenaient beaucoup à la conserver parce qu'elle leur
assurait de nombreux privilèges religieux qui les proté-
geaient contre leurs ennemis. Pomare P'' et son fils voulu-
rent s'emparer de la statue du dieu; ils prétendirent que
1. Ce que le capitaine Turnbull a raconté avoir vu en 1802 lors de son
passage aux îles Sous-le-Vent.
112 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
celui-ci leur était apparu en songe et leur avait ordonné de
le transporter à Tautira dans la presqu'île de Taiarapu. Rua
et les autres chefs d'Attahuru refusèrent de livrer l'idole.
Tout à coup Pomare 11 la fit saisir par ses partisans et porter
dans la pirogue royale. Les gens d'Attahuru ne s'attendaient
pas à cette violence : ils ne purent se défendre. Pomare II
mit aussitôt à la voile et se rendit à Papara. Mais Oro pou-
vait être irrité de ce changement de résidence, et, pour
l'apaiser, Pomare II accomplit un sacrifice humain : à défaut
d'un prisonnier il immola un de ses serviteurs ^ Tel fut le
commencement de la longue guerre de Rua (Te Tamai-ia
Rua), du nom du principal chef de la résistance.
Les naturels d'Attahuru envahirent le district de Tettaha,
en tuèrent les habitants et brûlèrent toutes les cases. Rua
et ses guerriers surprirent Pomare à Tautira, lui infligèrent
une sanglante défaite, et reprirent la statue du dieu Oro. Le
roi fut contraint de se retirer à Matavai.
Sa position était critique ; il voulait se réfugier dans l'île
Eimeo. Les missionnaires l'empêchèrent de quitter Tahiti.
Ils espéraient que ses revers ne continueraient pas et ils
avaient intérêt à conserver auprès d'eux un prince qui les
avait toujours protégés. Ils relevèrent son courage et lui mon-
trèrent l'exemple. Ils construisirent des palissades aux alen-
tours de la Mission, et, par prudence, démolirent la chapelle.
Alors Pomare P*" rassembla de nouveaux hommes, puis il
attendit l'occasion d'agir.
Elle se présenta en avril 1802. A cette époque, les guerriers
d'Attahuru commirent l'imprudence d'aller tous à Taiarapu,
laissant ainsi leur district ouvert à l'ennemi. Aussitôt Po-
mare I*"" y entra et massacra les vieillards, les femmes et les
enfants. En cette circonstance, le Suédois André Lynd se
rendit complice d'une foule d'atrocités.
Les guerriers d'Attahuru se préparèrent à de nouveaux
1. MoERENHOUT, Vogaçes aux îles du Grand Océan, t. II, p. 430 et 431.
l'archipel de la société 113
combats. Voyant cela, les missionnaires résolurent de faire
soutenir par des Européens la cause de Pomare V. Ils s'adres-
sèrent au commandant du navire anglais le Nautilus, qui
-venait d'arriver à Tahiti. Sur leur demande, le capitaine
Bishop consentit à appuyer, avec une partie de son équipage,
les troupes de Pomare. Celui-ci partit donc avec son armée
€t un groupe d'Anglais composé du capitaine Bishop, d'un
officier du Naulilas et de vingt-trois marins. Un seul mis-
sionnaire se joignit à eux, mais ce fut en qualité de chirur-
gien; les autres restèrent à Matavai.
La rencontre eut lieu dans le district d'Attahuru le 3 juil-
let 1802. Des deux côtés on se battit avec fureur; mais les
auxiliaires de Pomare étaient munis de fusils et de pistolets;
ils avaient en outre une pièce de canon du calibre de quatre;
les gens d'Attahuru ne purent tenir contre la supériorité des
armes européennes : ils furent vaincus et perdirent dix-sept
guerriers parmi lesquels le chef Rua. Un groupe de naturels
de Papara qui rejoignait ses alliés d'Attahuru fut entière-
ment détruit le même jour^
Pomare offrit la paix : ses ennemis la refusèrent. Toute-
fois il y eut une suspension d'hostilités en août 1802. Le 19
du même mois, la Vénus étant arrivée, le Naulilas s'en alla.
L'archipel redevint alors à peu près calme, sauf à Eimeo où
il y eut des révoltes. Pomare y gagna une grande bataille
dans laquelle périt un vingtième des rebelles 2.
En septembre 1802, le Margaret mouilla dans la rade de
Matavai. Il avait à son bord le capitaine Turnbull. Celui-ci
eut beaucoup de peines à se ravitailler, tant les vivres étaient
devenus rares par suite de la récente guerre. De plus, l'île était
en ce moment ravagée par d'affreuses maladies que les indi-
gènes prétendaient avoir été importées par les Européens^.
1. MoERENHOUT, Voyages aux [les du Grand Océan, t. II, p. 438.— Ellis, Poly-
nesian researches, t. I, p. 114 et 115.
2. MoERENHOUT, Voyagcs aux îles du Grand Océan, t. II, p. 440.
3. Turnbull, Voyage round the World, p. 326 et 334.
114 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le capitaine anglais vit ainsi mourir une foule de jeunes
gens dans toute la force de l'âge.
Au mois de novembre 1802, Hapai ou Otey ou bien encore
Teu mourut de vieillesse dans sa demeure de Matavai. Il
était la tige de la dynastie régnante à Tahiti ; mais il n'avait
jamais joiii de la même puissance que son fils et son petit-
fils. Sa mort n'eut aucune influence sur les affaires du pays.
C'est grâce aux relâches du Margaret que nous avons
quelques renseignements sur les îles Sous-le-Vent à cette
époque. Teriitaria continuait de régner à Huahine ; Tamatoa
était aussi toujours roi de Raiatea; mais le roi de Tahaa de-
meurait également dans cette île et commandait en chef les
guerriers de Raiatea et de Tahaa ^ ; ce devait être Tapoa.
Celui-ci déclara au capitaine Turnbull qu'il n'avait aucun
pouvoir sur Bora-Bora, qui se trouvait alors indépendante.
Désireux de se procurer des armes à feu et d'attirer à lui
des auxiliaires européens, il facilita la désertion de quelques
convicts et essaya de s'emparer du navire anglais : le capi-
taine Turnbull n'échappa à cette attaque qu'au prix des plus
grands efforts.
Cependant Pomare P'' n'avait pas renoncé à ses entreprises.
Il rassembla ses guerriers et se mit en marche avec eux au
commencement du mois d'août 1803. Son frère Weidua,
Pomare II, le jeune grand-chef de Taiarapu, leur mère Hidia,
et sa sœur Wairidi Ahou, l'accompagnaient. Ce fut, dit-on,
durant cette marche que le jeune chef de Taiarapu expira;
il était depuis quelque temps atteint de la phtisie, et, mal-
gré les soins que les siens lui avaient prodigués, il suc-
comba à cette terrible maladie. Pomare P"" n'en continua pas
moins son expédition. Ses forces, qui étaient considérables,
entrèrent dans le district d'Attahuru. Effrayés de leur infé-
riorité, ses adversaires se soumirent et lui remirent enfin
la statue du dieu Oro. Pomare I" déposséda tous les grands-
1. Turnbull, Voyage round Ihe World, p. 163 et 187.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 115
chefs au profit de ses amis; le district d'Attahuru fut com-
plètement assujetti '.
Pomare P"^ mourut subitement dans le district de Pare le
3 septembre 1803, à l'âge de cinquante ou soixante ans, on
ne sait au juste 2. Son frère Weidua ne lui survécut guère
il mourut dans le courant du même mois ou quelques se-
maines après, le corps complètement rongé par l'abus des
boissons fortes.
Hidia prit les missionnaires sous sa protection.
Pomare 11 se retira à Eimeo, où il emmena la grande sta-
tue du dieu Oro. Le roi resta dans cette île pendant les
années 1804 et 1805. Sur la proposition des pasteurs anglais
il permit l'impression à Londres du premier livre pour les
écoles. En janvier 1806, le roi retourna à Tahiti et y ramena,
dans sa pirogue sacrée, l'idole d'Oro.
Quelque temps après, Pomare II se rapprocha des mission-
naires. Il avait besoin d'eux : il désirait apprendre à lire. Ceux-
ci se firent donc professeurs, et le prince se mit avec ardeur
à l'étude. Il ne se laissa pas rebuter par les premières diffi-
cultés, et travailla si bien, qu'il parvint à savoir lire et écrire.
Dès lors il vécut en meilleurs termes avec les évangé-
listes.
Malgré leurs efforts, le Christianisme n'avait guère fait de
progrès. De plus, leurs ressources étaient épuisées. Ils envi-
sageaient l'avenir avec tristesse. L'un d'eux ne voulut plus
continuer à prêcher l'Evangile à des âmes aussi obstinées :
le pasteur Shelly et sa famille quittèrent l'île le 9 mars 1806.
Au mois de juillet de la même année, Tetua mourut des
suites d'un avortement volontaire. Elle était âgée de vingt-
1. TuRNBULL, Voijage round the World, p. 321 et 322.
2. Pomare I" était monté avec deux serviteurs dans sa pirogue afin d'aller
visiter un navire anglais; durant le trajet entre le rivage et ce bâtiment, il
sentit tout à coup une violente douleur dans le dos; il y porta la main, se
leva vite, mais retomba sur le côté de l'embarcation où il mourut immédia-
tement. — TuRNBULL, Voyage round the World, p. 324.
116 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
quatre ou vingt-sept ans. L'épouse de Pomare II était fille de
Motuaro, le défunt chef d'Eimeo.
A cette époque, Pomare II était roi des îles du Vent et
des Tuamotu; presque tous les grands-chefs de districts le
reconnaissaient comme tel. Mais son autorité n'était que celle
d'un suzerain sur ses grands vassaux; ceux-ci la discutaient
souvent, et la rejetaient parfois; il n'était obéi d'une façon
absolue que dans ses anciens domaines héréditaires ; au
dehors, il devait compter avec la puissance des chefs.
Vers le milieu de l'année 1807, le Suédois André Lynd mou-
rut. 11 s'était rendu redoutable par son courage et son adresse.
La paix régnait depuis près de quatre ans, lorsqu'on juin
1807 Pomare II attaqua tout à coup, sans déclaration de
guerre, le chef Taatarii, successeur de Rua*. Surprise à Pa-
navia, l'armée de ce dernier subit une défaite complète : cent
hommes furent tués, parmi lesquels les principaux chefs
d'Attahuru ; néanmoins Taatarii parvint à s'échapper. Le roi
se dirigea ensuite sur Papara, où commandait le grand-chef
Tati. Averti à temps, celui-ci put s'enfuir avec son peuple
dans les montagnes. Toutefois, durant cette nuit, beaucoup
de vieillards, de femmes et d'enfants furent pris et mis à
mort par les troupes de Pomare composées surtout de natu-
rels des îles Sous-le-Vent. Celui-ci se rendit après par mer
à Tautira (presqu'île de Taiarapu) où il offrit au dieu Oro
un grand nombre de cadavres. \
Taatarii voulut avoir sa revanche : il réunit une troupe
d'hommes et livra combat au parti de Pomare II. Dès le début
de l'action, il fut blessé et réduit à se renfermer dans un
petit fort que l'armée du roi assiégea immédiatement. A la
fin de la journée le fort fut emporté d'assaut et Taatarii périt
dans la mêlée. Les vainqueurs ravagèrent alors le district de
Papara et massacrèrent tous les habitants qu'ils rencontrè-
rent. En cette circonstance la cruauté de Pomare II égala
1. MoERENHouT, Voyages aux (les du Grand Océan, t. II, p. 445.
l'archipel de la société 117
sa perfidie. Une maladie obligea enfin le roi à s'arrêter, et
la guerre cessa.
Le 26 septembre 1807, les missionnaires perdirent leur
président le pasteur Jefferson*.
Pomare II recouvra la santé. Enivré de ses victoires il se
mit à gouverner despotiquement. Il commit en outre la ma-
ladresse de permettre à ses vaillants auxiliaires de s'intro-
duire chez ses sujets et de s'y livrer à des actes abominables.
Le joug devint intolérable, et, à l'occasion de l'enlèvement
de la femme d'un nommé Metuave, Tahiti tout entière s'in-
surgea à la voix du grand-chef Pafai. Ainsi commença, en
octobre 1808, la longue guerre de Hirahuraia ou Tire ~.
Après une série de défis et de combats, Pomare II fut
vaincu le 22 décembre à Wapaïano, puis chassé de Tahiti et
réduit à se retirer à Eimeo. Les vainqueurs occupèrent les
districts de Pare et de Matavai; là, ils détruisirent l'établis-
sement de la Mission.
Au milieu de tous ces troubles qu'étaient devenus les
évangélistes anglais ? Ils avaient pris peur et s'étaient enfuis
de Tahiti, sur une petite goélette, le 10 novembre 1808; ils
avaient été se réfugier à Huahine.
Pomare II séjourna quelque temps à Eimeo; puis il fit une
tentative pour ressaisir le pouvoir; mais il échoua et perdit
vingt- quatre guerriers. Il se retira alors à Pare, et là, il
attendit des renforts qui devaient venir des îles Sous-le-
Vent, vassales de Tahiti au point de vue politique. En effet,
il arriva des forces assez considérables commandées par
Mahine, chef de Huahine; de plus, Patiti, Amore, Tanarai,
Tiari, Ohai, guerriers célèbres des îles Tahaa, Raiatea et
Bora-Bora, ainsi que les rois de ces îles, se joignirent à
cette expédition.
A son approche, Pafai, Hitoti, Taute, et d'autres chefs
1. Lesson, Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille », t. I,
p. 243.
2. MoERENHOUT, Voyaçes aux îles du Grand Océan, t. II, p. 448.
118 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
tahitiens mirent d'abord en sûreté à Haïna les vieillards, les
femmes et les enfants ; ensuite ils continuèrent leur marche
et se portèrent bravement à la rencontre des ennemis. Dès
que ceux-ci parurent, un engagement eut lieu. 11 dura long-
temps. Mais Patiti, Amore et tous les principaux guerriers
de Pomare furent tués, et le parti de l'arii-rahi dut battre en
retraite. Les chefs et les guerriers des îles Sous-le-Vent se
rembarquèrent immédiatement et retournèrent chez eux ^
Pomare II fut encore une fois obligé de se retirer à Eimeo,
après avoir perdu jusqu'à ses Etats héréditaires.
Ce nouvel échec découragea les missionnaires réfugiés à
Huahine ; ils perdirent l'espoir de voir revenir la paix à
Tahiti et de pouvoir y continuer leurs travaux évangéliques.
Alors ils résolurent de s'en aller pour toujours de cet archi-
pel inhospitalier : le 29 octobre 1809, ils partirent de Huahine
et voguèrent vers Port-Jackson (Australie). Seuls, restèrent
MM. Hayward et Nott. M. Hayward continua à demeurer à
Huahine; M. Nott passa dans l'île Eimeo et se fixa auprès
de Pomare II 2.
Quoique se trouvant dans la plus noire misère et en pré-
sence de périls continuellement renaissants (on tenta plu-
sieurs fois de l'assassiner), ce missionnaire ne désespéra
pas de son œuvre. La cause de Pomare II paraissait perdue
aux yeux des plus clairvoyants; lui, n'abandonna pas le roi
vaincu et resta à ses côtés : il le plaignit, le consola, et devint
son ami. M. Nott n'oublia jamais le but qu'il se proposait
d'atteindre, et, dans ses conversations avec le monarque
déchu, il sut adroitement mêler à ses paroles d'encourage-
ment quelques citations choisies dans la Bible, et de circon-
stance...
Au commencement de l'année 1810, l'autorité du roi était
entièrement abaissée. Il chercha à la relever en contractant
une liaison avec une des filles de Tamatoa, roi de Raiatea,
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 450.
2. MoERENHOUT, Voyaçes, etc., t. II, p. 451
l'archipel de la société 119
son allié. (Ce qui ne l'empêclia pas plus tard, vers le milieu
de l'année 1812, d'épouser Ariitaria, la sœur de cette femme :
les usages du pays autorisaient cette licence de mœurs.)
Tamatoa était très probablement à cette époque le roi le plus
important des îles Sous-le-Vent après le fameux Tapoa.
Celui-ci ne cessait d'y grandir en puissance. Cette année-
là, il gagna une grande bataille à Bora-Bora, sur les bords
de la baie de Bola, près du grand marae de Puni. Toutefois
il n'abusa pas de la victoire et se montra même généreux :
il pardonna à Mai, son rival, homme d'une naissance illustre,
et l'associa à son pouvoir \ Désormais toutes les îles Sous-le-
Vent furent placées sous sa suzeraineté ~.
Des mois s'écoulèrent, et Pomare II se trouvait toujours en
exil. Le malheur commençait à modifier ses croyances. Il
songea à rappeler les missionnaires qui s'étaient établis à
Port-Jackson. Sur son invitation, ils s'embarquèrent et re-
vinrent à Eimeo vers la fin de l'année 1811.
Ils secondèrent M. Nott dans son œuvre, prêchant l'Evan-
gile dans l'entourage du roi. Mais il était inutile d'espérer
la conversion de la plupart des sujets sans avoir celle du
maître, et Pomare II hésitait toujours. On ne renonce pas
facilement à ce que l'on a été habitué à respecter toute sa vie
et Pomare II craignait toujours ses dieux. Cependant le
dédain par lequel ceux-ci répondaient à son attachement
était tellement visible que le malheureux prince se décida à
se faire baptiser. II essaya aussi d'y amener les rois de
1. P. Lesson, Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille », t. I,
p. 450 et i51.
2. Le Révérend Williams dit que Tapoa fut un grand guerrier, le Bonaparte
des îles Sous-le-Vent. Malheureusement ce missionnaire, ses collègues et
les navigateurs du dix-huitième et du dix-neuvième siècle ne nous ont pas
laissé d'importants documents politiques sur ces îles; tous se sont bornés
à ne s'occuper presque entièrement que de Tahiti, comme étant la princi-
pale des îles de l'archipel de la Société. On ne peut que regretter vivement
cette lacune, car les peuplades des îles Huahine, Raiatea, Tahaa et Bora-
Bora avaient leur originalité propre. De plus, les rares renseignements qui
nous sont parvenus sur elles sont même souvent si obscurs ou si contra-
dictoires que l'historien est obligé de n'en accepter que quelques-uns, ou
bien de les rejeter tous.
120 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
Tahaa et de Raiatea ainsi que le chef de Huahine et d'Eimeo^
qui se trouvaient à cette époque auprès de lui comme alliés ;
mais Tapoa, Tamatoa et Mahine lui déclarèrent fermement
qu'ils resteraient toujours les fervents adorateurs du dieu
Oro. Malgré cette espèce de blâme que ceux-ci semblaient
jeter sur sa détermination, Pomare 11 demanda le baptême
le 18 juillet 1812. Mais les missionnaires craignirent qu'il n'y
fût pas suffisamment préparé et ils lui proposèrent de re-
mettre cette cérémonie à un peu plus tard, jusqu'à ce qu'il
fût plus instruit des devoirs qui incombaient à un chrétien,
L'arii-rahi s'inclina devant le désir des missionnaires.
Ils avaient raison, car ce n'était pas la foi qui le guidait en
cette circonstance, il ne faut conserver aucun doute à cet
égard; lui-même l'a déclaré : il voulait simplement tenter
l'emploi d'une dernière ressource.
Mais, juste au moment où il demandait le baptême, deux
chefs de Tahiti vinrent lui ofï'rir de reprendre son gouver-
nement. Espérant que d'autres chefs suivraient ceux-ci, il
s'empressa d'accepter. Le 13 août 1812, il quitta Papetoai, le
lieu où il résidait sur l'île Eimeo, et se rendit avec les rois
des îles Sous-le-Vent et tous ses partisans à Tahiti, dans le
district de Pare. Mais le chef Upufara, et plusieurs autres
chefs, refusèrent de se ranger sous l'autorité de Pomare 11,
et la guerre continua dans les districts d'Attahuru et de
Papara. Pendant ce temps-là, la mort enleva le roi Tapoa i,
et Pomare II se trouva ainsi privé de son plus puissant allié.
Heureusement ses ennemis ne vinrent pas l'attaquer dans
son district de Pare, sans quoi il y eût été peut-être en péril.
L'arii-rahi continua donc d'y séjourner en attendant des jours
meilleurs.
En février 1813, le district de Matavai se soumit ; Po-
mare II l'occupa au mois de juin. Deux missionnaires
MM. Scott et Hayward profitèrent de cette accalmie pour
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 512 et 513.
l'archipel de la société 121
visiter le district de Pare et la vallée d'Hautahua. Ils rencon-
trèrent dans cette dernière deux de leurs anciens convertis
les nommés Oito et Tuahine . Ces deux indigènes avaient
été les premiers néophytes de Tahiti et avaient fait eux-
mêmes des prosélytes. Les deux missionnaires se risquèrent
à faire le tour de l'île en prêchant; personne ne les en empê-
cha, et ils s'empressèrent alors d'apprendre leur réussite à
leurs confrères d'Eimeo.
Pomare II avait donné l'ordre de construire une école et
une église à Eimeo. On ouvrit celle-ci le dimanche 25 juil-
let 1813. Le lendemain, trente et un indigènes déclarèrent à
M. Nott qu'ils renonçaient aux idoles. Quelques jours après^
onze indigènes agirent de même; parmi eux se trouvaient
Taaroarii, fils de Puru, chef de Huahine , et Matapuupuu,
grand prêtre de cette île. Taaroarii avait fixé le camp de se&
guerriers alliés de ceux de Pomare II à Teatabua, village
situé à cinq milles de Papetoai. Le 28 juillet, il pria M, Nott
de vouloir bien y venir annoncer la doctrine de Jésus-Christ.
L'évangéliste se rendit en ce lieu et prononça un discours
dont le résultat immédiat fut la conversion de Patii, grand
prêtre d'Eimeo. Le lendemain, dans l'après-midi, celui-ci
brûla publiquement ses idoles, et dit, à ses compatriote»
affligés, qu'il regrettait d'avoir été jusqu'alors un prêtre de
faux dieux.
Le Christianisme faisait aussi de grands progrès à Tahiti ;
le nombre des adeptes augmentait sans cesse. Mais la res-
tauration de Pomare II ne se réalisait pas dans les autres
districts; les chefs refusaient de se soumettre à l'arii-rahi.
Las d'attendre, celui-ci dut, vers 181 /i, retourner à Eimeo.
Tamatoa, son frère et divers autres chefs étaient aussi partis
un peu auparavant pour retourner chacun dans leurs îles.
Tous ces auxiliaires de Pomare, qui avaient déclaré autrefois
qu'ils resteraient toujours fidèles au culte d'Oro, s'étaient
laissés depuis gagnera la nouvelle doctrine, et sans être réel-
lement chrétiens étaient en train de le devenir. Ils allaient à.
122 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
leur tour importer dans leurs îles les croyances qu'ils avaient
reçues et répandre ainsi encore plus la nouvelle religion.
En 1815, Pomare-Vahine fit un voyage à Tahiti. Elle était
accompagnée de sa sœur et d'un nombreux cortège de chré-
tiens. Ils visitèrent principalement les districts de Pare et
de Matavai où presque tous les habitants avaient renoncé à
l'idolâtrie et voulaient adopter le Christianisme. Les naturels
restés païens n'en continuaient pas moins à y accomplir
publiquement les cérémonies de leur culte. Or il y avait
parmi les gens de la suite de Pomare-Vahine un chrétien
fanatique nommé Farefau. Un jour, à Pare, pendant une
cérémonie païenne, Farefau insulta un prêtre de la religion
tahitienne, et s'écria à la vue des idoles : « Ce sont donc là
les puissances dont la colère nous menace ! eh bien, je vais
vous convaincre de leur incapacité à se préserver elles-mêmes
de la destruction. » Aussitôt il saisit et jeta au feu les plumes
rouges qui recouvraient les images des dieux. Les chefs
païens de Pare, Matavai et Wapaïano, résolurent de venger
cette offense, et comme ils craignaient de n'être pas assez
puissants, ils s'allièrent à Upufara, chef des Oropaa du district
d'Attahuru et des guerriers de Papara, et au chef de Panavia.
Une nouvelle guerre connue sous le nom de « guerre de
religion » éclata. Les Tahitiens païens (et c'était le plus
grand nombre) se conjurèrent et décidèrent d'exterminer
tous les Boure-Aiaa ^ le 7 juillet 1815, à minuit^; les maisons
devaient être incendiées et les prisonniers massacrés immé-
diatement. Mais le secret fut mal gardé : avertis à temps,
les chrétiens purent s'échapper; ils s'embarquèrent dans des
pirogues et partirent pour Eimeo.
Les conjurés arrivèrent les uns après les autres, et tous
trop tard : leur coup était manqué. Cependant Pomare-Vahine
1. « Prière à Dieu » : surnom que les Tahitiens païens donnaient par déri-
sion aux chrétiens parce que ceux-ci priaient le matin et le soir, avant et
après leur repas, à chaque instant enfin.
2. Ellis, Polynesian researches, t. I, p. liO.
l'archipel de la société 123
s'était attardée à Pare. Un inspiré, le nommé Maro ou Are-
taminu pressa Upufara et le chef de Panavia d'aller l'atta-
quer; mais ceux-ci refusèrent et répondirent qu'ils ne vou-
laient pas de mal à cette femme ni à ses gens. Elle parvint
ainsi à se sauver. Les chefs païens s'étaient toujours jalou-
sés, et rendus furieux par leur échec, ils se reprochèrent
mutuellement l'évasion des chrétiens; des paroles extrême-
ment vives furent échangées ; bref la querelle aboutit à une
rupture et les coalisés devinrent des ennemis. Upufara ras-
sembla son armée et marcha contre les Porionu', habitants
des districts du nord et du nord-est de Tahiti. Les hostilités
recommencèrent.
L'inspiré Maro, qui se trouvait avec Upufara et ses alliés,
leur promettait la victoire. Ils l'eurent, en effet, pendant
quelque temps : les Porionu furent battus à Papaoa, un chef
de Matavai, tué, et les vaincus, obligés de demander la paix.
Les Tahitiens païens alliés l'accordèrent, mais à la condition
qu'un chrétien serait immolé au dieu Oro et à son inspiré
Maro. Les Porionu firent porter à Papaoa le cadavre d'un
jeune néophyte. Maro le renvoya à Matavai, exigeant cette
fois l'incendie de plusieurs bâtiments publics. Les Porionu
exécutèrent l'ordre fatal. Mais à la vue des flammes, Maro
s'écria : « Victoire ! » puis il promit le triomphe à Upufara
s'il voulait de nouveau attaquer les Porionu. Ce chef ne de-
mandait pas mieux : il marcha donc encore une fois contre
ces infortunés. Ceux-ci cherchèrent alors un refuge dans
leur fort d'Apeano, laissant les coalisés mettre le district à
feu et à sang. Les vainqueurs, après avoir tout massacré et
tout détruit, vinrent encore assiéger cette forteresse. Terri-
fiés, les Porionu n'opposèrent qu'une faible résistance ; ils
laissèrent l'ennemi pénétrer dans les murs, et, désespérés,
se sauvèrent dans les montagnes^. Upufara était maître de
l'île.
1. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 461.
2. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 461 et 462.
124 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
La question politique devenait une question religieuse.
Les chrétiens ne cessaient d'augmenter. Il y en avait un peu
partout, mais surtout à Eimeo et à Tahiti, En juillet 1815, le
nombre des convertis était presque aussi grand que celui
des païens.
Cependant, bien résolu à renouveler ses tentatives, Po-
mare 11 organisait Line nouvelle expédition.
Les vaincus de Tahiti s'étaient réfugiés auprès de lui, à
Eimeo, renforçant ainsi son parti. Un guerrier converti des
îles Sous-le-Vent, le chef Mahine, homme réputé par sa
bravoure, lui ofîrit ses services et lui amena une petite
troupe d'indigènes. Pomare 11 avait en plus l'appui de sa belle-
sœur Teautaria, reine de Huahine, femme étrange, douée
d'un rare courage, et possédant ce dont les Polynésiens sont
ordinairement dépourvus, la persévérance. Lorsque ses pré-
paratifs furent terminés, Pomare s'embarqua avec ses guer-
riers pour Tahiti, au mois d'octobre ou novembre 1815. La
traversée ayant été heureuse, il jeta l'ancre à Papeete et
descendit à terre avec sa petite armée : ses forces ne dépas-
saient pas mille hommes.
Le dimanche i2 novembre, huit cents chrétiens se rendi-
rent au temple de Narii ^ près de Punavia dans le district
d'Attahuru à l'O.-S.-O. de l'île, pour assister au service
divin.
Pendant la cérémonie des cris retentissent tout à coup :
« Tamai ! Tamai ! » (guerre ! guerre !). Ce sont Upufara,.
Maro et leurs troupes païennes qui attaquent les chrétiens.
Quoique surpris, ceux-ci ne lâchent pas pied : ils saisissent
leurs armes qu'ils ont heureusement emportées et font face
au danger. La lutte s'engage. Upufara est là, excitant ses
hommes et montrant le plus grand courage ; les partisans
de Pomare, de leur côté, combattent aussi héroïquement ;
on distingue parmi eux : Upaparu, Hitoti, Pomare-Vahine et
1. Elus, Polynesian researches^ t. I, p. 2il . — Moerenhout, Voyages aux îles
du Grand Océan, t. II, p. 466.
l'archipel de la société 125
Mahine, chef de Hualiine. Les païens semblent au début
devoir l'emporter, lorsque leur chef Upufara reçoit une balle
et tombe. La blessure est mortelle ; il le sent, et se tournant
vers les siens: « Vengez ma mort », dit-il. Et les païens, un
instant ébranlés par ce malheur, recommencent à se battre
avec fureur. La valeur est égale des deux côtés, mais les chré-
tiens ont plus d'armes à feu que leurs adversaires : les païens,
à la fin, sont vaincus ; ils abandonnent la lutte et les chré-
tiens remportent une victoire complète ^
Pomare II n'abusa pas de son triomphe et se montra clé-
ment : il interdit à sa troupe de poursuivre les fuyards et
empêcha leur massacre 2, chose inouïe jusque-là chez ces sau-
vages. Il leur ofïrit généreusement la paix et ceux-ci se hâ-
tèrent de l'accepter. Cette conduite habile contribua plus
peut-être que son succès à lui assurer la soumission de ses
ennemis. L'île entière reconnut son autorité et la plupart
des indigènes demandèrent à s'instruire de la religion chré-
tienne. On envoya chercher MM. Nott etBicknell qui vinrent
prêcher devant eux. Bientôt tous les naturels se conver-
tirent. Pomare II ordonna de détruire partout les marae et les
idoles, notamment à Tautira (Taiarapu). Les missionnaires
s'empressèrent d'enfouir ou de faire passer au feu celles
qu'ils ne purent briser (elles étaient taillées dans le roc) ; les
statues en bois furent dépouilléesde leurs ornements etbrùlées
par les Tahitiens chrétiens. Ces hommes pieux renversèrent
la célèbre idole du dieu Oro ; ils l'emportèrent et la remirent
à Pomare II ; le roi en fit faire un poteau pour sa cuisine 3.
Dès lors, le Christianisme, sous la forme du protestantisme,
fut établi à Tahiti et à Eimeo.
Il ne tarda pas à l'être aussi dans toutes les îles Sous-le-
Vent. La guerre de Tahiti terminée, un messager du chef
1. MoERENHOUT, Voyages aux "des du Grand Océan, t. II, p. 466, 467 et 468.
2. Ellis, Polynesian researches, t. I, p. 252. — Moebenhout, Voyages, etc.,
t. II, p. 468.
3. Ellis, Polynesian researcHes, t. I, p. 257.
126 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Mahine entreprit la conversion des habitants de l'île Huahine.
Ceux-ci passaient pour tenir énormément à leurs croyances;
cependant ils les abandonnèrent avec une telle rapidité qu'un
an plus tard il ne restait plus un seul païen dans l'île ^.
A Raiatea-Tahaa, le zèle outré des naturels chrétiens faillit
amener d'abord leur massacre, puis aboutit à la conversion
de tous les païens de l'île. Voici ce curieux épisode :
C'était dans l'île Raiatea, sur le rivage d'Opoa. Une foule
d'indigènes acclamait le roi Tamatoa et ses guerriers qui reve-
naient victorieux de l'expédition de Tahiti. Parmi cette foule
se distinguaient les prêtres païens ; à mesure que les piro-
gues de guerre abordaient, ils s'approchaient des vainqueurs,
les félicitaient, et selon la coutume leur demandaient s'ils
apportaient aux dieux beaucoup de victimes et de cadavres.
Avant de débarquer, Tamatoa donna l'ordre à l'un de ses
guerriers de se mettre debout sur la partie la plus élevée
d'une pirogue, et de faire à la question des prêtres la ré-
ponse suivante : « Nous n'avons pas apporté de victimes ; nous
sommes tous devenus les adorateurs du vrai Dieu, et nous
prions. » Le guerrier exécuta ce qui lui était commandé;
ensuite, montrant des livres élémentaires que les mission-
naires avaient écrits pour les chrétiens 2, il ajouta : « Voici les
trophées que nous avons conquis. » Ces paroles indignèrent
la masse de la population ; néanmoins elle dissimula.
Quelque temps après, Tamatoa convoqua une assemblée
dans laquelle il déclara que lui et ses gens avaient embrassé
le Christianisme ; il en vanta les bienfaits, et demanda aux
autres indigènes de l'adopter aussi. Un tiers du peuple y con-
sentit ; les deux autres tiers exprimèrent le désir de rester
fidèles au culte de leurs aïeux.
Tout à coup Tamatoa tomba gravement malade. Les chré-
tiens se mirent à prier Dieu pour obtenir la guérison de leur
chef ; mais plus ils priaient, plus sa maladie augmentait, et à
1. Ellis, Polynesian researches, t. I, p. 268.
2. A cette époque il n'existait pas encore d'imprimerie dans ces îles.
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 127
un tel point que son état sembla désespéré. Un jour que les
chrétiens s'étaient rassemblés pour dire la prière, l'un d'eux
émit l'idée que la maladie de Tamatoa était une punition de
Jéhovah parce que celui-ci se trouvait offensé de ce que l'on
n'avait pas encore détruit la célèbre idole d'Oro. Cette idée
parut juste aux autres chrétiens. Alors celui qui l'avait émise
leur proposa d'aller immédiatement anéantir cette fameuse
statue. Ils délibérèrent un instant, et finalement, acceptèrent.
Ils coururent à Opoa, où se trouvait le marae le plus vénéré
de l'île Raiatea et même de tout l'archipel de la Société ; là,
ils s'emparèrent de l'idole, la dépouillèrent de ses ornements,
et la livrèrent aux flammes. Chose étrange ! à partir de ce
moment-là, le chef commença à se remettre, et quinze jours
ou trois semaines après, sa santé était parfaitement rétablie.
L'acte de fanatisme commis par les chrétiens avait exaspéré
les païens déjà très irrités de tout ce qui avait eu lieu pré-
cédemment; la guérison de Tamatoa fit éclater leur colère.
Pour se venger, ils résolurent de mettre à mort tous les chré-
tiens et leur déclarèrent la guerre. Ils appelèrent le chef de
l'île voisine de Tahaa \ pour prendre la direction de leur
parti et ils construisirent une grande case qu'ils entourèrent
de cocotiers et d'arbres à pain afin d'y enfermer les chrétiens
et de les brûler vifs. De plus, les païens décidèrent qu'ils
transperceraient leurs ennemis avec des lances rougies au
feu. Quand les chrétiens connurent ces préparatifs, ils furent
très effrayés, et pour essayer de détourner l'orage qui gron-
dait sur eux, ils envoyèrent des parlementaires au camp
ennemi. Ceux-ci revinrent avec cette réponse : « Il n'y a pas
de paix possible avec les hommes qui ont brûlé les dieux ; il
faut que ceux qui ont mis le feu à Oro passent aussi par ce
feu. » Tamatoa essaya encore une fois de négocier ; il envoya
sa propre fille : celle-ci revint avec la même réponse.
Il ne restait donc plus qu'à en appeler au sort des armes.
1. Fenuapeho.
128 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Inférieurs en nombre, les chrétiens avaient successivement
évacué tous les districts et s'étaient retirés dans un lieu où ils
ne pouvaient plus reculer. Ils savaient qu'ils seraient atta-
qués le lendemain. La dernière nuit ils la passèrent à prier
Dieu pendant que leurs ennemis se livraient à la débauche et
à la danse. Lorsque le jour parut, les païens s'approchèrent
en poussant des vociférations ; ils voulaient débarquer en
face du camp des chrétiens, mais ils rencontrèrent un banc
de sable qui les obligea à faire encore un trajet d'un demi-
mille avant de pouvoir descendre à terre. Un guerrier chré-
tien profita de ce délai pour proposer à son roi de rassembler
tous les hommes de guerre, et d'aller avec eux attaquer l'en-
nemi aussitôt après qu'il aurait débarqué, ce qui l'empêche-
rait ainsi de se rallier et le frapperait de terreur. Le roi
accepta cette proposition; puis il ajouta : « Avant que vous
partiez, unissons-nous par la prière. » Alors,, hommes, femmes
et enfants s'agenouillèrent, et le roi supplia le Dieu de Jacob
de protéger les guerriers durant le combat ; puis il dit à
ceux-ci : « Allez maintenant, et que Jésus soit avec vous. » La
petite troupe partit, et pour ne pas être aperçue des païens,
elle fit un détour. Elle arriva au lieu où ils se trouvaient, et
tomba sur eux si subitement qu'ils furent surpris et terrifiés :
ils jetèrent leurs armes et s'enfuirent. Les uns se sauvaient
dans les montagnes, les autres grimpaient dans des arbres
pour échapper à un massacre qu'ils croyaient certain. Cepen-
dant les chrétiens, quoique satisfaits de leur victoire, n'en
abusaient pas : ils se contentaient de prendre leurs ennemis
et ne leur faisaient aucun mal. Ceux-ci s'écriaient: « Epar-
gnez-nous pour l'amour de votre nouveau Dieu ! » Les pri-
sonniers étaient amenés sur l'éminence où peu d'heures aupa-
ravant Jéhovah avait été invoqué; là, se trouvait le roi, et
celui-ci avait à ses côtés un héraut qui disait : « Soyez les
bienvenus ! vous êtes sauvés par Jésus et par l'influence de
la religion miséricordieuse que nous avons embrassée. »
Parmi les captifs se trouvait le chef de Tahaa; tout tremblant
l'archipel de la. société 129
il demanda s'il était voué à la mort : « Non, rassurez-vous,
répondit Tamatoa, vous êtes sauvé. » Ainsi, loin de maltraiter
les prisonniers, les chrétiens les respectaient. Bien plus, ils
les fêtèrent: ils leur servirent à manger; mais ceux-ci goû-
tèrent à peine à la nourriture, tant ils étaient confondus.
Durant le banquet l'un d'eux se leva et dit : « Que chacun
fasse comme il lui plaira ; quant à moi, je déclare que je ne
servirai plus des dieux qui n'ont pas pu nous protéger au
moment du danger ; nous étions quatre fois plus nombreux
que ces gens qui ont prié^ et cependant ils nous ont vaincus
facilement. Jéhovah est le vrai Dieu. Si nous avions été
vainqueurs, nous les aurions brûlés vifs dans la case que
nous avions construite à cette intention ; eux, ils ne nous ont
point fait de mal, et nous ont préparé ce splendide repas.
Leur religion est miséricordieuse, je veux m'unir à eux. »
Tous les autres vaincus approuvèrent ces paroles. Le soir
arriva, et quand vint l'heure de la prière, les païens se mirent
à genoux comme les chrétiens; les voix des vainqueurs et
des vaincus se mêlèrent et rendirent grâce à Jéhovah de la
victoire qu'il avait accordée à son peuple. Le lendemain
matin, après avoir prié, les chrétiens et les néophytes allèrent
détruire tout ce qui restait d'idoles à Raiatea et à Tahaa.
Trois jours seulement après ce combat il ne restait plus un
seul païen dans ces îles, et les deux chefs, jadis rivaux,
avaient conclu une alliance pour la propagation de la reli-
gion chrétienne. Tels furent les événements qui amenèrent
la conversion des habitants de Raiatea-Tahaa ^
La population de Bora-Bora défendit aussi ses dieux pen-
dant quelque temps ; mais les chefs de l'île étaient déjà chré-
tiens, et, sur leurs instances, le peuple finit par adopter le
nouveau culte.
Ces dernières résistances, si honorables, étaient toutefois
inutiles après la victoire remportée à Tahiti par les chrétiens :
1. John Williams, A narrative of missionarg enferprises in the South Sea
Islands, p. 185 à 190.
130 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
ceux-ci y avait puisé une force morale si grande que les idoles
des indigènes devaient irrévocablement tomber.
En 1816, les missionnaires protestants anglais sortaient
définitivement victorieux de la lutte qu'ils avaient entreprise
contre les naturels de l'archipel de la Société.
CHAPITRE III
DOMINATION DU PROTESTANTISME SOUS POMARE II ET POMARE III
Prospérité des écoles indigènes. — Arrivée de nouveaux missionnaires. —
Les Révérends font du commerce. — Insouciance des naturels. — Les
évangélistes veulent les forcer à l'obéissance. — Pouvoir de Pomare II. —
Les missionnaires rédigent un Code de lois. — Les indigènes l'adoptent
dans une assemblée générale. — Autres Codes pour les îles Sous-le-Vent. —
Gouvernement théocratique des missionnaires. — Baptême de Pomare IL —
Ce roi fait respecter les lois. — Apogée de sa puissance. — Mort de ce
monarque. — Pomare III, sous la régence de Pomare-Vahine. — Premier
mariage d'Aimata avec Tapoa dit Pomare-Abu-rahi. — Prestige des mis-
sionnaires. — Transformation superficielle de la société tahitienne. —
Couronnement de Pomare III. — Le pasteur George Pritchard vient se fixer
à Tahiti. — Education de Pomare III. — Mort de ce roi. — Avènement de
Pomare-Vahine IV.
Les guerres n'avaient pas empêché les écoles de prospé-
rer : trois mille indigènes des deux sexes savaient lire, grâce
aux leçons que leur avaient données MM. Bicknell, Crook,
Henry, Nott, Davies, Hayward, Tessier et Wilson. Mais ceux-ci
succombaient sous le poids de leurs travaux ; un renfort de
missionnaires devenait nécessaire. Il arriva en 1816. L'année
suivante, le Révérend Ellis et sa femme débarquèrent aussi
à Tahiti. M. Ellis apportait avec lui une imprimerie dont
il avait appris à se servir. Elle fut placée dans un édifice
situé à Afareaitu (Eimeo), et rendit, dans la suite, beaucoup
de services aux indigènes lesquels avaient été obligés jus-
qu'alors de copier les quelques livres que possédaient les
pasteurs.
Le 17 novembre 1817, de nouveaux missionnaires MM.
Bourne, Darling, Platt, Williams, Trelkeld et Barff, accom-
132 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pagnés de leurs femmes, arrivèrent à Tahiti et de là se ré-
pandirent dans les différentes îles de l'archipel. Les anciens
évangélistes restèrent auprès de Pomare II.
En 1818, les missionnaires commencèrent à faire sérieu-
sement du commerce, surtout avec les Nouvelles-Galles du
Sud (Australie). Ils en avaient besoin pour vivre, paraît-il,
car les subventions que la Société des missions de Londres
leur envoyait devenaient insuffisantes pour leurs charges de
familles.
La faveur dont ils jouissaient auprès des naturels leur
suggéra l'idée de s'adresser à eux pour créer une société
analogue à la Société des missions de Londres et décharger
ainsi celle-ci d'une partie de ses frais. Le 13 mai 1818, ils
fondèrent la Société des missions de T^a/z///, auxiliaire de celles
de Londres. Une réunion eut lieu près de l'église de Pape-
toai (Eimeo). Le roi, sa famille, et les principaux chefs
étaient présents. M. Nott prononça un discours qu'appuya
chaleureusement Pomare II. Aussitôt trois mille mains se
levèrent en signe d'adhésion. D'après le règlement qui fut
adopté, les offrandes les plus modestes étaient acceptées;
mais pour obtenir le titre de sociétaire il fallait donner un
bambou d'huile de coco (en 1823, cinq bambous), quatre
paniers de coton et trois balles de fécule d'arrow-root ou un
cochon. Pendant les premières années cette association fonc-
tionna assez bieni, mais, après, l'enthousiasme se refroidit
quand les indigènes connurent mieux la valeur des mar-
chandises qu'ils abandonnaient. A l'époque qui nous occupe,
toutes les nouveautés séduisaient ces naïfs enfants de la
nature.
1. D'après un discours prononcé par le missionnaire J. Williams, la pre-
mière cargaison envoyée en Angleterre rapporta, tous frais déduits, quatorze
cents livres sterling (trente-cinq mille francs). Comme c'était le premier envoi,
Sa Majesté britannique fit grâce du droit d'entrée, ce qui accrut de quatre
cents livres sterling le produit de la vente. M. Williams ajoute : « C'est de
cette manière que nous devons désirer que les rois et les reines deviennent
les nourriciers de l'Eglise; et pourtant ce chef (Pomare II) était, quelques
mois auparavant, l'un des plus sauvages despotes de la terre. »
l'archipel de la société 133
Ils avaient accepté le Christianisme sans comprendre rien
à sa morale ni à ses principes. Les conséquences s'en firent
sentir. Jusque-là les missionnaires avaient été pour les indi-
gènes des conseillers et des amis; en 1818, ils devinrent
des maîtres. Ils voulurent appliquer à la lettre les règles de
leur religion et comme ils avaient affaire à un peuple profon-
dément insouciant, ils résolurent de forcer les naturels à
l'obéissance, en instituant des lois que ceux-ci seraient tenus
d'observer par la crainte des punitions. 11 fallait pour cela
l'assentiment de Pomare 11. Les Révérends s'occupèrent de
l'obtenir.
L'ancien roi nominal de Tahiti était devenu un puissant
souverain : les victoires de ses guerriers chrétiens lui
avaient donné un pouvoir presque absolu sur les indigènes
des îles Tahiti et Eimeo. Sans doute les chefs de districts
subsistaient, mais ils n'étaient plus guère que les commis-
saires du roi et' devaient lui obéir. Quant aux assemblées
elles s'inclinaient maintenant devant la volonté du monarque.
Après avoir bénéficié du succès de la nouvelle religion, sans
toutefois en être réellement membre puisqu'il n'était pas
encore baptisé, Pomare 11 ne pouvait qu'être dévoué aux
missionnaires. D'ailleurs ceux-ci ne manquèrent pas de lui
dire qu'en travaillant pour eux, ils travaillaient pour lui : il
était impossible que les haines fussent entièrement éteintes,
et les lois apprendraient aux indigènes à craindre Dieu et
son représentant sur la terre, le roi; le Christ n'avait-il pas
enseigné qu'il fallait rendre à César ce qui est à César et à
Dieu ce qui est à Dieu?... Le nouveau Constantin accepta
donc avec satisfaction la proposition des missionnaires et les
chargea de créer un code basé sur la foi évangélique.
M. Nott en traça le plan, et les pasteurs rédigèrent des
lois suivant leurs idées ; puis, le travail terminé, ils l'appor-
tèrent au souverain de l'archipel de la Société.
Le 13 mai 1819, Pomare II convoqua à Papaoa une assem-
hlée générale. Les chefs, les indigènes et les missionnaires
134 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
se rendirent à son appel. La réunion s'ouvrit par la lecture
d'un passage de la Bible que fit le pasteur Crook, puis le
roi prit la parole et se mit à lire le nouveau code, s'arrêtant
à certains articles pour y ajouter des remarques personnelles.
Il y avait 19 articles, savoir :
1" Du meurtre; 2° du vol; 3*^ des déprédations commises
par les cochons; !i° des objets volés; 5° des objets perdus;
6° de l'achat et de la vente des objets; 7° de l'inobservance
du jour du sabbat; 8° de l'excitation à la guerre; 9° des
hommes ayant deux femmes ; 10° des femmes abandonnées
avant l'introduction de l'Évangile; IV de l'adultère; 12° des
femmes ou des maris délaissés; 13° de l'obligation de nour-
rir sa femme; 1/|° du mariage; 15° des faux rapports; 16° des
juges ; 17° de la forme des jugements; 18° des cours de jus-
tice; 19° des lois en général.
La plupart des peines de ce code consistaient en amendes;
la privation de la liberté et même celle de la vie s'y trou-
vaient cependant mentionnées aussi : cette dernière était le
châtiment réservé aux assassins, aux révoltés, aux conspi-
rateurs, etc..
Ce qu'il y avait surtout de mauvais dans ce codC;, c'était
l'intolérance religieuse; certains articles se montraient vrai-
ment tyranniques, l'article 7, par exemple : celui-ci décla-
rait que les coupables seraient réprimandés à la première
infraction, mais que s'ils recommençaient, ils seraient con-
damnés à travailler pour le roi ; les juges désigneraient le
travail à exécutera
Pomare 11 demanda au peuple s'il approuvait ces lois r
celui-ci leva la main droite en signe d'adhésion; la séance
se termina par une prière que récita le Révérend Henry.
Il n'y eut d'abord que ce code dans tout l'archipel de la
Société; ensuite chaque île profita de l'affaiblissement du
pouvoir royal pour obtenir de ses missionnaires des lois.
1. D'après le Missionary register.
l'archipel de la société 135
particulières. Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora possédè-
rent alors des codes très différents. Je ne parlerai que d'un
seul, celui de Raiatea, à cause de sa sévérité et de son étran-
geté. L'article II infligeait la peine de mort à l'individu cou-
pable de blasphème et d'idolâtrie ; l'article IV déclarait que
les cochons égarés n'ayant point de marques indiquant leur
propriétaire devenaient le bien des principaux chefs ou de
la caisse des missionnaires; l'article XXV condamnait les va-
gabonds incorrigibles à être fouettés publiquement'.
Quelques années après avoir été promulgués tous ces
codes reçurent de notables augmentations.
Les pasteurs pouvaient donner des lois aux îles parce
qu'ils étaient les plus aptes à les rédiger, mais ils auraient
dû dans leurs codes rester sur le terrain civil et s'abstenir
d'y parler de religion. En mélangeant à dessein le spirituel
et le temporel, ils fabriquèrent des codes théocratiques avec
toutes leurs conséquences, c'est-à-dire la confusion perpé-
tuelle des affaires divines et des affaires humaines et l'inter-
vention constante dans la politique des prétendus représen-
tants de Dieu sur la terre, les pasteurs.
Les missionnaires ont protesté souvent contre cette accu-
sation, et l'histoire dans son impartialité doit enregistrer
leurs déclarations. Pour n'en citer qu'une, le Révérend
J. Williams, l'un des plus anciens missionnaires de l'archipel
de la Société, dans un discours qu'à son retour en Angle-
terre il fit à l'assemblée générale de la Société des missions
de Londres le 12 mai 1835, après avoir raconté la conversion
des habitants de Tahaa et Raiatea, prononçait ces paroles :
«... On nous a reproché d'avoir eu recours au pouvoir civil
pour établir et soutenir le christianisme. Je nie le fait. Jamais
nous n'avons profité d'autre chose dans ce but que de l'in-
fluence de l'exemple des chefs. On ne saurait trouver dans le
code entier des lois des naturels un seul article qui déclare que
1. D'après P. Lesson, Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille »,
t. I, p. 437 à 442.
136 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
la religion chrétienne est la religion de l'île; la seule chose
que nous ayons cru devoir recommander par des lois, est
la cessation de tout travail le jour de repos. Mais ce que
nous n'avons pas voulu faire, nous, les chefs eux-mêmes l'ont
fait. . . »
Il me semble cependant que la protestation des pasteurs
ne peut résister à un examen sérieux. Les phrases du Révé-
rend Williams, malgré les correctifs, qui y sont introduits,
finissent par se retourner contre lui et ses confrères. Les
missionnaires n'ont pas voulu se mettre en évidence, voilà
tout. Soyons larges : en admettant qu'ils n'aient pas écrit
les articles des Codes qui favorisent leur religion et leurs
personnes, ils ont inspiré incontestablement les cerveaux
qui ont proposé les lois et guidé les mains qui les ont si-
gnées : la meilleure preuve en est qu'ils ont toujours lutté
pour qu'elles fussent observées. Ils ne peuvent donc en
rejeter la paternité et doivent en supporter la responsa-
bilité.
A partir de la victoire de Pomare II, leur ambition se montre
clairement. On les voit continuellement s'immiscer dans la
direction des affaires du pays. Au lieu de se borner à donner
des conseils privés en se tenant soigneusement à l'écart
de la vie publique, ils s'empressent de se rendre dans les
assemblées, soulevant des discussions interminables et se
faisant remarquer par la violence de leurs discours. Ces
procédés refroidirent souvent les indigènes à leur égard,
mais, contenus par la main de fer de Pomare II, ses sujets
courbèrent la tête et se résignèrent. La nouvelle religion
amena des modifications dans les mœurs des insulaires et
quelque chose de la tristesse de notre Moyen-âge se répan-
dit sur la vie jusque-là si gaie de ce peuple primitif. Adieu
les iipa-upa et les orgies ; il n'y eut plus de ces fêtes bruyantes
qui faisaient les délices de cette population enfantine et les
indigènes allèrent au prêche le dimanche par la crainte d'une
punition consistant presque toujours à travailler aux routes.
l'archipel de la société 137
Malheureusement la nouvelle morale n'existait qu'à la sur-
face chez les habitants, comme tout ce qui est en général le
résultat de la contrainte, et si l'on ne peut que louer les
bonnes intentions des missionnaires pour relever la dignité
des naturels, on se voit obligé, en revanche, de déplorer
leurs façons de procéder.
Après avoir tant favorisé la religion chrétienne, Pomare II
ne pouvait plus retarder son baptême. Il le reçut enfin le
dimanche 16 mai 1819, et ce fut le pasteur Bicknell qui le
lui donna, en présence de quatre mille indigènes.
Le monarque voulut montrer que les lois devaient être
respectées. Le 25 octobre, il fit pendre à un cocotier deux
hommes du district d'Attahuru, les nommés Papahia et Ho-
ropae qui s'étaient rendus coupables de complot contre le
gouvernement. En août 1821, deux autres naturels nommés
Pori et Mariri furent encore mis à mort pour avoir essayé
d'assassiner le roi.
Pomare II était alors à l'apogée de sa puissance. Il régnait
sur tout l'archipel de la Société. Véritable autocrate de Tahiti
et d'Eimeo, il était suzerain des îles Sous-le-Vent et des
Tuamotu ; celles-ci lui payaient un tribut, A certains égards
il était digne du rang suprême. Bien doué et travailleur pour
un homme de sa race, il tenait alternativement le sceptre et
la plume; il avait composé un recueil de mots tahitiens et
traduit une partie de la Bible. Ce dernier ouvrage aurait été
écrit, dit-on, dans le petit îlot Motu-Uta, oasis placée au milieu
de récifs entourés par la mer et située en face de Papeete.
Pomare II y avait fait construire un belvédère où il aimait
à se retirer.
Cependant le roi approchait du terme de sa carrière. Depuis
quelques années il s'était mis à boire outre mesure des
liqueurs fortes et il s'enivrait tous les jours ^. Bref il fit tant
d'excès que ceux-ci le conduisirent prématurément au tom-
1. D'après Dumont D'Urville, Voyage pittoresque autour du monde, t. I,
p. 561.
138 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
beau. Ce fut le 7 décembre ou le 17 novembre 1821 i, à
Eimeo, que le Constantin tahitien expira à l'âge de trente-
neuf ou quarante-deux ans.
Son fils, âgé seulement d'un an, fut proclamé roi sous le
nom de Pomare IIP. La mère de cet enfant était Teremoe-
moe, fille de Tamatoa, roi de Raiatea. Le peuple la nomma
régente, mais elle abdiqua cette fonction en faveur de sa
sœur Pomare- Vahiné et celle-ci gouverna durant la minorité
de son neveu.
Cette femme était douée d'un caractère extrêmement éner-
gique. Elle le montra surtout vis-à-vis des missionnaires.
Ceux-ci voulurent l'amener à partager leurs idées politiques :
ils ne purent y réussir ; elle leur signifia qu'elle ne se lais-
serait pas diriger par eux. Celte déclaration les consterna.
Ils désiraient déjà l'annexion des îles de la Société à l'Angle-
terre ; ils durent attendre.
Au mois de décembre 1822, Aimata, fille de Pomare II et
d'une sœur de sa femme, épousa Tapoa, dit Pomare-Abu-
ralii, petit-fils du conquérant célèbre qui avait jadis soumis
les îles Sous-le-Vent. Tapoa, dit Pomare-Abu-rahi, était
prince de Tahaa ; quant à Aimata, elle ne possédait qu'un
seul district et nul ne pouvait prévoir qu'elle serait un jour
la reine Pomare IV de Tahiti. Cette princesse pouvait avoir
alors douze ans ; le prince n'avait guère plus de seize ans.
Le mariage eut lieu à Huahine, île située entre les posses-
sions des deux époux. La plus grande pompe fut déployée
en cette circonstance et une garde armée accompagna le cor-
1. EUis (Polynesianresearches, t. II, p. 524), et Lesson {Voyage autour du monde
sur la corvette « la Coquille », t. I, p. 247), disent que Pomai'e II mourut le
7 décembre 1821 ; mais plus loin p. 423, Lesson place la mort de ce roi au
17 novembre 1821. Quelle est la véritable date? J'incline pour la première,
parce que Lesson la cite d'après les éphémérides rédigées en langue tahi-
tienne et traduites par les missionnaires anglais établis dans lîle.
2. L'annuaire des Établissements français de l'Océanie, publié par ordre
du gouvernement, fait régner Pomare III dès 1804, c'est-à-dire seize ans avant
sa naissance.
l'archipel de la société 139
tège princier. La cérémonie se passa dans la chapelle protes-
tante où les Révérends BarfFet Ellis unirent les jeunes époux
en présence de la famille royale, des amis du prince, des
grands-chefs, et de la foule du peuple.
Vers cette époque il y eut, un instant, une diminution de
piété chez les indigènes, mais elle ne dura pas. Les jeunes
gens essayèrent aussi de faire revivre d'anciennes coutumes,
principalement le tatouage, autrefois très pratiqué par leurs
ancêtres : toutes ces tentatives échouèrent.
Le rôle des missionnaires allait sans cesse grandissant,
non sans rencontrer parfois une certaine opposition, s'il faut
en juger par le fait suivant. Un parlement avait été créé à
Tahiti pour y discuter les intérêts politiques et commerciaux
du pays. Cette année-là (1823), plusieurs questions furent
soumises à l'assemblée populaire, composée de quatre mille
personnes environ. On proposa d'abord d'établir une capitation
annuelle de cinq bambous d'huile par homme, puis on traita
des impôts qui devaient être perçus pour le roi et pour les
missionnaires. La capitation, les impôts pour le roi furent
acceptés, mais la subvention aux missionnaires, ajournée par
les Révérends eux-mêmes, qui prévoyaient un refusa Ils
pouvaient d'ailleurs attendre et même se passer de ces sub-
sides. Ils s'étaient beaucoup occupés de négoce et leurs
affaires avaient en général pleinement prospéré. Certains
d'entre eux avaient réalisé de belles fortunes ; à Tahiti notam-
ment, les maisons les plus confortables étaient celles des
hommes du Seigneur. Tels quels, leur prestige n'en demeu-
rait pas moins considérable : ils étaient au spirituel les véri-
tables arbitres des îles.
Des changements remarquables étaient en effet survenus
dans la population. Non seulement l'idolâtrie avait complète-
ment disparu, mais tous les habitants professaient la religion
chrétienne. Beaucoup de naturels savaient lire et écrire et
1. D'après Dumont D'Urville, Voyage pittoresque autour du monde, t. I,,
p. 562 et 563.
140 HISTOIRE DE LA. POLYNÉSIE ORIENTALE
possédaient des livres religieux traduits dans leur langue,
imprimés à Tahiti ou dans une autre île. On avait élevé des
temples et les indigènes se rendaient au prêche deux fois par
semaine.
A Papaoa, il y avait un temple long de sept cents pieds. Les
insulaires s'y acheminaient en bon ordre, marchant sur deux
files et observant un parfait silence. Arrivés dans l'édifice, ils
se rangeaient suivant leur district, les hommes séparés des
femmes et la famille royale confondue avec les autres per-
sonnes ^ Le coup d'œil était vraiment curieux, pour ne pas
dire comique. Certains des assistants n'avaient pour tout vête-
ment qu'un uniforme anglais ou un habit noir ne leur cou-
vrant que le haut du corps : c'étaient les plus enviés ; d'autres
ne possédaient qu'un pantalon ou un gilet. Quant aux femmes,
leur unique costume consistait en une chemise d'homme avec
un petit chapeau européen orné de fleurs naturelles. Per-
sonne, pas même le roi, ne portait de bas ni de souliers 2.
(11 n'est pas inutile de constater que de nos jours les Polyné-
siens vont encore pieds nus.)
Le service commençait à dix heures. 11 débutait par un
hymne que les fidèles chantaient en chœur ; ensuite venait la
lecture de plusieurs pages des Actes des Apôtres ; la céré-
monie se terminait par un discours du Piévérend. Cette sombre
existence faisait un fâcheux contraste avec la riante verdure
de Tahiti et le caractère autrefois si exubérant de ses habi-
tants, mais de cela les missionnaires ne se souciaient nulle-
ment : intransigeants, ils ne songeaient qu'à leur œuvre et se
félicitaient de la voir triompher.
Cependant, loin d'être entièrement transformés, les natu-
rels ne l'étaient que superficiellement. Ils continuaient à se
livrer aux mêmes vices. Les hommes ne cessaient de s'adonner
à l'ivrognerie ; seulement ils se cachaient. Les femmes mon-
1. D'après Dumont D'Urville, Voyage pittoresque autour du monde, t. I,
p. 562.
2. D'après Kotzebue.
l'archipel de la société 141
traient une certaine réserve lorsqu'on les rencontrait à terre,
à la promenade, et, pendant le jour, elles ne venaient plus
comme jadis s'offrir efFrontément à bord des bâtiments ;
mais aussitôt qu'elles pouvaient tromper la surveillance des
agents des missionnaires, surtout la nuit, elles prouvaient
vite que leurs mœurs n'avaient pas changé \
Voici quel était à cette époque l'état politique de l'archipel
de la Société : Pomare III était roi de Tahiti ; Mahine, de
Moorea et de Maiaoiti; Mahine et Hautia, de Huahine; Tama-
toa, de Raiatea ; Fenuapeho, de Tahaa ; Mai et Tefaora, de
Bora-Bora ; Tairo, de Maurua^.
En 182/i, le 21 avril, à Papaoa, les missionnaires protes-
tants sacrèrent le nouveau souverain. Le pasteur, M. Nott,
en posant le diadème sur la tête de l'enfant prononça ces
paroles : « Pomare III je vous couronne roi de Tahiti,
Moorea^, etc.. » Le Révérend ne doutait plus de rien, il avait
complètement oublié le temps où, pauvre et fugitif, il ne
vivait que par la protection d'un chef polynésien. Le succès
les grisait, lui, et ses collègues.
La situation brillante qu'ils s'étaient créée tentait mainte-
nant ceux de leurs confrères restés obscurs dans la mère
patrie. L'un d'eux, nommé George Pritchard, résolut d'aller
1. Il suffit de lire les récits de la plupart des voyageurs pour être fixé à cet
égard. L'un d'eux, P. Lesson, dans son Voyage autour du monde sur la corvette
« la Coquille » (séjour dans l'île d'0-Taïti du 3 au 22 mai 1823), a même laissé
à ce sujet des anecdotes assez piquantes; en voici deux :
« ... un des officiers de la Coquille, prenant un croquis du temple de Matavai,
alors complètement désert fut tout étonné de voir passer vivement un robuste
Taïtien qui lui jeta dans les bras une jeune insulaire à peine âgée de treize
ans, et lui montrant une cravate de soie bleue, puis la chaire à prêcher!...
Alliance monstrueuse d'une rare dépravation, et que n'ont jamais inscrit dans
leurs louangeurs rapports les inspecteurs des missions Tyermann et Ben-
nett!... » (T. I, p. 308.)
« Les femmes converties au christianisme n'en sont pas plus chastes tou-
tefois, car malgré une surveillance active des agents des missionnaires, elles
se rendaient à bord pendant la nuit, en joignant la ruse et la dissimulation
à leurs intrigues, et faisaient des lieues à la nage pour mieux voiler leurs
amoureux projets. » (Vol. I, p. 504).
2. Orsmond, missionnaire. Lettre adressée au commandant de la corvette « la
Coquille », Bora-Bora, 13 mai 1823. — Mahine n'était que chef de Moorea
(Eimeo) ; le roi de cette île était Pomare IIL
3. Nom que l'on donnait aussi à l'île Eimeo.
142 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
chercher fortune dans l'archipel de la Société. Ce pasteur
était né à Birmingham (Angleterre), le 16 août 1796. Il avait
exercé quelque temps dans son pays et s'y était marié. Sa
femme voulut l'accompagner. Ils s'embarquèrent sur le Fox-
Hound, capitaine Emments, et partirent le 27 juillet 182/i.
Après une heureuse traversée, ils arrivèrent à Tahiti le 25 dé-
cembre suivant, et s'établirent à Papeete.
Les Révérends entreprirent l'éducation du petit roi Po-
mare III dans une école qu'ils avaient fondée à Afareaitu (île
Eimeo ou Moorea) et qu'ils qualifiaient pompeusement d' « Aca-
démie de la mer du Sud » . Mais cet enfant, objet de leurs vives
espérances, mourut au bout de quelques années à Pare, le
11 janvier 1827. On l'enterra à Papaoa, dans le tombeau de
son père. Avec Pomare 111 disparut le dernier rejeton mâle
de la dynastie de Pomare.
Sa sœur Aïmata \ âgée d'environ quatorze ans 2, fut re-
connue reine des îles Tahiti, Eimeo et dépendances, sous
le nom de Pomare- Vahiné IV. Son règne devait être fertile
en événements graves.
l.Ai, manger, Mata, œil.
2. Elle était probablement née le 28 février 1813.
CHAPITRE IV
APPARITION DU CATHOLICISME ET DE L'INFLUENCE FRANÇAISE
Vie scandaleuse de la reine Pomare IV ; les indigènes reviennent aux an-
ciennes mœurs. — Création d'une nouvelle religion : les Mamaia. — Ceux-
ci fondent un parti politique et causent des désordres. — Débauches de
la population des îles Sous-Ie-Vent. — Pomare IV se fait rendre hommage
à la i^çon antique. — Les grands-chefs tahitiens se soulèvent contre elle
et châtient des gens de Taiarapu. — Guerre de Raiatea-Tahaa : défaite
de Tapoa;il perd ses Etats. — Pomare IV divorce avec ce prince et épouse
Ariifaite. — Révolte des Mamaia et de Tavarii; combat de Taiarapu : vic-
toire de Tati, Utami, Paofai et Hitoti. — Abaissement des Mamaia; ils
cessent d'être un danger pour le gouvernement. — Les grands-chefs tahi-
tiens sont en réalité les maîtres du pouvoir. — Arrivée à Tahiti de mis-
sionnaires catholiques français. — Les Pères Caret et Laval cherchent à
supplanter les missionnaires protestants anglais, et ceux-ci les font expul-
ser ainsi qu'un charpentier français. — Voyage à Tahiti des Pères Caret
et Maigret ; les autorités tahitiennes refusent de les laisser débarquer. —
Le gouvernement français décide d'intervenir en faveur de ses nationaux.
Au début du règne de Pomare IV, les grands-chefs et les
missionnaires se disputèrent le pouvoir. La jeune souveraine
les laissa faire et ne s'occupa qu'à s'amuser. Douée d'un
tempérament ardent, comme toutes les jeunes filles de sa
race, elle se mit à mener une vie scandaleuse, excita ses
sujets à la débauche, et les fît revenir publiquement aux
anciennes mœurs. Ils passèrent des nuits entières à chanter
des hi me ne et à exécuter des danses obscènes. Les Révérends
protestèrent au nom de la religion et de la morale, mais
Pomare IV répondit à leurs remontrances en accomplissant
à Eimeo une Upa-Upa tellement corsée que les hommes du
Seigneur en furent consternés; ils crurent à ce moment leurs
peines perdues. Ils ne se trompaient guère : au fond, les
144 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
indigènes étaient restés les mêmes et la civilisation n'avait
fait que les effleurer. On ne change pas en vingt-cinq ou
trente ans l'ouvrage de plusieurs siècles, c'est-à-dire les
caractères moraux et intellectuels d'une race, quelque intel-
ligente qu'elle soit.
Enl828,ilseproduisitunévénementtrèsgrave. Unindigène
nommé Teau, ancien diacre du temple de Panavia, prétendit
qu'il était prophète ^ et créa la religion des Mamaia. Voici
en quoi elle consistait : aimer Dieu, le prier et chanter ses
louanges; les adeptes avaient la liberté des rapports sexuels
et devaient tous aller au ciel après leur mort 2. Le prophète
eut des disciples, et les missionnaires en furent tellement
exaspérés, qu'ils voulurent le supprimer: ils ordonnèrent de
le saisir afin de lui faire son procès; mais Teau prit la fuite et
se réfugia dans les montagnes, où l'on renonça à le poursuivre.
La grosse majorité du peuple resta fidèle à la religion
importée par les Révérends et persécuta les Mamaia, ce qui
ne fit qu'augmenter leur nombre. Les chrétiens ne valaient
pourtant pas mieux qu'eux. Sans doute ils continuaient à
suivre les exercices du culte, mais cela ne les empêchait pas
aussi de se livrer à la prostitution et à l'ivrognerie. Les
femmes menaient une conduite honteuse . La plupart des
grands-chefs montraient le mauvais exemple : ils ne ces-
saient de danser, de chanter et de boire; la famille royale
se grisait abominablement et les courtisans agissaient de
même; à chaque instant ils criaient : « Du rhum ! Du rhum! »
Leurs journées et leurs nuits s'écoulaient dans d'ignobles
bacchanales, qui ne finissaient que lorsqu'ils tombaient
épuisés par les fatigues de l'amour et l'abus des liqueurs
alcooliques. Les Révérends connaissaient toutes ces hontes,
dont souvent ils étaient les témoins forcés; avec une rare
persévérance ils essayaient d'extirper les vices des indigènes
et n'y parvenaient pas.
1. Quelques-uns disent Jésus-Çhrist.
2. MoERENHOUT, Voyaçcs aux îles du Grand Océan, t. IF, p. 502, 50i et 505.
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 145
Au bout d'un an les Mamaia avaient fait de tels progrès
qu'ils étaient devenus un danger pour le gouvernement. Ils
ne se contentaient pas seulement de professer une nouvelle
religion, ils formaient aussi un parti politique. Tous les
mécontents y entraient; un indigène voulait-il fronder l'au-
torité établie ? aussitôt il se déclarait Mamaia; la nouvelle
religion lui servait de prétexte pour pratiquer ses menées
révolutionnaires. En se voyant nombreux, les Mamaia s'enhar-
dirent; ils tinrent des propos insolents et proférèrent des
menaces contre les grands-chefs. Ceux-ci tâchèrent d'enrayer
ce mouvement. Ils y réussirent momentanément grâce à
l'éloquence de Tati, grand-chef de Papara, le plus célèbre
orateur tahitien de ce temps-là ^ Dans une assemblée géné-
rale qui eut lieu à Papaoa, Tati prononça un discours telle-
ment violent contre les Mamaia que ceux-ci furent saisis de
crainte et s'abstinrent pendant quelque temps d'injurier et
de provoquer les chefs.
Vers le mois de septembre 1829, la famille royale partit
pour Tahaa. Elle resta plus d'un an dans les îles Sous-le-
Vent, et durant ce voyage, elle ne cessa de se livrer à la
débauche et à l'ivrognerie. La population de ces îles menait
une vie aussi licencieuse que celle des habitants de Tahiti
et de Moorea. A Raiatea, à Huahine, et surtout à Bora-Bora,
lorsque des navires relâchaient, toutes les femmes, revêtues
de leurs habits de fête et couronnées de fleurs, montaient
à bord s'offrir et se livrer aux premiers venus ^. Les Révé-
1. Tati descendait de la famille d'Amo et il aurait été peut-être roi de
Tahiti sans l'adoption de Pomare II par Temare. A cause de cette même
adoption, il ne devait pas non plus hériter du district de Papara, et pour-
tant nous l'en voyons en possession; il est probable que Pomare II le lui
aura cédé pour le remercier de son désintéressement. En effet, Tati ne
revendiqua jamais le trône de Tahiti, et, de plus, il fut l'ami intime de Po-
mare II. Au couronnement de Pomare III, Tati portait la couronne du petit
roi; or, par sa seule présence au sacre, il reconnaissait ce jeune enfant pour
son légitime souverain. A l'époque où nous sommes parvenus, et même
avant, Tati aurait pu facilement s'emparer de la couronne s'il l'avait voulue ;
mais c'était un indigène exceptionnel par son peu d'ambition, sa bonté, sa
droiture, et la sincérité de son attachement au Christianisme.
2. Il en est encore ainsi de nos jours à Bora-Bora.
10
146 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
rends tonnaient contre ces actes et ne parvenaient pas à les
empêcher. Un missionnaire de Raiatea, M. Williams, crut
devoir recourir à la force ; comme il avait un grand ascen-
dant sur Tamatoa, le roi de cette île, il obtint de celui-ci
des lois sévères pour contraindre les indigènes à respecter
les choses religieuses et à changer de mœurs; mais il n'abou-
tit qu'à s^attirer la haine de ceux dont il contrariait les
goûts; on tenta de Tassassiner et il lui fallut renoncer à ses
réformes.
En 1830, il s'opéra un revirement en faveur des Mamaia :
le peuple et la reine se rapprochèrent d'eux pour tâcher de
reprendre l'autorité que les grands-chefs avaient usurpée.
En effet, ceux-ci avaient profité de la minorité de Pomare 111,
puis, de ce que le trône était occupé par une femme, pour ne
plus tenir compte du parlement créé en 182/i, et rétablir la
féodalité. Ils étaient devenus à Tahiti les véritables maîtres;
Tati, grand-chef de Papara, commandait de la pointe Mara
jusqu'à l'isthme; Utami était grand-chef d'Attahuru; les deux
frères Paofai et Hitoti se partageaient le pouvoir sur la côte
orientale de l'île.
Pomare IV retourna en janvier 1831 à Papeete (Tahiti). Elle
alla demeurer chez les Mamaia. Quelque temps après, elle
ordonna aux habitants de la presqu'île de Taiarapu de venir
lui rendre hommage à la façon antique, c'est-à-dire en exé-
cutant une cérémonie que le Christianisme avait abolie à
cause de son caractère idolâtre et obscène. Les habitants de
Taiarapu obéirent. Mais les grands-chefs de Tahiti piotes-
tèrent au nom des lois chrétiennes que la reine avait violées;
ils proclamèrent la déchéance du chef Tavarii de Taiarapu
et des autres petits chefs, puis ils envahirent la presqu'île.
Les gens de Taiarapu se réfugièrent auprès de la souveraine.
Tati, Utami, Paofai et Hitoti demandèrent à Pomare IV de
les leur livrer; celle-ci refusa. Alors les grands-chefs se
soulevèrent contre la reine et firent entrer leurs guerriers
dans Papeete, le 20 mars 1831. Pomare IV eut peur; elle
l'archipel de la société 147
se prépara à partir pour Eimeo. Apprenant celte résolution,
les grands-chefs se radoucirent; ils abandonnèrent une par-
tie de leurs exigences et se contentèrent du châtiment des
autres coupables : les principaux Mamaia furent expulsés de
Tahiti et forcés de revenir à Raiatea-Tahaa.
Entre les mois d'avril et de septembre 1831, Tamatoa III
mourut à un âge assez avancé. C'était le roi le plus considéré
de Tarchipel de la Société ; sa fille aînée régnait à Huahine,
et sa petite-lille était reine de Tahiti. Le frère de Tamatoa III
lui succéda comme roi de Raiatea sous le nom de Tamatoa IV.
Cependant les adeptes de la nouvelle secte étaient extrême-
ment nombreux dans les lies Sous-le-Vent, surtout à Tahaa.
Ils soutenaient Tapoa le grand-chef de cette île \ contre les
habitants de Raiatea. L'opposition de ceux-ci amena une
scission religieuse, et la guerre éclata en octobre ou no-
vembre 1831. Les guerriers de Tahaa subirent une défaite
complète : Tapoa fut blessé et pris, puis relégué à Huahine.
Les Mamaia avaient commis l'imprudence de lui prédire la
victoire : après la perte de cette bataille, ils s'empressèrent
<le rentrer dans l'ombre, et dès lors, la paix régna sur les
îles du nord-ouest ~.
De retour à Tahiti, Tapoa, vaincu et dépouillé de ses I^tats,
reçut un accueil outrageant de la reine : Pomare IV l'exclut
du lit conjugal, d'où n'était encore issu aucun enfant, et il
fut obligé de retourner aux îles Sous-le-Vent, plus pauvre
que n'importe quel indigène. Heureusement l'avenir lui ré-
servait un brillant dédommagement : ce prince devait deve-
nir un jour roi de Bora-Bora, par le consentement des deux
familles rivales Mai et Tefaaora, fatiguées de leurs dissen-
sions. Mais Pomare IV ne pouvait alors prévoir ce retour
de la fortune, et, durement, elle demanda, à la fin de l'an
née 1831, à prendre un nouvel époux. Quelques mission-
naires protestèrent, trouvant que cela était contraire à la
1. Fenuapeho venait de périr en mer et Tapoa lui avait succédé.
2. MoERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. .517 et 518.
148 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
religion ; mais les grands-chefs prononcèrent le divorce, et
la reine Pomare IV épousa le fils d'un chef de Huahine,
Ariifaite, un jeune homme âgé de quinze ans, qui prit après
son mariage le nom de Pomare-Tane *.
Je viens de dire qu'après la défaite de Tapoa, les Mamaia
rentrèrent dans l'ombre, et que, dès lors, la paix régna sur
les îles Sous-le-Vent. Mais il n'en fut pas de même à Tahiti
où, dans le mois de janvier 1832, les Mamaia appuyèrent une
révolte de Tavarii, chef de Taiarapu. En présence de ce péril,
Tati, Utami, Paofai et Hitoti se coalisèrent. Les armées des
deux partis se rencontrèrent dans la presqu'île de Taiarapu.
Après un combat assez vif, les insurgés eurent le dessous.;
ils perdirent plus de trente hommes sans compter les bles-
sés, et s'enfuirent dans les montagnes. Durant la déroute, leur
chef Tavarii, les deux prophètes Tutuai et Vaipai ainsi que
plusieurs de leurs guerriers tombèrent entre les mains des
vainqueurs. Les grands-chefs emmenèrent les prisonniers à
Papara. Le 23 mars 1832, ceux-ci comparurent devant un tri-
bunal présidé par Mahine, chef de l'île Huahine; cinq des
rebelles furent condamnés à l'exil, les autres, aux travaux
forcés. Tous subirent leurs peines.
Ces condamnations abaissèrent pour toujours l'orgueil des
Mamaia; dans la suite ils n'eurent plus la même hardiesse,
et cessèrent ainsi d'être un danger pour le gouvernement 2.
Tati, Utami, Paofai et Hitoti étaient en réalité les maîtres
de Tahiti; Pomare IV ne comptait guère. Les pasteurs la
traitaient dédaigneusement. Ne la croyant pas appelée à
monter un jour sur le trône, ils avaient absolument négligé
son instruction et depuis son avènement, ils ne s'étaient pas
non plus occupés de remédier à son ignorance. Aussi le
pouvoir royal s'afïaiblissait-il chaque jour; l'autorité de Po-
1. Tane signifie mari.
2. Ici finit le rôle important des Mamaia dans l'histoire de l'archipel de la
Société; les troubles, quelquefois sérieux, qu'ils causèrent plus tard eurent
si peu de conséquences que je ne les mentionnerai même pas.
l'archipel de la société 149
mare IV était partout contestée et des troubles continuels
éclataient à l'intérieur. Une querelle apaisée, une autre re-
naissait, et parfois des équipages de vaisseaux européens
de passage dans le Pacifique étaient eux-mêmes victimes
d'odieuses agressions.
Les choses se compliquèrent par l'arrivée des missionnaires
catholiques de la Société de Jésus et Marie dite de Picpus,
chargés par un décret de la Propagande en date du 20 mai
1833 (confirmé le 2 juin suivant par le pape Grégoire XVI)
de la conversion au catholicisme de toute la Polynésie '.
Ils commencèrent en 183Zipar les îles Gambier. Us y firent
beaucoup de prosélytes. Ensuite ils songèrent à venir aussi
à Tahiti. Ils n'étaient pourtant pas nombreux: la Mission ne
se composait que de quelques Pères et quelques Frères pla-
cés sous la direction d'un vicaire apostolique de l'Océanie
orientale, M^"" Rouchouze, évêque titulaire de Nilopolis ;
mais tous ces hommes étaient jeunes, actifs, courageux et
fanatiques. Sur l'ordre de ce prélat, un catéchiste irlandais,,
nommé Colomban Murphy, partit de Gambier pour les îles
Sandwich, et, durant son voyage, relâcha à Tahiti. Il y arriva
le '21 mai 1835. A cette époque, le Révérend Pritchard était
devenu tout-puissant dans l'île. Intelligent et surtout ambi-
tieux, il avait gagné la confiance de la reine et des chefs ; les
autres pasteurs protestants, ses collègues, subissaient même
san influence. Pritchard fit dire au Frère Murphy que Po-
mare IV refusait de le laisser débarquer. Toutefois le caté-
chiste eut une entrevue avec la souveraine. Il lui demanda
pour quel motif elle lui avait interdit de prendre terre ;
Pomare IV répondit qu'elle n'avait point fait cette défense,
mais que Pritchard avait assuré aux chefs que M. Murphy était
le pape, et que^ si on le laissait entrer dans le pays, il empor-
terait avec lui en s'en allant tout ce que les Tahitiens possé-
daient. « Si vous voulez rester, ajouta-t-elle, il faut que vous
1. Annales de la Propagation de la Foi, t. VIII, p. 7.
150 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
en demandiez l'autorisation aux missionnaires et aux chefs ;
s'ils y consentent, je n'ai point d'objection à faire ^ » Huit
jours après, les chefs et les pasteurs protestants tinrent un
grand conseil, auquel le catéchiste irlandais fut invité à
assister. Celui-ci y entendit bien des choses pénibles pour
lui et la cause qu'il représentait ; néanmoins plusieurs chefs
et en particulier un des premiers juges de l'île parlèrent en
faveur des missionnaires catholiques. On demanda à M. Mur-
phy s'il avait des lettres de recommandation ; il répondit que
non. Cependant les pasteurs protestants avaient envoyé un
homme colporter partout un portrait de M""" Rouchouze, et
ils le montraient en criant : « C'est là le Dieu des catholi-
ques. » Lorsque le Frère Murphy vit cette manœuvre, il
quitta l'assemblée. Après son départ les chefs délibérèrent
entre eux; et le lendemain , deux chefs et un juge vinrent à
bord pour dire à M. Murphy qu'on lui accordait la permission
de débarquer et que les missionnaires catholiques pouvaient
venir-. Alors il descendit à terre et s'occupa de prendre les
renseignements nécessaires à l'établissement d'une Mission.
Son enquête terminée, il voulut continuer son voyage ; mais
il fut obligé d'attendre un mois le départ du vaisseau qui
devait le transporter aux îles Sandwich. Il profita de ce séjour
forcé pour compléter ses informations, et, le 25 juin 1835^
il envoya de Papeete une lettre à JM""" Rouchouze afin de
l'avertir de tout ce qui s'était passé. Colomban Murphy par-
tit de Tahiti le 29 juillet suivant, et parvint sans encombre
à Honolulu (île Hawaii, des Sandwich), le 21 août, à midi. De
cet endroit il écrivit au même prélat une seconde lettre qui
débute ainsi qu'il suit :
Monseigneur,
Depuis que je vous ai écrit d'0-Taïti, j'ai vu plusieurs chefs qui
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n" LVI), t. X, p. 204.
2, Annales de la Propagation de la Fo/ (janvier 1838, n" LVIj, t. X, p. 204 et
205.
LARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 151
m'ont assuré qu'ils verraient avec plaisir Votre Grandeur dans ces
îles . Cependant les calvinistes ont beaucoup de partisans . Je crois
que, si vous y alliez, vous seriez reçu plutôt que tout autre, et que
vous trouveriez sur-le-champ un pied-à-terre. Pour la réception d'un
étranger à 0-ïaïti, il faut que la reine et les chefs se réunissent pour
décider s'il doit rester ou non. On peut encore être reçu d'une autre
manière, c'est lorsque quelque chef vous donne des terres pour bâtir
une maison. Si vous prenez le parti de vous rendre dans ces îles, je
crois que vous ferez bien de vous y présenter comme Évêque, parce
qu'à 0-Taïti on a une grande idée des Missionnaires de Gambier, et
en particulier de Votre Grandeur ^.
Les missionnaires catholiques furent ainsi fixés sur les
dispositions des Tahitiens à leur égard ; à part quelques
chefs curieux de faire connaissance avec les Pères plutôt
qu'avec leur doctrine, la masse des indigènes ne désirait pas
changer de religion. C'est ce que comprirent fort bien les
missionnaires catholiques ; néanmoins ils persévérèrent dans
leur dessein. Le vicaire apostolique de l'Océanie Orientale
chargea deux prêtres français, MM. Caret et Laval, de tenter
l'entreprise.
M. François d'Assise Caret, vice-préfet apostolique, a ra-
conté dans une lettre de Valparaiso (Chili), datée du 12 avril
1837 et adressée au rédacteur des Annales de la Propagation
de la Foi, les incidents de sa tentative sur Tahiti. Cette lettre
est aussi intéressante que longue ; je m'en vais en citer les
passages les plus importants et je résumerai les autres.
Au commencement de sa lettre, l'auteur s'exprime ainsi
qu'il suit : « Après de mûres réflexions, nous pensâmes qu'il
fallait aller directement à Taïti, centre de la Polynésie aus-
trale. Nous n'ignorions pas les difficultés que nous aurions
à surmonter pour y entrer et surtout pour nous y maintenir,
mais nous voulions obéir à notre conscience qui nous fait un
devoir de visiter toutes les terres que le saint-siège a confiées
1. Annales de la Propagation de la Foi (novembre 1836, n^ XLIX), t. IX, p. 188
et 189.
152 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
à nos soins. Nous ne devons pas craindre les obstacles quels
qu'ils soient, ni même compter sur le succès ; le Ciel ne
l'exige pas de nous, il veut seulement que nous fassions ce
qui est en notre pouvoir i. »
MM. Caret et Laval s'embarquèrent sur une petite goélette
du port de 10 tonneaux seulement ; elle était commandée
par le capitaine Williams Hamilton. Ce fut le 6 novembre 1836
qu'ils mirent à la voile. Ils relâchèrent à l'île Anaa (La Chaîne)
et le 20 novembre, ils mouillèrent devant l'une des pointes
de Taiarapu (Tahiti). Ils descendirent à terre sur la pirogue
d'un Suédois qui demeurait en ce lieu. Écoutons le récit du
Père Caret :
« Nous eûmes bien raison de faire diligence ; car, à peine
avions-nous débarqué, qu'un des chefs de l'endroit se rendit
à bord de la goélette pour ordonner qu'on eût à reprendre le
large, sans mettre les passagers à terre : mais nous y étions
déjà, et nous avions donné le salut de la paix à cette île, en
partie idolâtre et en partie hérétique.
« C'était un autre brick, qui nous avait refusé le passage,
qui avait fait prendre ces mesures contre nous : étant sorti
de Gambier le même jour que notre petite barque, il était
arrivé depuis plusieurs jours, avait averti M. Pritchard, le
ministre méthodiste du port, que nous étions en route pour
venir ; et à cette nouvelle, celui-ci avait réuni tous ses con-
frères. La reine et tous les chefs avaient été convoqués à
une assemblée générale : là MM. les méthodistes avaient
fait conclure qu'on devait établir des gardes-côtes sur tous
les points de l'île, avec ordre d'empêcher, à quelque prix
que ce fût, la petite goélette qui nous portait de venir jeter
l'ancre 2, »
Les chefs ordonnèrent au capitaine de rembarquer ses pas-
sagers; celui-ci répondit que les chefs devaient s'adresser aux
intéressés et non à lui, ce qu'ils firent en effet ; mais les deux
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 207.
2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n" LVI), t. X, p. 209.
l'archipel de la société 153
prêtres répliquèrent : « Nous n'irons pas à bord ; nous sommes
à terre, nous y resterons. Nous ne sommes point des malfai-
teurs. Nous sommes venus ici pour rendre visite à votre reine,
et nous voulons la voir^. » Les chefs n'insistèrent plus et les
laissèrent tranquilles.
Pour éviter de se rembarquer, MM. Caret et Laval décidè-
rent de se rendre par terre àPapeete. Ils se mirent en route.
La nuit approchant, un Tahitien, nommé Maiota, leur donna
à manger et les fit coucher dans sa demeure. Le lendemain,
des curieux arrivèrent en grand nombre : « presque tous vin-
rent avec quelques livres de la Bible sous le bras- ».
Les deux missionnaires continuèrent leur route malgré la
chaleur et marchèrent jusqu'au soir. Ils demandèrent l'hospi-
talité dans une case indig-ène : on la leur accorda. Ils en
profitèrent pour faire le catéchisme aux enfants. Les deux
prêtres français repartirent le lendemain et forcèrent leur
marche afin de pouvoir arriver à Papeete avant la nuit. Ce
trajet est raconté par M. Caret de la manière suivante :
« Tout le long du chemin la foule se pressait sur notre
passage ; car le bruit de notre arrivée nous devançait toujours.
« Vous êtes les Missionnaires de Mangareva», nous deman-
dait-on? Nous répondions affirmativement, en ajoutant que
nous étions Prêtres français. — « Est-ce que vous n'avez point
de femme ? Est-ce que vous ne faites point le commerce ? —
Nous n'avons point de femme, les vrais Missionnaires n'en
ont point. Ils ne doivent penser qu'à aimer Dieu et faire le
bonheur des hommes. Nous ne faisons point le commerce,
parce que Jésus-Christ ni ses Apôtres ne l'ont point fait. »
Ces pauvres Taïtiens, qui ont toujours la Bible à la main,
sentaient très bien que nous disions vrai, et ils nous ajou-
taient : « Mais nos Oromeduas ^ ont des femmes, et font le
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 210.
2. /d., p. 211.
3. C'est ainsi qu'ils appellent les missionnaires méthodistes. (Note des
Annales.)
154 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
commerce tous les jours : ils ne sont pas bons ; ils nous ven-
dent tout, livres, prières, sacrements... Un petit S.Mathieu,
3 bambous d'huile ; un petit S. Marc, li bambous d'huile K
Nos montagnes sont couvertes de leurs vaches ; ils sont très
riches, et ne nous aiment pas ; ils nous chassent de leurs
maisons quand nous y entrons. Ils ne vous aiment pas non
plus vous autres ; ils vous haïssent beaucoup ; ils nous ont
dit que vous étiez très méchants, qu'il ne fallait pas vous
laisser venir à terre ~. »
Cependant les deux missionnaires catholiques marchaient
toujours en écoutant tout ce qu'on leur disait. Une femme
d'un certain âge, qui paraissait avoir pitié d'eux, leur dit :
« Les Oromeduas d'ici savent que vous êtes à terre ; ils sont
furieux, surtout Piritati (c'était ainsi que les indigènes appe-
laient Pritchard) ; il est allé trouver la reine, il veut qu'elle
vous chasse sans miséricorde. — Nous ne sommes point
venus, répondirent les deux prêtres français, pour faire du
mal, mais pour faire du bien, à la reine, aux chefs et à tout
le peuple. Que Piritati et les autres Oromeduas nous haïs-
sent; pour nous, nous ne les haïssons pas , mais nous ne les
craignons pas non plus, parce que nous sommes les envoyés
de Dieu ^. »
Enfin ils arrivèrent à Papeete. Ils se rendirent directement
à la maison du consul américain, pour lequel ils avaient une
lettre de recommandation de la part de M^"" Rouchouze. Ce
consul américain était un négociant belge, nommé Moe-
renhout, fixé à Tahiti depuis le 15 mars 1829. Cet homme
aimait beaucoup les Français; il reçut avec de grands égards
les deux missionnaires catholiques auxquels il offrit sa mai-
son et sa table ; ceux-ci acceptèrent.
1. Ces bibles devraient être données gratuitement, d'après les conventions-
faites par les sociétés bibliques ; mais les agents de ces sociétés d'erreur ne
sont pas fort scrupuleux observateurs de ces conventions. (Note des Annales.)
2. Annales de la Propagation de la Fo/ (janvier 1838, n" LVI), t. X, p. 212 et
213.
3. /d., p. 213 et 214.
l'archipel de la société 155
Voici comment M. Caret rapporte dans sa lettre son en-
trevue avec Pomare IV :
« Ce fut le vendredi 25 novembre que nous dirigeâmes nos
pas vers Papeete, pour faire notre première visite à la reine,
avec M. Moerenhout, qui eut la complaisance de nous accom-
pagner. Arrivés là, nous fumes introduits dans la maison de
la reine. Sa Majesté était accroupie sur une natte, tandis que^
M. Pritchard était assis sur un tabouret. Une partie des chefs
étaient présents, et la salle, ou plutôt la grange, était rem-
plie de monde. Nous nous assîmes, nous aussi, sur des tabou-
rets qu'on nous présenta. M. le consul avait demandé pour
interprète le pilote taïtien, qui entend l'anglais; mais il ne
servit de rien, car il n'osa parler. Quant à nous, nous comp-
tions sur l'enfant de Gambier \ mais cet enfant reçut ordre
de se taire ; on désirait que nous fussions muets. Nous ne le
fûmes pas cependant, avec le secours de Dieu, et ce que nous
dîmes fut compris et répété. Voici ce que nous balbutiâmes:
« Reine, nous venons de Mangareva, nous sommes les Prêtres
du vrai Dieu, la France est notre pays. Nous ne sommes point
malfaiteurs, nous n'avons point l'intention de nuire à Piritati,
ni à aucun des Oromeduas qui sont ici ; nous désirons faire
votre bonheur à vous, reine, et celui des chefs, et de tout le
peuple. Nous savons que cette terre vous appartient, et que
le pouvoir est à vous. Nous vous demandons l'hospitalité,
et nous espérons que vous ne nous la refuserez pas. Si vous-
même ou vos sujets alliez en France, le roi ne vous chasserait
pas, il vous donnerait l'hospitalité. Si Piritati allait en France,-
on ne l'en chasserait pas. Dans les grands états, tels que la
France, l'Angleterre et l'Amérique, tous les étrangers inof-
fensifs jouissent de toute liberté, les Prêtres comme les^
autres ~. »
« Cependant nous offrîmes à la reine un schall avec quatre
1. Un enfant indigène que MM. Caret et Laval avaient emmené avec eux.
2. Annales de la Propagation de la Fo/{janvier 1838, n" LVI), t. X, p. 215 et216.
156 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
onces. Elle les accepta, malgré tous les efforts de M. Prit-
chard pour l'en empêcher... Ce qui portait M. Pritchard à
s'opposer à ce que nos présents fussent reçus, c'est qu'à ses
yeux cette acceptation était une permission tacite de la part
de la reine pour que nous restassions à Taïti ; ce qu'il ne
pouvait souffrir '. »
Les missionnaires catholiques se retirèrent ensuite, n'ayant
qu'à se louer de l'accueil de Sa Majesté. Ils étaient dans leur
demeure lorsqu'un indigène vint leur remettre les quatre
onces ; le chef Hitoti arriva et leur expliqua que c'était l'ar-
gent qu'ils avaient donné à la reine le matin; Pritchard lui
avait dit que les deux prêtres voulaient acheter par là le
droit de rester dans l'île, et il avait pris l'argent des mains
de Pomare IV pour le leur faire rapporter. MM. Caret et
Laval retournèrent alors chez la reine. Quand ils arrivèrent,
il n'y avait que des indigènes avec elle : « Aussi reçut-elle
très bien les quatre onces que nous lui remîmes de nouveau,
dit M. Caret, quoique en faisant quelque difficulté cepen-
dant par la crainte de Piritati. Nous crûmes que la cause de
la Religion demandait que nous fissions ces offres d'argent,
quelque pauvres que nous fussions. Nous nous retirâmes
encore, sans rien savoir sur ce que l'on déciderait par rap-
port à nous-. »
Le lendemain samedi, dimanche pour Taïti, les mission-
naires catholiques reçurent l'ordre de comparaître dans une
assemblée. Celle-ci ne put avoir lieu que le soir à cause de
la pluie. Les deux prêtres s'y rendirent avec le consul Moe-
renhout. Ils y trouvèrent la reine, plusieurs des chefs,
Pritchard, et une foule d'indigènes. On fit asseoir MM. Caret
et Laval, puis un juge se leva et leur dit : « Tavara et
Tareta, pourquoi êtes-vous venus dans cette terre? Nous
avons des Oromeduas, qui sont ici depuis longtemps, et qui
nous ont instruits de la parole; nous n'avons pas besoin de
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n" LVI), t. X, p. 216.
2. Id., p. 217.
l'archipel de la société 157
vous. Il y a une loi qui vous interdit l'entrée de cette terre,
pourquoi y êtes-vous venus ? Retournez à Mangareva. Vous
avez fait des présents à la reine qui vous en a fait de son
côté ; ne soyez pas obstinés à rester '. »
Effectivement Pomare IV avait donné aux deux prêtres
français des présents consistant en une petite provision de
tappe, de nourriture et de coquillages. Quand l'orateur eut
fini de parler, M. Caret se leva et balbutia en langue tahi-
tienne les paroles suivantes : « Quand nous partîmes de Man-
gareva , nous ne pensions pas trouver ici une reine, des
chefs, ni un peuple qui nous chassassent de leur île. Nous
savions que ceux qui vous avaient apporté la parole de Dieu
avaient calomnié notre doctrine, et nous avaient chargés de
fausses accusations : nous sommes venus justifier la doctrine
que nous annonçons. Nous ne savons pas assez votre langue
pour vous manifester la vérité maintenant ; attendez que nous
la sachions: ne nous renvoyez pas, autrement vous ne saurez
jamais distinguer la vérité du mensonge. Cette loi dont vous
parlez est si nouvelle, que M. le consul américain, ici pré-
sent, et qui devrait la connaître, ne la connaît pas. »
« Alors M. Moerenhout se leva et dit : « Cette loi qui
interdit l'entrée de cette terre aux étrangers, si ce n'est le
bon plaisir de la reine, est nouvelle et inconnue de moi. »
Et se tournant vers M. Pritchard, il lui adressa la parole en
anglais, et lui dit : « Monsieur, cette loi est contre le droit
des gens, je proteste contre elle ; elle est injurieuse à l'Amé-
rique, pour laquelle j'exerce ici les fonctions de consul. Il
peut arriver tous les jours un navire américain, qui amène des
passagers ; et sans le savoir, ces hommes ne pourront mettre
pied à terre, et seront obligés de retourner dans leur pays aux
frais du capitaine ou aux leurs. Une loi semblable devrait être
connue des nations du moins, avant de devenir obligatoire ~. »
M. Caret ajoute : « L'assemblée fut dissoute sans qu'aucune
1. Annales delà Propagation de la Foi (janvier 1838, W LVI), t. X, p. 218.
2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n^LVI), t. X, p. 219.
1S8 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
décision fût prise ; les assistants, les jeunes gens surtout,
nous félicitèrent beaucoup ^.. »
Les indigènes hésitaient à expulser les deux prêtres catho-
liques. Pritchard prit alors une décision énergique : il s'en-
ferma seul avec la reine, et lui dicta une lettre de bannisse-
ment contre MM. Caret et Laval. Ces missionnaires allèrent
trouver la reine et lui dirent: « ... les Oromeduas, reine, ne
sont pas les envoyés de Dieu ; mais nous, nous sommes
envoyés de Dieu pour vous faire connaître la vraie parole,
et nous vous le prouverons quand nous saurons la langue... »
La reine leur parla de retourner à Gambier, sur la goélette
qui les avait amenés. Ils répondirent à la souveraine que cette
goélette « était trop petite pour lutter contre les vents, qui
sont presque toujours contraires^ ».
Le 2 décembre, M. Moerenhout reçut une seconde lettre
de M. Pritchard ; et le 7 décembre on avertit les mission-
naires catholiques que l'on se préparait à les rembarquer de
force sur la goélette qui les avait transportés. Le charpentier
Vincent, qui était venu avec eux à Tahiti, devait être aussi
chassé. 11 croyait avoir tout droit d'exercer son industrie,
parce qu'il avait payé à la reine les 30 piastres exigées par
la loi ; mais M. Pritchard n'avait pas ratifié cette acceptation
et il lui fit remettre ce même jour ses 30 piastres par
un des chefs qui lui étaient dévoués, et lui envoya dire qu'il
ne pouvait rester à Tahiti. Les deux prêtres français et le
charpentier dressèrent un acte de protestation, dont l'original
fut déposé dans les archives du consulat américain, et dont
une copie fut envoyée à la reine: « Nous déclarions que nous
ne voulions pas aller à Gambier sur la goélette VElina et
nous rendions le gouvernement de Taïti, ainsi que le pro-
priétaire et le capitaine de la goélette, responsables envers
la France de toute violence qu'on voudrait nous faire. Nous
déclarions de plus que, si l'on nous forçait à quitter Taïti
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 183S, n" LVI), t. X, p. 220.
2. W., p. 220.
l'archipel de la société 150
avant l'arrivée d'un navire de guerre, soit français, soit an-
glais, soit américain, nous ne voulions point aller ailleurs
qu'à Valparaiso ^ » Ainsi s'exprime, dans sa lettre, le Père
Caret. 11 ajoute :
« Nous étions persuadés qu'une fois la goélette partie,
aucun navire ne voudrait nous prendre par force, et qu'ainsi
nous resterions à Taïti, où nous savions que presque toute
la population nous désirait, et que nous pourrions enfin la
ramènera Dieu; nos ennemis ne l'ignoraient pas non plus,
voilà pourquoi ils ne voulaient en aucune manière laisser
partir la goélette sans nous. Comme elle devait bientôt re-
mettre à la voile, nous nous enfermâmes dans la maison que
M. Moerenhout avait bien voulu nous céder: nous espérions
que les droits de l'hospitalité seraient respectés, en consi-
dération de la dignité consulaire ; mais nous nous trom-
pions.
« Le 11 décembre, cinq ou six hommes, que tout le peuple
appelle les gendarmes de Piritati, se présentèrent à la porte
de notre demeure avec des cordes pour nous garrotter; nous
refusâmes d'ouvrir. Ils menacèrent de briser la porte, mais ils
n'en fireat rien ce jour-là : ils se retirèrent, et quelques mi-
nutes après on nous apporta une lettre de la reine qui était
à plus de deux lieues de là ! Les femmes de la plage disaient
hautement que cette lettre n'était pas de la reine, mais de
Piritati, quoiqu'elle fût signée Pomare. Cette lettre était dic-
tée avec une espèce de fureur ; elle est restée au consulat
américain. M. Moerenhout nous apprit ce soir que, pendant
que les Taïtiens semblaient vouloir refuser de prêter leurs
mains à la violence qu'on voulait nous faire, quelqu'un était
venu les encourager, en leur disant : « Pourquoi balancer ?
on a bien chassé les Prêtres français des îles Sandwich, et
il n'en a rien été. »
1. Annales delà Propagation de /a Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 223. —
Lire p. 521, 522 et .523, aux Pièces justificatives, cette Protestation.
160 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
« Le lendemain 12 décembre, nous célébrâmes la sainte
Messe dans le plus grand secret. Un charpentier français,
établi à Taïti depuis longtemps, et qui savait tout ce qui se
passait, profita du moment où il n'y avait personne autour
de la maison, pour nous avertir que les gendarmes de M. Prit-
chard allaient descendre jusque vers nous par le toit... Nous
attendions avec patience ce qui allait arriver. Cependant
nous vîmes du mouvement du côté de la mer, et nous aper-
çûmes un homme, en uniforme militaire, qui se dirigeait
vers notre demeure : il était accompagné de cinq ou six
autres, qui avaient une natte cordée autour des reins; quel-
ques curieux les suivaient. Nous connûmes alors que le
moment était arrivé où nous devions nous préparer à tout
événement. Nous fermâmes bien la porte et les croisées, et
nous nous retirâmes dans Pappartement le plus secret de la
maison, où nous nous mîmes à genoux pour réciter les sept
Psaumes de la pénitence. Les soi-disant envoyés de la reine
frappent à la porte avec violence, et nous somment d'ouvrir;
nous ne répondons rien, continuant de prier, et nous sou-
mettant à tout ce que la Providence permettra. Cependant
le toit est soulevé ; une ouverture s'y fait, et ceux qui ont
ordre de nous enlever descendent dans notre demeure ; ils
sont tout tremblants : ils nous appellent de nouveau, et nous
ordonnent de sortir; nous continuons de prier, sans rien
répondre. Ils cherchent la clef de la porte, sans la trouver;
ils forcent la serrure ; mais il leur fallait encore escalader une
cloison pour arriver jusqu'à nous : un d'entre eux le fit, et,
étant descendu dans notre appartement, il ouvrit la porte,
qui n'était fermée que par un loquet; les autres entrèrent,
et nous trouvèrent tous les deux à genoux. Ils nous disent
de sortir; nous ne répondons rien. Ils attendent quelques
minutes pour reprendre haleine, et mettent la main sur nous.
Nous ne voulions pas avoir à nous reprocher un seul pas
pour sortir de Taïti, où nous croyions de notre devoir
de demeurer. Piritati et ses confrères connaissaient notre
l'archipel de la société 161
détermination; voilà pourquoi les ordres étaient précis de
nous saisir et de nous porter sur la goélette. On nous traîna
tous les deux jusqu'à la porte ; là, les mêmes hommes prirent
chacun de nous par les pieds et par la tête et nous transpor-
tèrent jusqu'au rivage, où une pirogue nous attendait pour
nous conduire à bord de la goélette. Ils évitèrent de passer
devant l'autre maison de M. Moerenhout. Celui-ci vint à notre
rencontre et nous dit, les larmes aux yeux : « Je ne puis.
Messieurs, vous soustraire à la violence qu'on vous fait, parce
que je n'ai pas d'armée à ma disposition ; mais on saura un
jour que je suis consul des Etats-Unis. » Nous l'embrassâmes
et lui témoignâmes notre reconnaissance, puis nous dîmes
au peuple : « Voilà celui qui nous a constamment protégés
contre les persécutions de ceux qui devraient vous prêcher
la charité; nous savons, du reste, que la violence qu'on nous
fait ne vient pas de vous. » Quand on nous eut jetés sur la pi-
rogue, nous saluâmes les habitants de Taïti, en leur disant :
« Nous savons qu'un très petit nombre d'entre vous nous ont
rejetés, et que les autres nous désirent ; nous reviendrons ^ »
Ils protestèrent auprès du capitaine Williams Hamilton
contre leur embarquement et déclarèrent qu'on leur avait fait
violence. Ce capitaine, qui pourtant était le même qui les
avait amenés de Gambier, leur répondit : « Je me moque
des Français et des Américains ; je suis Anglais, vous êtes
à mon bord; mais je ne veux pas courir les mers à cause de
vous. Je vous déposerai dans l'île qu'il me plaira, fût-ce sur
un rocher sans habitants. N'allez pas croire non plus que je
vous mette ailleurs qu'à la cale. » Ils furent mis, en effet,
dans ce lieu étroit où ils manquèrent d'être étouffés par le
manque d'air. La goélette partit. Arrivés auprès d'une île
Basse, à soixante milles environ de Tahiti, les deux prêtres
catholiques dirent au capitaine : « Si vous ne voulez pas
nous conduire à Gambier, laissez-nous sur cette île. » Ha-
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 223,
224, 225 et 226.
11
162 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
milton répondit qu'il ferait demander si le chef Tati, qui y
était alors, voudrait les recevoir. Le capitaine mit une pi-
rogue à la mer et envoya un indigène. Celui-ci revint le len-
demain, apportant une réponse qu^il déclara être négative,
tandis que le chef Tati, que les missionnaires catholiques
virent à leur second voyage à Tahiti, leur assura l'avoir don-
née affirmative. Alors MM. Caret et Laval dirent à Hamilton
qu'ils voulaient aller directement à Gambier, ou rester à
Tahiti, pour attendre une occasion de se rendre à Valparaiso.
Mais le capitaine ne voulait pas retourner à Gambier dans la
crainte d'y être mal reçu par les habitants, si ceux-ci venaient
à apprendre les mauvais traitements qu'il avait fait subir
aux deux missionnaires. Cependant il se radoucit et dit aux
deux prêtres : « Déclarez-moi par écrit que vous voulez
attendre à Taïti un navire pour vous porter à Valparaiso, et
je retourne à Taïti porter votre déclaration. Si la reine ap-
prouve que vous restiez, je vous déposerai de nouveau à
terre; sinon, je mettrai à ma place un autre capitaine qui
vous conduira à Gambier : pour moi, je ne veux pas y aller. »
MM. Caret et Laval ayant accepté cette proposition^ la goé-
lette vira de bord, et fit de nouveau voile vers Tahiti où elle
mouilla le soir même. Hamilton descendit seul à terre plu-
tôt pour chercher un autre capitaine que pour porter la décla-
ration des deux prêtres catholiques à la reine, car il ne la
vit pas. 11 écrivit le lendemain à son second d'amener la
goélette à Papara, tandis que lui s'y rendait à cheval par terre.
Le navire arriva à Papara le lendemain vendredi 16 dé-
cembre vers 10 heures du matin. Un nouveau capitaine vint
prendre le commandement de VElisa. Cet homme eut pitié
des deux missionnaires catholiques : il les tira de la cale.
La goélette appareilla. Le vent fut si favorable durant toute
la traversée qu'après quinze jours seulement de navigation,
ils parvinrent aux îles Gambier le 31 décembre 1836^.
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 226,.
227,228 et 229.
l'archipel de la société 16^
Quelques jours après leur retour à Gambier, le vicaire
apostolique de TOcéanie orientale jugea à propos d'envoyer
de nouveau M, Caret à Tahiti, afin de se rendre de là à Val-
paraiso pour s'y occuper des affaires de la mission; M. Caret
devait être accompagné cette fois d'un autre missionnaire,
M. Maigret, qui remplaçait M. Laval i.
Ils partirent de Gambier le 13 janvier 1837, sur le brick
américain le Colombo, capitaine Williams : celui-ci ne les
accepta à son bord que sur leur déclaration écrite de ne vou-
loir aller à Tahiti que pour y prendre un passage pour Val-
paraiso, par le premier navire qu'ils rencontreraient. Après
avoir relâché aux îles Kueru, Hao (La Harpe) et Anaa (la
Chaîne), ils mouillèrent dans le port de Tahiti le 26 jan-
vier 1837. Ils y restèrent cinq jours et pendant ce temps ne
purent descendre une seule fois à terre. La loi rendue contre
les missionnaires catholiques existait toujours. Le capitaine
eut à ce sujet plusieurs entrevues avec son consul. Tous les
deux déclarèrent que MM . Caret et Maigret n'avaient pas
l'intention de rester dans Fîle, mais seulement d'y attendre
la venue d'un vaisseau qui les mènerait à Valparaiso ; ce fut
en vain, on ne les crut pas : « Mais, dit le capitaine, que
ferai-je de mes passagers? Je ne puis aller à Valparaiso; ma
destination est Boston, peut-être même passerai-je par Ma-
nille : voulez-vous que ces Messieurs me suivent? cela n'est
pas possible. » — « Qu'ils fassent comme ils voudront, répli-
qua M. Pritchard, ils ne peuvent venir à terre; la reine et
tous les chefs s'y opposent » : et pour le prouver il lui remit
une lettre signée effectivement par la reine et les chefs 2.
M. Caret prétend que la reine aurait dit à M. Ringman,
lieutenant du Colombo, qu'elle avait signé cette lettre sans
connaître ce qu'elle faisait, et comme malgré elle; mais ce
missionnaire a pu être trompé, car Pomare IV avait souvent
1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 22&
et 230.
2. Id., t. X, p. 230, 231 et 232.
164 HISTOIRE DE LA. POLYNÉSIE ORIENTALE
recours à cette excuse pour ne pas endosser la responsabilité
des actes qui lui étaient reprochés.
La position des deux prêtres français devenait très grave;
ils ne savaient comment s'en tirer. Enfin, sur les instances
de M. Moerenhout, le capitaine Williams consentit à se dé-
tourner de sa route pour conduire MM. Caret et Maigret à
Valparaiso, moyennant la somme de 300 piastres (environ
1.600 francs); malgré l'énormité de cette somme, et ne pou-
vant d'ailleurs faire autrement, les deux missionnaires accep-
tèrent cette combinaison, à condition qu'ils ne payeraient
qu'à Valparaiso. Avant son départ, le capitaine rédigea un
acte de protestation par-devant son consul, dans lequel il
rendait le gouvernement tahitien responsable de son voyage
au Chili 1.
Après quarante-neuf jours de navigation depuis Tahiti,
MM. Caret et Maigret arrivèrent à Valparaiso le 22 mars 1837.
C'est de là que M. Caret écrivit cette lettre, dont je viens de
citer de nombreux passages. A la fin de son récit, il déclare
qu'aussitôt après avoir expédié les affaires de la mission il
retournera à Gambier, et de là, il l'espère, à Tahiti, « malgré
toute la rage de l'hérésie ». Il ajoute encore: « Nous avons
dédié cette nouvelle mission à Notre-Dame-de-Foi : il ne sera
pas dit que l'erreur triomphera contre la vérité ; l'auguste
Marie, que l'Église appelle la destructrice de toutes les hé-
résies, saura bien l'anéantir à Taïti, où, malgré la corruption
des mœurs qui y est à son comble, il y a des âmes vraiment
dignes du royaume de Dieu. ^ »
M. Caret ne renouvela pas tout de suite cette tentative
d'établissement, car il fut obligé de quitter le Chili pour
aller en France, où les événements survenus à Tahiti cau-
saient une grande émotion. Le gouvernement français avait
reçu la protestation de MM. Caret, Laval et Vincent, ainsi
: 1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 233
et 234.
2. M., p. 234.
l'abchipel de la société 165
que les rapports de M. Moerenhout, relatifs à cette affaire.
(Ces rapports étaient parvenus par l'intermédiaire du consul
général de France à Valparaiso.) Après avoir pris connais-
sance de ce qui s'était passé, le gouvernement français ré-
solut d'intervenir à Tahiti. Le comte Mole, ministre des
affaires étrangères, communiqua les pièces au vice-amiral
Rosamel, ministre de la marine, qui, le 10 juin 1837, donna
des ordres au capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars pour
exiger de la reine de Tahiti « une complète réparation de
l'insulte faite à la France en la personne de trois de nos
compatriotes ».
Le gouvernement français jugeait qu'en 1836 on avait ren-
voyé MM. Caret et Laval avec des procédés violents com-
plètement illégitimes. En avait-il été réellement ainsi ? Pro-
cédons à un examen rigoureux de la conduite de ces deux
prêtres et de celle des autorités tahitiennes. MM. Caret et
Laval savaient parfaitement à quoi s'en tenir sur l'accueil qui
leur était réservé à Tahiti, le début de la lettre de M. Caret
en fait foi ; ils n'ignoraient pas qu'ils auraient à vaincre beau-
coup de difficultés pour entrer et surtout pour se maintenir
dans cette île et néanmoins ils s'y étaient rendus dans le but
avoué d'y supplanter les missionnaires protestants anglais.
Or, en 1836, il y avait à Tahiti une loi qui interdisait aux
étrangers de résider dans l'île sans le consentement de la
reine et des chefs. Cette loi était récente sans doute, puis-
qu'elle avait été faite pour s'opposer aux tentatives des prê-
tres catholiques et ceux-ci pouvaient effectivement ne pas la
connaître ; mais outre que « personne n'est censé ignorer la
loi », MPVl. Caret et Laval avaient refusé de s'y soumettre
quand on la leur avait communiquée; de plus, ils s'étaient
obstinés à rester à Tahiti, malgré les autorités de cette île
qui leur avaient donné plusieurs fois l'ordre d'en sortir. Je
n'ai pas à me préoccuper ici d'un cas de conscience, de la
question de foi, quelque respectable que soit cette dernière.
D'ailleurs MM. Caret et Laval ne pouvaient la revendiquer
166 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pour eux-mêmes qu'en Faccordant aussi à leurs ennemis,
c'est-à-dire à Pritchard et aux autres pasteurs protestants.
Les rares auteurs qui se sont occupés de cette affaire ont
dit que les Révérends s'étaient abaissés en appelant à leur
aide le pouvoir civil, qu'ils n'auraient jamais dû recourir à
des moyens violents pour se débarrasser de concurrents
redoutables, qu'en résumé, ils auraient dû accepter la dis-
cussion avec les Pères. Tout cela est vrai ; mais il faut avouer
aussi que les missionnaires protestants anglais auraient été
plus que des hommes si, volontairement, ils avaient accepté
de voir remettre en question leur œuvre. Souvenons-nous de
ce qu'ils avaient souffert pour la faire triompher ! Rappelons-
nous leurs misères dans ces îles ! Pendant près de vingt
années ils avaient lutté pour y établir la religion de Jésus-
Christ. Enfin, après des sacrifices considérables et des tra-
vaux inouïs, ils étaient parvenus à convertir la population
et à lui donner un vernis de civilisation, ils avaient élevé
des temples, ouvert des écoles, fait cesser les guerres, ins-
titué des lois et fondé un gouvernement ; et maintenant que
leur œuvre était achevée, qu'ils commençaient à en jouir, ils
se voyaient subitement menacés de la perdre, par suite de
l'arrivée de missionnaires catholiques qui ne visaient à rien
moins qu'à les traiter d'imposteurs devant tous les indigènes
de Tahiti ! En vérité les missionnaires protestants anglais
eussent été vraiment des êtres surnaturels s'ils avaient ac-
cepté une telle concurrence sans essayer de l'éviter. Alors,
pour se préserver de ce péril, ils avaient appelé à leur aide
le pouvoir civil ; ils s'étaient adressés à la reine et aux chefs
de l'île, et comme ceux-ci leur étaient dévoués, ils avaient
obtenu d'eux la promulgation d'une loi qui interdisait aux
étrangers d'entrer à Tahiti sans le consentement de la reine
et des chefs. Les missionnaires protestants anglais ayant été
à la peine avaient voulu rester à l'honneur : quoi de plus
excusable ? Les missionnaires catholiques de n'importe quelle
nationalité n'ont du reste jamais agi autrement dans les
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 167
pays où ils ont été les maîtres, et si l'on veut que j'en donne
une preuve, je citerai les Jésuites au Paraguay, Certes ces
façons de procéder de la part des catholiques et des protes-
tants ne sont pas libérales, mais nous ne devons pas nous
€11 étonner : depuis quand des hommes religieux ont-ils été
libéraux ?
Pour se défendre, les pasteurs protestants avaient donc
fait dicter une loi et celle-ci avait été impitoyablement appli-
quée aux nouveaux venus récalcitrants. Il en a toujours été
ainsi dans tous les pays civilisés : les gouvernements ont la
faculté d'expulser de leur territoire les étrangers dont ils ont
à se plaindre. Ils commencent par les prier de s'en aller de
bonne volonté, et si cela ne suffit pas, ils emploient la force
pour les faire sortir; si ces derniers sont quelque peu mal-
menés pendant le trajet, ils n'ont qu'à s'en prendre à eux-
mêmes : ils n'avaient qu'à obéir aux ordres des autorités. Et
voilà précisément quel avait été le cas des Pères Caret et
Laval. Ayant refusé de se retirer et de marcher, ils avaient été
saisis, portés jusqu'au rivage, et là, mis dans une embar-
cation. Ces procédés violents, ils se les étaient justement
attirés en s'obstinant à résister aux représentants de la loi.
Il est impossible de nier que dans cette affaire les deux prê-
tres catholiques avaient eu absolument tous les torts. Il y a
donc lieu, à mon avis, de faire ici quelques réserves pour
les réclamations du gouvernement français en faveur de
MM. Caret et Laval.
Est-ce à dire qu'une intervention de la France n'était pas de-
venue nécessaire à Tahiti ? Nullement. Le gouvernement tahi-
tien avait parfaitement le droit d'interdire aux missionnaires
catholiques de résider dans son île, mais il ne pouvait agir
ainsique contre eux, c'est-à-dire contre une certaine catégorie
bien déterminée de personnes, en invoquant la raison d'Etat,
ou contre quelques individus isolés en rébellion contre les
lois du pays; autrement, il mettait hors la loi tous les citoyens
d'une nation, de la France dans l'affaire qui nous occupe, ce
168 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
qui constituait un attentat contre le droit des gens et signi-
fiait, par conséquent, une véritable déclarati»n de guerre.
Or le gouvernement tahitien avait malheureusement commis
cette dernière faute. M. Vincent, ce charpentier qui accom-
pagnait les deux prêtres catholiques, avait subi les mêmes
traitements qu'eux. A leur second voyage, MM. Caret et
Laval s'étaient présentés en simples particuliers pour attendre
la venue d'un navire qui devait les transporter à Valparaiso
et le gouvernement tahitien avait refusé de les laisser débar-
quer, ce qui les privait du moyen de communiquer avec le
Chili, ou les condamnait, pour s'y rendre, à payer une somme
énorme au capitaine du navire sur lequel ils se trouvaient ;
ils avaient été contraints d'accepter cette dernière combi-
naison. Le gouvernement français ne réclamait que pour ces
attentats, mais il y en avait eu bien d'autres, et il en arrivait
de nouveaux à chaque instant. La malveillance du gouverne-
ment tahitien à l'égard de la France — la plus importante
des nations catholiques, — était si grande qu'un capitaine
de barque sous pavillon tahitien, avait quelques mois après,
étant à Valparaiso, a refusé d'accorder le passage aux îles
Pomotou à un marin français engagé dans la pêche des
perles, sous le prétexte que lui-même ne serait peut-être pas
reçu à 0-Taïti s'il donnait passage à un catholique ^ ». Le
16 août 1837, la reine Pomare ne voulut pas laisser débarquer
un Français nommé Boudu^. Je sais bien que les véritables
auteurs de ces actes étaient les missionnaires protestants et
surtout leur chef, le Piévérend Pritchard, que l'Angleterre
avait nommé consul ; mais le gouvernement tahitien demeu-
rait seul responsable, ou bien il lui fallait convenir alors qu'il
n'était pas le maître chez lui, ce qui équivalait à reconnaître
qu'il n'existait pas. C'était au fond, la vérité ; il ne subsistait
1. Du Petit-Thouars, Voyage autour du monde sur la frégate « la Vénus »,
t. II, p. 382.
2. Voir p. 524, aux Pièces justificatives, la lettre de ce Français et la réponse
de la reine Pomare.
l'archipel de la société 169
que de nom. Les indigènes ne tenaient guère compte des
lois. L'archipel de la Société avait pris l'aspect d'un vaste
lieu de prostitution et d'ivrognerie dont Papeete (Tahiti) était
le centre. A l'exception des pasteurs protestants et de quel-
ques Anglais, les Européens ne s'y trouvaient pas en sûreté ;
les indigènes pratiquaient impunément le vol et l'assassinat;
ils se querellaient avec les marins et les rouaient de coups.
Cette situation devenait intolérable pour les nations civili-
sées ; elle était incompatible avec l'honneur d'une grande
puissance comme la France ; celle-ci devait venger ses
citoyens afin qu'à l'avenir ils fussent respectés ; l'envoi d'un
navire de guerre français à Tahiti était donc devenu néces-
saire.
CHAPITRE V
LUTTE DU CATHOLICISME ET DU PROTESTANTISME. — ÉTABLISSEMENT
DU PROTECTORAT FRANÇAIS
Formation d'un parti catholique, plus tard, parti français. — Attentat contre
M. Moerenhout. — Arrivée de la frégate la Vénus. — Dupetit-Thouars
envoie un ultimatum à la reine Pomare IV. — Celle-ci accorde au gou-
vernement français les réparations qu'il exige. — Convention conclue
entre le roi Louis-Philippe et la reine Pomare. — Séjour de Dumont-
d'Urville à Tahiti. — Le gouvernement tahitien institue des lois qui inter-
disent aux étrangers d'acquérir des terres et défendent l'enseignement de
doctrines contraires au culte en vigueur. — Clause additionnelle ajoutée
au dernier traité par le capitaine Laplace. — Départ de Pritchard pour
l'Angleterre. — Les Tahitiens infligent aux Français et à leurs partisans
toutes les vexations possibles. — Tentative faite pour établir le Protec-
torat français : elle échoue. — Le capitaine du Bouzet fait condamner des
Tahitiens coupables d'avoir frappé des Français. — Luttes entre les partis
tahitien-anglais et tahitien-français. — L'anarchie règne à l'intérieur des
îles de l'archipel de la Société. — Le gouvernement de la reine Pomare
suspend la punition des indigènes condamnés pour avoir maltraité des
Français. — Presque tous les Français se plaignent des procédés des
autorités tahitiennes. — Le contre-amiral Dupetit-Thouars exige de la
reine et des grands-chefs de Tahiti des réparations et des garanties. —
Le gouvernement tahitien sollicite la protection du roi des Français. —
Dupetit-Thouars l'accorde sauf ratification. — Etablissement à Papeete d'un
conseil provisoire de gouvernement.
L'expulsion des prêtres catholiques indigna quelques Tahi-
tiens; ceux-ci flétrirent la conduite de leur gouvernement,
et pour donner une forme durable à leur protestation, ils
créèrent, sous la direction de M. Moerenhout, un petit parti
religieux et politique, qui fut qualifié d'abord de parti catho-
lique, ensuite de parti français. En prenant la défense des
catholiques et des Français, ce consul s'était acquis une cer-
taine notoriété dans l'île. Plusieurs chefs mécontents se ran-
gèrent de son côté et la mésintelligence se mit dans le gou-
vernement. Alors les passions se déchaînèrent. Les pasteurs
l'archipel de la société 171
protestants et leurs adeptes prirent en haine le consul amé-
ricain et ne manquèrent pas une occasion de lui susciter
toutes sortes de difficultés. Leur but était de le forcer à quit-
ter l'île ; mais M. Moerenhout supporta tous les ennuis et ne
partit pas.
Sa position, déjà si pénible, devint bientôt dangereuse.
Les malfaiteurs crurent pouvoir tout oser sur lui. Deux
hommes, un noir de l'Amérique méridionale et un Tahitien,
ou un Anglais — le fait n'a jamais été bien éclairci — péné-
trèrent pendant la nuit dans sa maison pour le voler. Décou-
verts à temps, ils frappèrent de plusieurs coups de hache et
de couteau M. Moerenhout. La femme du consul se jeta sur
les assassins qui la blessèrent si cruellement qu'elle en mou-
rut quelques semaines après; le mari resta plus d'un mois
alité et garda toute sa vie les cicatrices de ses blessures.
Au mois de mars 1838, les dépêches du gouvernement fran-
çais parvinrent à Dupetit-Thouars, arrivé àValparaiso, de re-
tour du Kamtchatka. Après en avoir pris connaissance, celui-
ci partit avec la frégate la Vénus, pour remplir sa mission.
Le 29 août, la Vénus jeta l'ancre dans le port de Papeete.
Le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars descendit à terre
pour faire visite à M. Moerenhout. 11 le trouva souffrant
encore de ses blessures. Celui-ci confirma verbalement les
réclamations faites par MM. Caret, Laval et Vincent. Le len-
demain, Dupetit-Thouars écrivit aux consuls d'Angleterre
et des Etats-Unis d'Amérique qu'il allait exiger des répara-
tions de la reine Pomare pour les insultes faites à la France,
et qu'il leur conseillait ainsi qu'à leurs nationaux de prendre
des précautions car il serait peut-être obligé de recourir à
la force vis-à-vis du gouvernement tahitien. Les lettres furent
remises par M. Lapérouse, lieutenant de vaisseau. M. Moe-
renhout en accusa réception; M. Pritchard ne donna aucun
reçu : il s'excusa en disant qu'étant chez la reine, il n'avait
ni plume ni encre.
Le même jour, à 10 heures, le pasteur Pritchard et M. Là-
172 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pérouse se trouvaient chez la reine Pomare, lorsque le lieute-
nant de vaisseau Normand vint au nom de M. Dupetit-Thouars
lui remettre la lettre suivante :
^4 bord de la frégate la Vénus, rade de Papeïti^ le 30 août 1838,
à 10 heures du matin.
Madame, le roi des Français et son gouvernement, justement irrités
de l'outrage fait à la nation, par les mauvais et indignes traitements
que l'on a fait subir à plusieurs de ses membres, qui se sont présentés
sur le territoire de Taïti, et notamment en 1836, à MM. Laval et Caret,
missionnaires apostoliques, m'ont envoyé pour réclamer et exiger au
besoin la prompte réparation due à une puissante nation, qui a été
insultée d'une manière grave et non provoquée.
Le roi et son gouvernement exigent :
1 " Que la reine de Taïti écrive au roi des Français pour s'excuser des
violences et autres avanies commises sur des Français, dont la con-
duite honorable n'avait pas mérité le châtiment qui leur a été infligé.
La lettre de la reine sera écrite en polynésien et en français, et les
deux textes seront signés par elle. Cette lettre sera envoyée officielle-
ment au commandant de la Vénus, dans les vingt-quatre heures qui
suivront la présente notification.
2° Qu'une somme de 2.000 piastres fortes d'Espagne soit versée,
dans les vingt-quatre heures de la présente notification, dans la caisse
de la frégate la Vénus, pour servir à indemniser MM. Laval et Caret
du dommage que la conduite tenue envers eux leur a occasionné.
3° Que le pavillon français soit arboré le 1"" septembre à midi, sur
l'île Motou-Outa, et qu'il soit salué de vingt et un coups de canon
par le fort de la reine.
Je déclare à Votre Majesté, qu'à défaut de l'accomplissement de la
satisfaction demandée , dans le temps prescrit, je me verrai, bien à
regret, obligé de lui déclarer la guerre et de commencer les hostihtés
contre les États de sa domination, et que ces hostilités seront conti-
nuées par tous les bâtiments de guerre qui vont successivement passer
par ces îles, jusqu'à ce qu'enfin la France ait obtenu une réparation
satisfaisante.
Je suis, avec un profond respect,
De Votre Majesté, le très humble serviteur ;
Le commandant de la frégate la Vénus,
Signé: A. Du Petit-Tiiouars.
l'archipel de la société 17.3
La reine accusa réception de la notification et de l'heure
à laquelle elle l'avait reçue. Pendant ce temps la frégate fai-
sait ses préparatifs de combat et ses embarcations se pla-
çaient devant le rivage et par le travers d'une petite goélette
appartenant à la souveraine pour bloquer tous les bâtiments
qui se trouvaient sur la rade.
Dans la journée, Pritchard se rendit à bord de la Vénus.
Il s'y présenta comme agent de Pomare IV et venant en son
nom pour proposer au commandant quelques accommode-
ments : celui-ci refusa, et Pritchard retourna à terre.
Les indigènes montrèrent un instant des dispositions
guerrières, mais elles cessèrent bientôt. Le gouvernement
tahitien se rendait parfaitement compte qu'il ne pouvait
lutter contre les forces françaises; il capitula donc sur tous
les points. Cependant la reine ne possédait pas ou ne voulait
pas verser les 2.000 piastres ; elle dit à Pritchard : « Vous
avez voulu l'expulsion de ces hommes, vous les avez fait
partir, il est juste que vous payiez. » Pritchard pâlit; il pro-
testa, supplia, cria; ce fut en vain : il dut s'exécuter. 11
recourut à un emprunt; il s'adressa aux autres pasteurs; mais
ceux-ci répondirent qu'on ne leur avait pas demandé leur
avis lors de l'expulsion des prêtres catholiques et que par
conséquent ils ne devaient rien. Néanmoins, comme le temps
pressait, deux industriels consentirent à prêter de l'argent
pour payer une partie de Pindemnité. M. Bicknell versa
500 piastres fortes, M. Vaughan en céda 1.000, et M. Pritchard
compléta la somme en donnant 500 piastres.
A cinq heures du soir, Pritchard se rendit de nouveau à
bord de la frégate la Vénus. Au nom de la reine il remit à
Dupetit-Thouars une lettre de Pomare IV à Louis-Philippe.
Voici ce qu^elle contenait :
Taïti, le 31 août 1838 (style taïtien, 30 août, suivant le nôtre).
Au Roi,
Que la paix soit avec vous : voici ce que je désire faire savoir à
174 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Votre Majesté. J'ai été en erreur en m'opposant à la résidence de deux
citoyens français. Que Votre Majesté ne soit pas trop fâchée pour ce
que j'ai fait à leur égard. Que la paix soit rétablie. Je ne suis souve-
raine que d'un petit et insignifiant pays ; que le savoir, la gloire et le
pouvoir soient avec Votre Majesté. Que votre colère cesse, et pardon-
nez-moi l'erreur que j'ai commise.
Que la paix soit avec Votre Majesté.
Signé : Pomare.
Au roi des Français.
Ensuite, et toujours comme agent de la reine, Pritchard
versa au commandant de la Vénus 125 onces d'or, pour in-
demniser MM. Caret et Laval ; on compta les 125 onces en
présence de MM. Chiron du Brossay, second de la frégate^
et Fillieux, commis d'administration, qui les encaissa à titre
de dépôt; M. Dupetit-Thouars en donna un reçu. Enfin
l'agent de la reine fit part de son embarras pour faire exé-
cuter le salut du pavillon : elle n'avait pas de poudre de
guerre. M. Dupetit-Thouars répliqua qu'elle pouvait en
acheter à bord d'un navire américain qui était dans la rade
ou qu'elle pouvait en demander aux consuls d'Angleterre ou
des États-Unis; il ajouta que si ceux-ci ne possédaient pas de
poudre, il s'empresserait de leur en fournir pourleur donner
les moyens de rendre service à la reine. En entendant cette
ofFre gracieuse, Pritchard demanda, comme consul d'An-
gleterre, la poudre indispensable à l'exécution des saints ;
M. Dupetit-Thouars l'accorda, mais comme il était tard il fut
convenu qu'on ne viendrait la prendre que le lendemain
matin. En effet, le lendemain, la poudre fut livrée à un chef
qui se présenta au nom de la reine ; sur sa demande on lui
prêta aussi un pavillon français.
Ce jour-là, 31 août 1838, à huit heures du matin, la Vénus
arbora ses couleurs. C'était l'heure à laquelle devait avoir
lieu le salut exigé dans l'ultimatum du gouvernement du roi
Louis-Philippe. En conséquence le fort de la reine hissa le pa-
villon français. Ce fort était situé sur l'îlot Motu-Uta. 11 y avait
l'archipel de la société 175
là quelques mauvaises pièces d'artillerie. Mais quand il s'agit
de commencer le feu l'embarras des indigènes fut extrême :
personne ne savait tirer le canon! Pritchard s'offrit obligeam-
ment... : il montra comment il fallait s'y prendre et chargea
lui-même les pièces. Vingt et un coups de canon saluèrent
le drapeau tricolore. La France était satisfaite.
Un peu plus tard, MM. Pritchard et Moerenhout, comme
consuls d'Angleterre et des États-Unis d'Amérique vinrent
voir officiellement le commandant de la Vénus. Celui-ci les
accueillit avec le cérémonial accoutumé ; à leur départ les
batteries du bord rendirent les honneurs.
Le 1" septembre 1838, Dupetit-Thouars et son état-major
firent une visite à Pomare IV. Ils furent reçus à la barrière
extérieure de la maison par deux chefs à moitié vêtus et
armés de fusils rouilles. La souveraine était assise sur des
nattes ; elle se leva et s'avança au-devant des visiteurs aux-
quels elle offrit la main, selon la coutume anglaise. Pomare IV
et son mari Ariifaite prirent place sur une chaise ; les autres
membres de sa famille et plusieurs chefs restèrent couchés
par terre ; les officiers français s'assirent sur des chaises.
Après avoir adressé à la reine quelques compliments, Du-
petit-Thouars rassura des dispositions amicales du roi des
Français et de son gouvernement ; mais il déclara aussi à
Pomare IV que le roi Louis-Philippe ne permettrait jamais
que les Français fussent insultés dans leurs personnes, ou
atteints dans leurs propriétés, tant qu'ils se conduiraient
bien et se conformeraient aux lois et au droit des gens. Le
pasteur Barff traduisit ce discours \
Cependant il devenait indispensable pour la France d'avoir
un consul à Tahiti. Dupetit-Thouars choisit M. Moerenhout^
qui s'était déjà fait remarquer par son dévouement aux inté-
rêts français. Le 3 septembre 1838, le commandant de la
Vénus écrivit à la reine pour lui demander une audience afin
1. Du Petit-Thouars, Voilage autour du monde sur la frégate « la Vénus »,
t. II, p. 392 et 393. ' -
176 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
de lui présenter le nouveau consul. La reine répondit qu'elle
le recevrait le lendemain à dix heures.
Le k septembre 1838, M. Dupetit-Thouars se rendit dans
le temple principal, où il se trouva en présence d'une véri-
table assemblée nationale. 11 y avait là trois ou quatre cents
personnes, hommes, femmes et enfants. Pafai, Tati et Hitoti,
les chefs les plus importants de l'île étaient présents. On
remarquait aussi plusieurs pasteurs protestants. Dupetit-
Thouars salua Pomare IV et lui présenta Al. Moerenhout
comme consul de France. La reine resta un moment sans
répondre ; puis elle dit qu'elle aimerait mieux voir désigner
une autre personne ; mais le commandant de la Vénus ré-
pliqua que M. Moerenhout, honorablement connu dans le
monde et déjà accrédité auprès d'elle en qualité de consul des
Etats-Unis, avait également la confiance du gouvernement
français, et que lui seul à Taïti pouvait être chargé de rem-
plir ces importantes fonctions ^ Alors la reine et les chefs
reconnurent M. Moerenhout comme consul de France.
M. Dupetit-Thouars proposa ensuite à Pomare IV de faire
une convention pour établir de bonnes relations entre les
Français et le gouvernement tahitien. La reine et les chefs
acceptèrent cette offre. Une convention fut rédigée de la ma-
nière suivante :
Convention de paix et d'amitié conclue, le 4 septembre 1838, entre
le capitaine de vaisseau Abet Dupetit-Thouars, officier de la
Légion-d' Honneur, commandant la frégate la Vénus, au nom de
S. M. le Roi des Français, et S. M. Pomare, Reine d'O' Taïti.
Il y aura paix perpétuelle et amitié entre les Français et les habi-
tants d'O'Taïti ^.
1. Du Petit-Thouars, Voyage autour du monde sur la frégate « la Vénus »,
t. II, p. 399.
2. Dupetit-Thouars écrit O'Taïti au lieu de Taïti ou Tahiti, qui est le vrai
nom de l'île. Voici pourquoi. Lorsque les premiers navigateurs abordèrent
à Tahiti, ils dirent aux indigènes : « Quelle est cette île? » et ceux-ci répon-
dirent: « 0 Tahiti oia », ce qui signifie: « c'est Tahiti ». Les premiers naviga-
teurs, ignorant la langue maori, prirent tous les mots qui composaient cette
réponse pour le nom même de l'île ; en conséquence ils inscrivirent Otaiti
l'archipel de la société 177
Les Français, quelle que soit leur profession, pourront aller et
venir librement, s'établir et commercer dans toutes les îles qui com-
posent le Gouvernement d'O'Taïti ; ils y seront reçus et protégés
comme les étrangers les plus favorisés.
Les sujets de la Reine des lies d'O'Taïti pourront également venir
en France ; ils y seront reçus et protégés comme les étrangers les
plus favorisés.
Fait et arrêté au palais de la reine d'O'Taïti, à Papéïti, le 4 sep-
tembre 1838 (5 septembre, style OTaïtien).
La Reine Pomaré. A. Dupetit-Thouars.
Les missionnaires catholiques français allaient donc pou-
voir venir se fixer dans l'archipel de la Société ; en effet le
texte de la convention disait : « Les Français, quelle que soit
leur profession^ pourront aller et venir librement, .ç'e7a6/«r et
commercer dans toutes les îles qui composent le Gouverne-
ment d'O'Taïti » ; et c'était bien d'ailleurs ce qu'avait voulu
obtenir Dupetit-Thouars. Or rien n'était plus opposé aux
idées de la reine et de son entourage ; mais celle-ci n'avait
pas osé refuser ce que lui avait proposé le représentant de
la France.
Le 9 septembre 1838, les corvettes V Astrolabe et la Zélée
mouillèrent dans la rade de Matavai. Elles étaient comman-
dées par le capitaine de vaisseau Dumont D'Urville, chargé
d'un voyage d'exploration au pôle sud et dans l'Océanie. Cet
officier s'était détourné de sa route en apprenant à Manga-
reva que des violences avaient été commises à Tahiti sur les
Pères Caret et Laval. Dumont D'Urville ignorait l'envoi de
Dupetit-Thouars dans cette île. Les pasteurs protestants espé-
rèrent un instant que le commandant de V Astrolabe et de la
Zélée désavouerait la conduite de Dupetit-Thouars, moins
ancien que lui en grade ; mais ils furent vite détrompés.
Mis au courant des actes de son collègue par le Révérend
Rodgerson, Dumont D'Urville s'en montra très satisfait, et
sur leurs cartes et les autres navigateurs continuèrent à répéter la même
erreur ; ce n'est guère que depuis une soixantaine d'années qu'elle a cessé,
12
178 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pour ne laisser à la population tahitienne aucun doute à cet
égard, il se rendit avec le commandant de la Vénus et le
consul de France, le 10 septembre, à Papeete, afin de faire
une visite à la reine. Celle-ci n'habitait plus sa charmante
résidence d'été sur l'îlot Motu-Uta ; elle demeurait mainte-
nant dans une modeste maison située près du rivage. Dumont
D'Urville, Dupetit-Thouars et Moerenhout furent reçus par
Pomare IV, Pomare-Tane, Teremoï-moï, et plusieurs autres
membres de la famille royale. La reine tenait dans ses bras
son jeune enfant âgé de quelques mois. Dumont D'Urville
salua Pomare IV et lui adressa un petit discours dans lequel
il lui reprocha ses mauvais procédés envers les prêtres fran-
çais ; l'orateur de la souveraine ayant répondu en son nom
que l'état du pays avait exigé que l'on prît des mesures pour
éloigner les missionnaires catholiques, le commandant de
r Astrolabe et de la Zélée répliqua en ces termes : « Sans
doute la reine est libre dans ses états, et personne au monde,
pas même le roi des Français, ne peut lui demander de
changer sa religion ; aussi aurait-elle eu raison, si elle s'était
contentée de défendre aux missionnaires français tout signe
public de leur culte ; mais les traitements cruels qui ont été
infligés à deux citoyens français étaient tels, que l'on ne pou-
vait se dispenser d'en demander raison. » Il dit ensuite d'un
ton sévère que Pomare-Vahine devait s'estimer très heureuse
de s'être tirée à si bon marché de la position fâcheuse qu'elle
s'était faite à l'égard de la France K Ces paroles furent fidè-
lement traduites par M. Henry, fils du pasteur de ce nom,
car la reine regarda avec colère les officiers français et ses
yeux se remplirent de larmes. Voyant cela, Dupetit-Thouars
prit pitié de la souveraine et chercha à la calmer en lui fai-
sant quelques petites démonstrations amicales : il lui tira dou-
cement les cheveux et lui frappa légèrement la joue ; il ajouta
même d'un ton affectueux qu'elle avait tort de s'affecter ainsi ^.
1. Dumont D'Urville, Voyage au pôle Sud et dans rOcéanie,i. IV, p. 69 et 70.
2. Id., p. 70.
l'archipel de la société 179
Cette entrevue terminée, Dumont D'Urville se rendit de
suite chez Pritchard et lui reprocha sa façon d'agir contre les
Français. Celui-ci répondit qu'on l'avait sans doute dénigré
dans l'esprit de M. Dumont D'Urville ; qu'au surplus il serait
toujours prêt à protéger désormais les sujets de toute nation.
Dumont D'Urville se contenta de cette déclaration et changea
de sujet de conversation. Après un entretien courtois, ces
•deux hommes se séparèrent'.
V Astrolabe et la Zélée quittèrent Tahiti le 16 septem-
bre 1838. La Vénus leva l'ancre le lendemain.
Les vaisseaux français partis, Pritchard s'occupa d'annuler
la clause énoncée dans la convention établie par Dupetit-
Thouars. Le Révérend fît instituer deux lois : l'une empê-
■chait les étrangers d'acheter des terres à Tahiti ; l'autre dé-
fendait d'enseigner des doctrines contraires au véritable
Évangile, c'est-à-dire à celles du culte de la Piéforme. Cette
seconde loi était faite contre les étrangers et les Mamaia (ces
derniers pourtant bien abaissés à cette époque) ; mais elle
visait surtout les catholiques, car pour s'y conformer ceux-ci
devaient renoncer à toute propagande religieuse sous peine
d être renvoyés dans leur pays et de ne plus pouvoir résider
à Tahiti. Le gouvernement tahitien établissait ainsi dans son
île une religion d'Etat.
Le 27 novembre 1838, la corvette française l'Héroïne^ capi-
taine Cécille, arriva à Tahiti. Son séjour ne fut marqué par
aucun événement sérieux, Dupetit-Thouars ayant réglé tous
les différends; quant à la récente loi votée contre les doctrines
étrangères au culte en vigueur, M. Cécille ne s'en occupa
pas. La corvette leva l'ancre le 3 décembre.
Le gouvernement tahitien se félicita beaucoup de la facilité
avec laquelle il avait dupé la France. Néanmoins les récla-
mations de cette nation ne se firent pas longtemps attendre.
1. Dumont D'Urville, Voi/age au pôle Sud el dans l'Océanie, t. IV, p. 71 et 72.
180 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Durant son voyage de circumnavigation, la frégate fran-
çaise lArtémise, commandée par M. La place, relâcha à Sydney
(Australie), et de ce port partit pour Tahiti. Le 22 avril 1839,
comme elle allait doubler la pointe Vénus, la frégate s'échoua
sur un banc de corail qui n'était pas marqué sur les cartes.
Toutefois elle parvint à se dégager de ce récif, mais non
sans subir de graves avaries : la coque eut une énorme voie
d'eau. Un pilote remarquable, le capitaine Ebrill, réussit au
milieu du plus grand péril à faire entrer V Artémise dans le
port de Papeete. Cent vingt Tahitiens furent engagés pour
le service des pompes. L'on désarma la frégate, et pour
mettre le matériel à couvert, on loua les maisons qui bor-
daient la rive. L'équipage entier s'établit à terre dans les
cases des naturels ou dans un campement improvisé. Les
travaux de réparation commencèrent aussitôt pour ne se
terminer qu'au mois de juin. Ce renflouage est resté célèbre
dans les annales maritimes : il fut exécuté avec une telle
pénurie de moyens qu'il fait encore de nos jours l'admira-
tion des officiers de marine.
Les Français profitèrent de ce naufrage pour mener un
peu la vie tahitienne. Le libertinage des matelots égala s'il
ne surpassa pas celui de la population indigène. Les officiers
de l'expédition crurent devoir fermer les yeux sur cette
licence de mœurs presque impossible à éviter en cette cir-
constance.
Tant que durèrent les avaries de la frégate, le capitaine
Laplace eut d'excellentes relations avec les Tahitiens ; d'ail-
leurs l'officier français s'abstint prudemment de soulever
aucune question politique ; mais, quand l'Arlcmise fut répa-
rée, il alla faire une visite à la reine. Celle-ci se trouvait en
ce moment dans le sud de l'Ile. M. Laplace pria Pomare IV
de revenir à Papeete pour s'entendre avec lui sur une clause
à ajouter à la convention conclue par Dupetit-Thouars. La
reine consentit à revenir à Papeete et fixa l'entrevue au
19 juin 1839.
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 181
Ce jour-là elle se rendit avec les principaux chefs dans le
temple protestant où M. Laplace et son état-major, MM. Moe-
renhout et Henry, arrivèrent également. Alors le commandant
de VArlémise éleva la voix pour se plaindre des procédés
de la nation tahitienne à l'égard de la France : il déclara que
violer les traités c'était s'exposer aux plus dangereuses re-
présailles ; que, la nouvelle loi votée contre les catholiques
et par conséquent contre les Français étant injuste et vexa-
toirej il se voyait obligé de demander qu'à l'avenir ses
compatriotes eussent la même liberté que les sujets des
autres nations. Ces paroles mécontentèrent les pasteurs
protestants anglais qui assistaient à cette séance ; mais
malgré leur désapprobation personne n'osa s'opposer à ce
que réclamait l'officier français : l'assemblée se contenta,
pour ménager sa dignité, de n'accorder que provisoirement
ce qu'on lui demandait; elle renvoya au lendemain sa déci-
sion définitive. Le 20 juin l'assemblée confirma son vote de
la veille et la clause additionnelle proposée par le capitaine
Laplace fut rédigée ainsi qu'il suit :
La Reine Pomaré et les grands chefs d'O Taïti, voulant donner à la
France un témoignage de leur désir d'entretenir avec elle des relations
d'amitié et d'assurer aux Français appelés dans leur île par le com-
merce, ou par l'intention d'y résider, les moyens de remplir leurs
devoirs religieux ;
Ont décidé, à la demande du capitaine Laplace, commandant la
frégate française l'Artémise, que l'article suivant serait ajouté à ceux
du dernier traité conclu en septembre 1838, entre la Reine Pomaré et
le capitaine de vaisseau Du Petit-Thouars, savoir :
Le libre exercice de la religion catholique est permis dans l'île d'O
Taïti et dans toutes les autres possessions de la Reine Pomaré. Les
Français catholiques y jouiront de tous les privilèges accordés aux
protestai! s sans que pourtant ils puissent s'immiscer sous aucun pré-
texte dans les affaires religieuses du pays.
Fait à O'Taïti, le 20 juin 1839.
Signé : Pomaré.
La signature de cette clause eut lieu à bord de VArlémise.
d82 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
M. Laplace obtint en plus la cession d'un terrain destiné à
servir de résidence à la Mission catholique. Toutefois il ne
fut pas signé de papier à ce sujet : le commandant de VArié-^
mise se contenta d'une simple promesse verbale. La frégate
française quitta Tahiti le 22 juin 1839.
Après son départ, il ne se produisit aucun fait intéressant
dans l'île pendant plus d'un an.
Le 15 juillet ISZiO, le Pylade, commandé par le capitaine
de corvette Bernard, arriva à Tahiti. Cet officier eut une
entrevue avec Pomare IV et celle-ci fut invitée à venir à bord
du navire. Elle s'y rendit le 19 juillet et fut reçue avec les
honneurs dus à son rang. La souveraine parut être flattée
de cette réception, qui d'ailleurs fut très belle et se ter-
mina par un feu d'artifice ; la reine se retira à neuf heures.
Le passage du brick le Pylade eut en somme un bon résul-
tat : celui d'établir des relations plus amicales entre les
Tahitiens et les Français.
Ces meilleures dispositions des indigènes après les inter-
ventions de Dupetit-Thouars et de Laplace inquiétèrent les
missionnaires protestants anglais et surtout George Prit-
chard, dont le rôle n'avait cessé de grandir jusqu'alors. Ce
Révérend exerçait maintenant une espèce de dictature morale
sur la plupart des naturels et même sur ses collègues. 11 est
vrai que quelques-uns de ceux-ci supportaient avec impa-
tience son influence, mais ils n'osaient rompre ouvertement
avec lui tant il était devenu puissant. Quoique n'appartenant
plus à la société des Missions, il continuait d'officier dans le
temple de Papeete. Couvert par son titre de consul, il entre-
prenait de grandes opérations commerciales et ses affaires
réussissaient d'autant mieux qu'il dirigeait pour ainsi dire
le gouvernement de Tahiti grâce à ses bonnes relations avec
la reine et les principaux chefs. Il en obtenait l'adoption des
lois qu'il désirait et les mutoi (agents de police) lui obéis-
saient sans murmurer. Mais ce qui le rendait particulièrement
redoutable aux autres et ce qui le faisait le premier person-
l'archipel de la société 183
nage de l'île, c'était qu'il possédait au plus haut degré la
faveur de Poinare IV. 11 avait su tellement gagner sa confiance
que la reine n'agissait plus que par lui. Elle l'avait nommé
son intime conseiller, son agent diplomatique et commercial,
son directeur spirituel, son médecin et son pharmacien. Le
rusé Révérend accomplissait ces diverses fonctions avec une
souplesse qui tenait du prodige et poussait l'obséquiosité
au point de donner des soins médicaux à sa souveraine
lorsqu'elle accouchait. Celle-ci ne pouvait plus se passer de
lui tant il lui était utile et en homme habile il ne manquait
pas d'exploiter largement cette situation. Bon à tout faire,
ingénieux et courageux, il était aussi devenu indispensable
à une foule de gens dont il savait en revanche parfaitement
se servir. Ceux-ci répandaient ses idées et les soutenaient
dans les assemblées législatives. Enfin son pouvoir était
immense, et comme il ne voulait pas le perdre, il vit avec
mécontentement le rapprochement des Tahitiens et des
Français. Les autres missionnaires protestants anglais le
constataient avec dépit, car ils redoutaient de se voir sup-
planter par les missionnaires catholiques français. Pritchard
et ses collègues n'eurent donc aucune peine pour se mettre
en rapport afin de chercher une combinaison qui pût main-
tenir leur domination. Us ne trouvèrent qu'une solution :
celle de placer Tahiti et ses dépendances sous le Protectorat
anglais. A ce sujet une première tentative avait été déjà
faite par M. Nott, en 1825, sous le règne éphémère de Po-
mare 111; mais elle avait échoué : le gouvernement britan-
nique avait dédaigné cette offre d'accroissement de son
domaine colonial. Pritchard se fit charger par ses collègues
et les gens qui lui étaient dévoués (le parti anglais) de renou-
veler cette tentative, et pour donner à sa démarche de fortes
chances de succès, il partit de suite pour Londres.
Pendant l'absence de Pritchard la lutte continua entre les
indigènes des partis anglais et français. Comme le parti
anglais était de beaucoup le plus considérable et qu'il avait
184 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pour lui l'appui du gouvernement tahitien, il ne manquait
jamais d'infliger aux Français et à leurs partisans toutes les
vexations possibles. Les baleiniers français qui relâchaient
à Papeete avaient continuellement à se plaindre de la police
locale. Celle-ci se montrait injuste et barbare envers eux.
Les lois du pays interdisaient aux marins de rester à terre
après huit heures du soir; une fois des marins d'un baleinier
français s'embarquèrent pour retourner à bord lorsque huit
heures sonnèrent : immédiatement les agents de police
(miitoi) se jetèrent sur eux, les maltraitèrent et les menèrent
en prison. Un jour un charpentier français fut également
incarcéré pour avoir été dans la prison voir un de ses amis.
Un soir, un fait très grave se produisit à propos d'une dis-
pute d'animaux! le chien de la reine s'étant battu avec le
chien du capitaine d'un baleinier français, le chef de la police
nommé Moïa et les autres mutoi se précipitèrent sur ce
capitaine et les matelots qui l'accompagnaient : ceux-ci ne
reçurent que quelques horions, mais leur officier fut tellement
roué de coups de bâton qu'il fut laissé pour mort sur la place.
, M. Caret venait de revenir à Tahiti, amenant avec lui
d'autres missionnaires placés sous sa direction. L'on ne
s'opposa pas cette fois à leur débarquement et ils purent
louer un terrain situé à une lieue de Papeete. Pleins de con-
fiance dans l'avenir, ils commencèrent alors à s'installer et à
construire une chapelle. Mais les indigènes intervinrent et
firent subir aux Pères une foule de tracasseries; finalement
ceux-ci furent forcés de quitter leur domaine.
Néanmoins le parti français augmentait depuis que les
navires de guerre de ce peuple se montraient plus souvent.
L'absence de Pritchard nuisait au parti anglais. Les grands-
chefs Hitoti, Paraita, Taerapa et Tati étaient du parti français.
En revanche le grand-chef Paofai l'avait quitté pour se mettre
du côté anglais. Mais ces deux partis désiraient également
l'intervention d'une puissance étrangère dans les afl'aires de
leur pays : ils convenaient que le gouvernement tahitien
l'archipel de la société 185
était en proie à l'anarchie, et ils ne trouvaient qu'un moyen
d'y porter remède, c'était de placer Tahiti sous la protection
soit de la France, soit de l'Angleterre, suivant leur inclina-
tion. En septembre IS/il, des chefs indigènes dévoués à la
France essayèrent d'établir son Protectorat sur Tahiti. Pour
le demander ils rédigèrent des actes qu'ils soumirent ensuite
à la signature de Pomare IV. Malheureusement des résidents
anglais furent avertis de ce projet : ils coururent à Eimeo
où se trouvait la reine et lui conseillèrent de s'opposer à
cette demande de Protectorat; leur démarche fut suivie de
celle du capitaine Jones qui commandait le navire de guerre
britannique le Curaçao^ alors de passage à Papeete ; cet officier
se rendit aussi à Eimeo, où il eut une entrevue avec la sou-
veraine; il la détermina à refuser aux chefs sa ratification.
En présence de la concurrence que leur faisaient les prê-
tres catholiques français, les pasteurs protestants anglais
envisageaient le Protectorat de l'Angleterre, nation protes-
tante, comme le seul moyen de conserver leur influence dans
les îles de la Société. Ils se trompaient toutefois, en croyant
que là seulement se trouvait le salut de leur cause; l'avenir
l'a bien montré : les îles de la Société en devenant françaises
sont restées protestantes.
Le h mai 18i2, l'Aube fit escale à Tahiti avant de retourner
en France. Le capitaine de cette corvette était M. duBouzet,
homme très énergique. Ses compatriotes vinrent l'assaillir
de leurs plaintes. Il les examina et reconnut qu'elles étaient
fondées. Alors il exigea du gouvernement tahitien les répa-
rations suivantes : la punition des muioi (agents de police)
qui avaient frappé des Français inofFensifs ; le licenciement
du corps des muioi , la transformation de la clause verbale
stipulée par M. Laplace en une clause écrite et signée. Comme
toujours le gouvernement tahitien s'empressa d'adhérer aux
demandes de M. du Bouzet : les coupables furent jugés et
condamnés au bannissement ; l'on supprima le corps des
mutoi ; les autorités locales rédigèrent et signèrent une
186 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
clause qui remplaça la promesse verbale faite à M. Laplace.
En conséquence les missionnaires catholiques rentrèrent en
possession de leur domaine et y séjournèrent. Z'^a6e quitta
Tahiti à la fin du mois de mai.
Les Français pouvaient croire qu'ils seraient désormais
tranquilles : ils avaient des illusions. VAiibe éloigné, le gou-
vernement tahitien oublia une partie des engagements qu'il
avait signés. Il suspendit la punition des auteurs des vio-
lences contre les Français et ceux-ci subirent de nouvelles
tracasseries. Pourtant les prêtres catholiques ne furent pas
expulsés de leur terrain et l'on affecta de les placer sur le
même pied que les pasteurs protestants.
Alors une lutte extrêmement âpre commença entre les
deux partis religieux : prêtres français et pasteurs anglais
engagèrent les plus ardentes polémiques et cherchèrent tous
les moyens de se nuire. Les Révérends en trouvèrent un
qu'ils exploitèrent avec une impudence vraiment étonnante.
A cette époque l'Angleterre et les Etats-Unis inondèrent de
spiritueux les îles de la Polynésie, où depuis longtemps les
liqueurs étaient prohibées à cause de leurs effets funestes
sur la santé des indigènes déjà passablement minés par la
phtisie et d'autres maladies dangereuses. La France, elle, au
contraire, n'avait aucun négoce de ce genre avec ces îles,
mais cette invasion de boissons meurtrières coïncidait avec
les traités qu'elle venait de passer et l'arrivée des mission-
naires catholiques à Tahiti. Les pasteurs anglais, en haine
des prêtres français, ne manquèrent pas d'en rejeter la res-
ponsabilité sur la France et de lui attribuer l'envoi de tous
ces alcools. Partout les Révérends criaient : « French priests
and French brandies ! » (Prêtres français et eaux-de-vie
françaises !) Et les indigènes mal renseignés ajoutaient foi
à cette calomnie. Les apparences étant contre la France, celle-
ci se trouva être en mauvaise posture devant l'opinion pu-
blique : elle avait toute la honte de l'entreprise, sans en être
dédommagée par le moindre bénéfice ; c'étaient les étran-
l'archipel de la société 187
gers qui jouissaient des avantages. Les pasteurs anglais, en
cette circonstance, montrèrent une rare mauvaise foi, car,
tout en interdisant l'alcool aux indigènes, ils en faisaient, eux,
une consommation respectable.
11 est vrai que les Tahitiens n'observaient pas cette dé-
fense. Ils continuaient de s'enivrer comme par le passé, et
non seulement de liqueurs qu'ils fabriquaient avec des fruits
des îles, mais aussi d'alcools importés de l'étranger. Rien
n'était changé des anciennes coutumes : les indigènes res-
taient identiques à leurs ancêtres, c'est-à-dire ivrognes,
voleurs, menteurs et paresseux ; la religion chrétienne ne les
avait pas modifiés. Pour se procurer des piastres, ils n'hési-
taient pas à tromper sur la valeur des marchandises ; ou bien
ils recouraient à la prostitution de leurs mères, de leurs
sœurs, de leurs femmes et de leurs filles. Ainsi donc un
peuple dépravé et des autorités brutales, telle était la so-
ciété tahitienne à cette époque. La population avait diminué
d'une façon effroyable : à Tahiti, par exemple, il ne restait
plus que huit mille âmes. La reine ne parvenait que peu
souvent à se faire obéir, et même ne s'en souciait guère.
Depuis plusieurs années, son influence était devenue nulle
sur les îles Sous-le-Vent, et l'archipel des Tuamotu refu-
sait de lui payer tribut. Au fond, la monarchie fondée par
Pomare II n'existait plus : l'anarchie régnait partout.
Pendant que ces événements s'accomplissaient, Dupetit-
Thouars, devenu contre-amiral, annexait les îles Nuka-Hiva
(l®"" mai et 2 juin 1842). Il achevait de les occuper, lorsqu'il
apprit les démarches du commandant de lAube. L'amiial
résolut alors de partir pour Tahiti, où il devait d'ailleurs y
renouveler les vivres qu'il avait été obligé de laisser à Nuka-
Hiva. Il quitta ces îles sur la frégate la Reine-Blanche^ et
vers la fin du mois d'août 18/i2, il arriva devant Tahiti.
La veille du mouillage de la frégate, le consul de France
vint trouver l'amiral à son bord. M, Moerenhout eut avec
188 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Dupetit-Thouars une longue conversation dans laquelle il
lui retraça la pénible situation faite aux Français. Parvenu
dans le port de Papeete, l'amiral s'informa de nouveau de ce
qui s'était passé en son absence. Il constata que le gouver-
nement de Tahiti avait encore une fois violé ses engage-
ments envers la France : la condamnation contre le chef de
police Moïa n'avait pas été exécutée ; les punitions des autres
coupables étaient restées suspendues, et cela malgré les
protestations du consul de France ; les missionnaires catho-
liques avaient subi de nouvelles tracasseries. Presque tous
les autres Français se plaignaient aussi des procédés des
autorités indigènes. Dupetit-Thouars jugea qu'il fallait en
finir avec elles. En conséquence il écrivit au gouvernement
tahitien ce qui suit :
Déclaration adressée^ le 8 septembre 1842, par le Contre-Amiral
A. Dupetit-Thouars, commandeur de la Légion-d' Honneur, com-
mandant en chef de la station navale de France dans F Océan Paci-
fique, à S. M. la Reine et aux chefs principaux de l'île de Taïti.
Venu à Taïti dans l'espérance d'y rencontrer l'accueil que j'étais
en droit d'attendre d'une puissance amie, liée par des traités au Gou-
vernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir, Gouvernement qui ré-
cemment encore a donné à la Reine Pomaré des preuves de la grande
bienveillance dont il est animé envers elle, je m'attendais à n'avoir à
offrir à la Reine et aux chefs principaux de Taïti que des actions de
grâce pour les bons traitements dont je supposais que mes compa-
triotes étaient incessamment l'objet. C'est avec un vif sentiment de
peine que j'ai reconnu qu'il n'en était pas ainsi, et qu'au lieu de la
simple équité que nous réclamons et qu'on ne peut raisonnablement
refuser à personne, il n'existe peut-être pas un seul Français à Taïti
qui n'ait à se plaindre de la conduite inique ou rigoureuse du Gou-
vernement de la Reine à son égard.
Contrairement à vos propres lois, les domiciles de plusieurs Fran-
çais ont été violés pendant leur absence, et leurs maisons, ainsi for-
cées, sont restées ouvertes et exposées au pillage ; des spoliations de
propriétés ont été violemment et injustement prononcées et exécutées
plus brutalement encore. Plusieurs de nos compatriotes ont été
frappés par des agents de la police, dont le devoir était de les pro-
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 189
téger ; d'autres ont été jetés en prison sans jugement préalable, traités
en criminels et mis au bloc comme de vils scélérats sans avoir pu se
faire entendre, etc., etc. Est-ce donc là la protection égale à celle de
la nation la plus favorisée, à laquelle nous avions droit ? est-ce là le
traitement garanti à nos nationaux par les Traités ? Non; ils ont été
violés et mis de côté de la manière la plus outrageante pour la France ;
et, malgré la promesse toute récente de la Reine au commandant de
la corvette l'Aube, l'infâme Moïa, assassin d'un Français, contre lequel
elle avait rendu une sentence d'exil, est encore ici ; et c'est par l'im-
punité d'un criminel que les témoignages de bienveillance du Roi des
Français seront reconnus !
Mal conseillée, subissant une influence funeste à ses véritables inté-
rêts, la Reine apprendra une seconde fois qu'on ne se joue pas impu-
nément de la bonne foi et de la loyauté d'une puissance comme la
France.
Puisque nous n'avons aucune justice à attendre du Gouvernement
de Taïti, je ne demanderai point à la Reine ni aux chefs principaux
de nouveaux Traités : leur parole à laquelle ils manquent sans cesse
ne peut plus aujourd'hui nous inspirer de confiance ; des garanties
matérielles seules peuvent assurer nos droits ; de nouveaux Traités
seraient sans doute mis en oubli comme les premiers, qui d'ailleurs
sont suffisants ; car nous ne demandons pas de faveurs particulières
ni exceptionnelles pour nos compatriotes, mais seulement les droits
naturels dont on ne peut les priver, et qui leur sont acquis, tels sont
la liberté de commercer, de résider, d'aller, de venir, de partir,
d'acheter, de louer, de vendre ou de revendre, et la liberté de con-
science. Ces droits sont imprescriptibles et ceux de toutes les sociétés
civilisées ; ceux dont nous revendiquons l'usage, parce que ce sont
les nôtres, ceux enfin que nous obtiendrons dès que le Gouvernement
marchera légalement et que les lois faites pour tous seront également
connues de tous.
En attendant que ce résultat si vivement désiré se réalise, la gravité
des plaintes qui me sont portées et les justes indemnités réclamées
par grand nombre de Français, pour dommages-intérêts des torts
qu'ils ont soufferts dans leurs personnes ou leurs propriétés, par suite
de l'inexécution des Traités avec la France, et de la conduite abusive
des agents du Gouvernement de Taïti, me font un devoir de vous
demander et même d'exiger au besoin pour la sûreté de mes compa-
triotes et de leurs droits :
1° Que vous déposiez, comme garantie des indemnités qui leur sont
légitimement dues, et comme caution de la conduite que vous tien-
190 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
drez à l'avenir à leur égard, une sommede dix mille piastres fortes, qui
devra être versée par les soins du Gouvernement de la Reine Pomaré
dans deux fois vingt-quatre heures, à compter d'aujourd'hui, deux
heures de l'après-midi, entre les mains du commis d'administration
de la frégate la Reine-Blanche, pour être consignée dans la caisse du
Gouvernement, où elle restera pour être remise ensuite à la Reine
Pomaré, sur Tordre du Gouvernement du Roi, lorsque les Traités
avec la France seront fidèlement exécutés, et que les indemnités dont
il appartient au Gouvernement Français, seul, de déterminer et de
jjrononcer la validité et la quotité, seront acquittées ;
2° Qu'à défaut du versement de ladite somme de dix mille piastres
fortes dans le temps prescrit, le Fort de la Reine, les établissements
de Moutou-Outa de l'Ile de Taïti seront provisoirement remis à ma
disposition et occupés par des troupes Françaises comme gage de
l'exécution des Traités, jusqu'à ce qu'il ait été rendu compte au Gou-
vernement du Roi des griefs dont nous nous plaignons, et qu'il ait
statué, comme il a été dit, sur la validité et la quotité des indemnités
auxquelles nous avons un droit légitime ;
3" Qu'enfin, dans le cas de l'inexécution de l'une ou de l'autre des
clauses ci-dessus, je crois qu'il est de mon devoir de vous déclarer
que je me verrais, bien contre mon gré, dans la dure nécessité de
prendre une détermination encore plus rigoureuse.
Cependant, pour prouver à la Reine et aux chefs principaux, com-
bien il me serait pénible d'user d'une telle sévérité envers eux, je les
autorise à me soumettre , dans les premières vingt-quatre heures du
délai fixé plus haut, toute disposition d'accommodement capable
d'apaiser le juste ressentiment de ma nation, si vivement excité
contre eux, et conduire à une sincère réconciliation entre les deux
peuples qui ont de grandes sympathies de caractère, et que l'on
s'efforce malheureusement de diviser.
A bord de la frégate la Reine-Blanche, rade de Papeïti, le 8 sep-
tembre 1842.
Le contre-amiral, commandant en chef la station navale
de l'Océan Pacifique,
A. Dupetit-Thouars.
Ensuite l'amiral avertit les consuls d'Angleterre et des
États-Unis d'Amérique qu'il y avait danger de guerre ; il les
pria de prendre leurs dispositions pour se mettre à temps en
sûreté ainsi que leurs nationaux et leurs biens.
l'archipel de la société 191
Après avoir lu la lettre de l'amiral, les chefs comprirent
la gravité de la situation. Ils convoquèrent une Assemblée.
Celle-ci reconnut que les réclamations de la France étaient
fondées, mais que l'inexécution des conventions conclues
avec elle provenait de la faiblesse du gouvernement tahitien,
celui-ci se trouvant dans l'impossibilité de se faire obéir.
Alors quelques orateurs parlèrent de rendre la paix au pays
en le plaçant sous le Protectorat d'une puissance européenne.
Cette combinaison eut tout de suite un grand succès; des
discours furent prononcés et finalement l'Assemblée déclara
qu'elle allait renouveler la proposition faite en 1841 de mettre
Tahiti et ses dépendances sous la protection de la France.
La reine était avec toute sa famille à Eimeo, où elle devait
faire ses couches ; en son absence le grand- chef Paraita
exerçait la régence ; ce fut donc lui et les autres principaux
chefs qui rédigèrent les conditions auxquelles le Protectorat
pouvait être établi ; puis une députation de l'Assemblée se
rendit à Eimeo pour les faire connaître à Pomare IV. Celle-
ci les approuva; elle signa l'acte qu'on avait préparé et char-
gea Taerapa, chef d'Eimeo, de le remettre à Dupetit-Tlioiiars.
En efTet celui-ci reçut l'acte suivant :
A M. r Amiral Dapelit-Thouars.
Taïti, le 0 septembre 1842.
Parce que nous ne pouvons continuer à gouverner par nous-mêmes,
dans le présent état de choses, de manière à conserver la bonne har-
monie avec les gouvernemens étrangers, sans nous exposer à perdre
nos îles, notre liberté et notre autorité ;
Nous, les soussignés, la Reine et les grands chefs de Taïti, nous
écrivons les présentes pour solliciter le Roi des Français de nous
prendre sous sa protection, aux conditions suivantes :
1° La souveraineté de la Reine et son autorité et l'autorité des chefs
sur leurs peuples seront garanties ;
2° Toutes les lois et les règlements seront laits au nom de la Reine
Pomare, et signés par elle ;
3" La possession des terres de la Reine et du peuple leur sera ga-
192 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
rantie. Ces terres leur resteront. Toutes les disputes relatives au droit
de propriété ou des propriétaires des terres seront de la juridiction
spéciale des tribunaux du pays ;
4° Chacun sera libre dans l'exercice de son culte ou de sa religion ;
5° Les églises existant actuellement continueront d'être, et les mis-
sionnaires Anglais continueront leurs fonctions sans être molestés ; il
en sera de même pour tout autre culte ; personne ne pourra être
molesté ni contrarié dans sa croyance.
A ces conditions, la Reine Pomare et ses grands chefs demandent
la protection du Roi des Français, laissant entre ses mains, ou aux
soins du Gouvernement Français, ou à la personne nommée par lui,
et avec l'approbation de la Reine Pomare, la direction de toutes les
affaires avec les gouvernemens étrangers, de même que tout ce qui
concerne les résidents étrangers, les règlements de port, etc., et de
prendre telle autre mesure qu'il pourra juger utile pour la conserva-
tion de la bonne harmonie et de la paix.
Pomare.
Paraita, régent ; Utami, Hitoti, Tati.
Je, soussigné, déclare que le présent document est une traduction
fidèle du document signé par la Reine Pomare et les chefs.
Aritaimai, Envoyé de la Reine Pomare.
Dupetit-Thouars accueillit favorablement, mais provisoire-
ment, cette demande ; il répondit par une lettre ainsi rédigée :
Rade de Papeïti, le 9 septembre 1842.
Madame et Messieurs,
J'accepte, au nom du Roi et de la France, et sauf ratification, la
proposition que vous me faites de placer les États et le Gouverne-
ment de la Reine Pomare sous la protection de S. M. Louis-Philippe,
Roi des Français, aux conditions suivantes, savoir :
1° Que la souveraineté de la Reine, son autorité et celle des prin-
cipaux chefs sur leurs peuples, seront garanties ;
2" Que toutes les lois et les règlements seront faits au nom de la
Reine Pomare et signés par Elle ;
3" Que la possession des terres de la Reine et du peuple leur sera
garantie ; elles ne pourront leur être enlevées sans leur consentement,
soit par acquit ou échanges ; toutes les contestations relativement au
l'archipel de la société 193
droit de propriété des terres seront du ressort de la juridiction spé-
ciale des tribunaux du pays ;
4° Chacun sera libre dans l'exercice de son calte ou de sa religion ;
5° Les églises établies en ce moment continueront d'exister, et les
missionnaires Anglais continueront leurs fonctions sans être molestés ;
il en sera de même pour tout autre culte ; personne fle pourra être
miolesté ni contraint dans sa croyance ;
Enfin, que c'est à ces conditions que la Reine et les grands chefs
principaux demandent la protection du Roi des Français , abandon-
nent entre ses mains, ou aux soins de son Gouvernement, ou à la
personne nommée par S. M. et agréée par la Reine Pomaré, la direc-
tion de toutes les affaires avec les Gouvernements étrangers, de
même que tout ce qui concerne les résidens étrangers, les règlements
de port, etc., et de prendre telle autre mesure qu'il pourra juger utile
pour la conservation de la bonne harmonie et de la paix.
La démarche honorable pour mon Gouvernement que vous venez
de faire auprès de moi, Madame et Messieurs, fait disparaître jus-
qu'aux dernières traces du juste mécontentement qu'avaient fait
naître les mesures peu bienveillantes prises à l'égard de nos compa-
triotes. Je me félicite. Madame et Messieurs, de vous voir mettre un
terme à nos différends, et je suis convaiacu qu'une bienveillance
réciproque viendra promptement resserrer les liens qui nous unis-
sent.
Je suis, avec un profond respect. Madame et Messieurs, votre très-
humble et très-obéissant serviteur,
Le Contre-Amiral,
commandant en chef la station de l' Océan Pacifique,
A. Dupetit-Thouars.
Ce jour-là, 9 septembre '18/i2, un traité fut aussi conclu
entre la reine Pomare, d'une part, et le contre-amiral Dupe-
tit-Thouars, d'autre part, au sujet du Protectorat des îles
de la Société par la France en attendant la ratification du
roi Louis-Philippe qui ne pouvait arriver avant plusieurs
mois. Le contre-amiral Dupetit-Thouars rédigea lui-même
les articles de ce traité, et rendit ainsi de véritables décrets
et règlements. Il arrêta qu'un conseil provisoire de Gouver-
nement, composé de trois membres, serait établi à Papeete,
13
194 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
capitale de Tahiti, et investi, conformément aux conditions
du Protectorat, du pouvoir administratif et exécutif et des
relations extérieures des Etats de la reine Pomare. Il édicta
des prescriptions en vue d'assurer l'administration de la jus-
tice, la liberté individuelle, la protection des propriétés, l'in-
violabilité du domicile des particuliers, etc.
Toutes ces décisions furent portées à la connaissance de
la population par une proclamation que l'amiral fit afficher
dans la ville de Papeete.
Le lendemain, 10 septembre, l'amiral Dupetit-Thouars en-
voya au régent Paraita une note dans laquelle il lui disait
qu'un signe visible de Protectorat était absolument néces-
saire, et, qu'en conséquence, il avait décidé que les couleurs
françaises seraient placées sous la forme d'un yacht dans le
pavillon tahitien et que ce drapeau du Protectorat serait
arboré sur le fort Motu-Uta, pour y être ensuite salué de
vingt et un coups de canon par la frégate la Reine-Blanche,
Cette note souleva d'abord quelques difficultés, parce que
l'îlot Motu-Uta était la propriété personnelle de la reine ;
puis elles s'aplanirent et la décision de l'amiral fut exé-
cutée.
Le 15 septembre, l'amiral Dupetit-Thouars constitua le
gouvernement provisoire. Il nomma président du conseil
et gouverneur militaire de Papeete, le lieutenant de vais-
seau Reine; capitaine de port, M. Gabrielli de Carpegna ;
commissaire du roi, M. Mœrenhout.
Le gouvernement provisoire commença à fonctionner sans
rencontrer d'opposition de la part des indigènes. Ceux-ci
parurent satisfaits et cherchèrent à vivre en bons termes
avec les Français.
Il en fut de même des consuls anglais et américain. Le
premier avait été averti le 11 septembre, et le second le fut
le 17, du rétablissement des bonnes relations avec le gou-
vernement tahitien et de la demande de Protectorat signée
par Pomare IV. M. Th. VVilson, vice-consul de Sa Majesté
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 195>
Britannique, avait accusé réception de cette communication
dès le lendemain; M. S. W. Blackler, qui avait remplacé
M. Mœrenhout dans les fonctions de consul des États-Unis^
répondit le 19 du même mois. Les lettres de ces deux con-
suls furent très courtoises, mais réservées quant à la recon-
naissance définitive du Protectorat français par leur gouver-
nement.
L'amiral Dupetit-Thouars reçut ensuite une autre lettre,,
qui contenait l'adhésion du grand-juge Paofai. Celui-ci se
trouvait depuis quelque temps gravement malade ; il n'avait
pu signer la demande du Protectorat et, maintenant, il écri-
vait ce qui suit :
Taïti, le 19 septembre 1842.
Monsieur l'Amiral, je vous salue et vous félicite sur votre arrivée à
Taïti. — Voici ce que je veux vous dire. — J'approuve beaucoup que le
Roi des Français prenne Taïti sous sa protection. Je suis satisfait
qu'on ait fait cette demande. Je désire que vous me considériez
comme si j'avais écrit mon nom au bas de cette, demande. Si vous,
n'admettez pas cela, j'en serais contrarié.
Signé : Paofai, grand-juge.
Il n'est pas sans intérêt aussi de constater que ce même
jour, 19 septembre, des résidents anglais envoyèrent l'adresse
suivante au contre-amiral Dupetit-Thouars pour lui exprimer
leur satisfaction de l'acte qu'il venait d'accomplir :
Monsieur, nous soussignés, Anglais résidant à Taïti, vous prions^
d'agréer nos remercîmens d'avoir provisoirement accueilli la demande
de la Reine Pomaré, tendant à obtenir la protection de S. M. le Roi
des Français, en ce qui touche ses rapports extérieurs avec les puis-
sances étrangères, le Gouvernement des résidens étrangers, etc., etc.
Nous sommes heureux qu'il ait été mis un terme aux désordres et
aux pratiques répréhensibles qui ont jusqu'à présent caractérisé ce
port, et nous nous félicitons que vous ayez, pro tempore, ainsi qu'il
résulte de votre proclamation, fait de si bonnes lois et règlemens, et
196 HISTOIRE DE LA POLYÎNÉSIE ORIENTALE
donné de si bonnes garanties pour la protection des propriétés et
l'administration de la justice.
R. HooTOON, V.-J.-A. Newton, James Argent, John Hannon,
John Gain, Joseph Merrich, M. W.-J. Newton, Henry
RowE, William Ratcliff, Barnard Barry, William Ha-
MILTON, G. -M. LÉAN, ÉdOUARD BuCKLE, WlLLlAM GrEEN,
Samuel Wilson, Alexander Salmon, D. Poole, G.-J.
Fisher, Thomas Riley, Richard Davis, Henry Curtis,
William Archbold, Peter Hart, Michael Jones, Frede-
rick RiCHARDSON, Thomas Ecoles, John Peck,JohnMoriss,
Peter Reid, William Skey.
Ce curieux document est important, car il prouve que des
sujets britanniques déclaraient intolérable le régime alors
en vigueur et se félicitaient de voir la France y substituer le
sien.
Les missionnaires protestants ne pouvaient plus conserver
qu'un faible espoir de donner Tahiti à l'Angleterre : leur
rêve s'évanouissait. Aussi montrèrent-ils en cette circon-
stance une grande prudence ; ils adressèrent à l'amiral Du-
petit-Thouars la lettre suivante :
Nous, soussignés. Ministres de la mission protestante aux îles de
Taïti et Moorea, assemblés en comité, ayant reconnu les derniers
changements qui ont eu lieu par rapport au Gouvernement Taïtien,
avons l'honneur d'assurer à Son Excellence que, comme Ministres de
l'évangile de paix, nous considérons comme notre devoir impérieux
d'exhorter le peuple de ces îles à prêter une obéissance paisible et
uniforme au Gouvernement existant ; considérant que par ce moyen
il agira de la manière la plus conforme à ses propres intérêts, et sur-
tout cette obéissance étant commandée par les lois divines que nous
nous sommes appliqués particulièrement jusqu'à présent à ensei-
gner.
Buanaania, 21 septembre 1842.
D. Darling, président ; W. Howe, secrétaire ; J.-M. Ors-
MOND, John Davies, H. -M. Kean, J.-L. Upson, Thomas
Joseph, Robert Thompson, E. Buchanan, Alfred Smee,
W. Howe, pour R. Nott et A. Simpson, absents pour
maladie.
l'archipel de la société 197
C'était, en somme, une lettre de conciliation. L'amiral y
fut extrêmement sensible ; les Révérends pouvaient être
utiles encore à son gouvernement par leur immense in-
fluence sur les indigènes et un rapprochement avec eux
n'était pas à dédaigner. Il leur répondit donc dans le même
esprit ; sa lettre était ainsi conçue :
Rade de Papeïti, le 23 septembre 1842.
Messieurs, j'ai reçu la lettre collective que vous m'avez fait l'hon-
neur de m'adresser relativement aux changemens opérés dans le
Gouvernement des États de Taïti; ce Gouvernement est placé aujour-
d'hui, à la demande de S. M. la Reine Pomaré, sous la protection du
Roi des Français, sauf la ratification de S, M. Louis-Philippe et de
son Gouvernement.
Je vous remercie. Messieurs, du concours que vous voulez bien
m'offrir pour maintenir la paix et la bonne harmonie entre les rési-
dens étrangers et les indigènes. Cette pensée de conciliation que
vous m'exprimez est toute chrétienne et non moins conforme aux
lois divines et au ministère que vous exercez, qu'utile aux véritables
intérêts des peuples que vous dirigez ; rassurez-les, Messieurs ; per-
sonne ne sera forcé dans ses opinions ou ses pratiques religieuses :
la liberté de conscience est un bien précieux que nous ne voulons
pas pour nous seulement, mais pour tous.
Agréez, Messieurs, l'assurance de ma haute et respectueuse consi-
dération.
Le Contre-Amiral,
commandant en chef la station navale de France
dans rOcéan Pacifique^
A. Dupetit-Thouars.
Peu après avoir accompli ces actes, Dupetit-Thouars s'em-
barqua sur la Reine-Blanche et quitta Tahiti pour aller ins-
pecter aux îles Nuka-Hiva les établissements qu'il y avait
créés.
CHAPITRE VI
L'AFFAIRE PRITCHARD
L'Angleterre refuse d'annexer l'archipel de la Société. — Retour de Pritchard
à Tahiti. — Intrigues de ce consul. — Opposition faite par le parti tahitien-
anglais au gouvernement du Protectorat français. — Démêlés de PomarelV
avec les autorités françaises . — Arrivée de la ratification du Protectorat
par le roi Louis-Philippe. — La reine refuse d'amener son pavillon. —
Dupetit-Thouars prononce la déchéance de Pomare IV. — Installation du
capitaine de vaisseau Bruat comme gouverneur des Établissements fran-
çais de l'Océanie. — Protestation envoyée par la reine Pomare IV au roi
Louis-Philippe. — Menées de Pomare IV, appuyées par les Anglais. —
Fuite de l'ex-reine à bord du ketch anglais le Basilisk. — Soulèvement des
indigènes. — Opérations militaires françaises. — Arrestation et expulsion
de Pritchard. — Le gouvernement du roi Louis-Philippe refuse de sanc-
tionner la déchéance de la reine Pomare IV. — L'affaire Pritchard en Angle-
terre et en France. — Le cabinet britannique fait comprendre à l'ambassa-
deur de France qu'il attend des réparations de la part du gouvernement
français. — Celui-ci exprime ses regrets au gouvernement anglais et accorde
une indemnité à Pritchard.
Cependant Pritchard, après un très long voyage, était ar-
rivé en Angleterre. Le moment n'était pas propice pour y
parler d'une aussi petite affaire coloniale : le ministère tory
venait d'être renversé par sir Robert Peel. Pritchard proposa
l'annexion de l'archipel de Tahiti ; mais on l'écouta à peine.
Ces îles lointaines n'intéressaient pas alors suffisamment le
cabinet anglais et celui-ci refusa de les prendre. L'Angle-
terre devait se repentir plus tard de la négligence avec la-
quelle elle avait examiné cette affaire.
Pritchard fréta un bâtiment de commerce et repartit pour
l'Océanie. Le 7 décembre 1842, il fit escale à Sydney (Aus-
tralie). Ce fut dans cette ville qu'il apprit l'Établissement
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 199
provisoire du Protectorat français sur Tahiti ^ Cette nouvelle
détermina le Révérend à ne vouloir rentrer dans l'île qu'ap-
puyé d'une force imposante. Dans ce but il quitta son navire
■de commerce et resta à Sydney pour y attendre le passage
d'un vaisseau de guerre anglais.
Au mois de janvier 1843, une corvette anglaise U Talbol
vint mouiller devant Tahiti. Les officiers de cette corvette
annoncèrent le prochain retour de Pritchard. Aussitôt une
sourde agitation se manifesta dans l'île : le bruit se répandit
que la reine Victoria allait envoyer des troupes pour abattre
le Protectorat français.
En effet Pritchard s'était embarqué sur la frégate anglaise
la Vindicîive, commandée par le capitaine Toup Nichoias,
vieux marin, ennemi acharné des Français. La frégate la
Vindiciive parut devant Tahiti le 25 février 1843 ; mais
Pritchard n'attendit pas pour débarquer qu'elle fût dans le
port de Papeete ; il descendit à terre dans la partie sud de
l'île 2.
De là il se dirigea vers la demeure de la reine. En chemin,
il dit aux indigènes qu'il rencontrait : « Arrachez vous-mêmes
le pavillon du Protectorat, le feu de la Vindiciive vous sou-
tiendra. » Les indigènes eurent le bon sens de résister à ces
excitations. Pomare IV accueillit bien Pritchard; elle l'appela
comme autrefois son ami et son conseiller. L'habile Révé-
rend avait d'ailleurs pris ses précautions pour être bien reçu :
il avait apporté à la souveraine de nombreux présents.
Pritchard revenu, le parti tahitien-anglais se réorganisa
augmenté de presque tous les mécontents du nouveau ré-
gime. Le Révérend fut alors encore plus puissant qu'aupa-
ravant. Sous son impulsion, une véritable campagne politique
commença pour miner l'influence française; les indigènes
1. Lire p. 524,aux Pièces justificatives, la lettre du consul Pritchard aucomte
d'Aberdeen.
2. Lire p. 525, aux Pièces justificatives, la lettre du consul Pritchard au
comte d'Aberdeen.
200 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
suscitèrent des obstacles de tout genre au conseil provisoire
du Protectorat.
Quelque temps après il y eut une grande assemblée popu-
laire de plus de quinze cents personnes. Les principaux
chefs de l'île et Pritchard étaient présents. La réunion s'ou-
vrit au milieu des vociférations des deux partis tahitien-
anglais et tahitien-français. Les partisans de l'Angleterre
déclarèrent au nom de Pomare IV que cette reine ne voulait
plus de la protection de la France et du traité qui avait été
signé avec cette nation; ils ajoutèrent : ^^ La Vindictive est
là pour nous défendre contre nos ennemis. » Les partisans
de la France protestèrent contre ces propos audacieux; le
grand-chef Hitoti s'écria : « L'on veut faire oublier aux Tahi-
tiens leurs engagements ! » Des indigènes le pressèrent de
se taire; mais il répliqua : « Pourquoi me tairais-je? c'est
Pritchard qui a tout fait; c'est lui qui nous a fait maltraiter
les prêtres catholiques et qui maintenant veut encore attirer
sur nous la colère de la France ! » A ces mots, un tumulte
épouvantable l'interrompit; il attendit que le bruit fût un
peu apaisé, puis il voulut continuer de parler; mais les créa-
tures de Pritchard lui imposèrent violemment silence et le
chef fut contraint de se retirer suivi d'un grand nombre
d'assistants.
Semer la discorde entre les Tahitiens, cela ne suffisait
pas à Pritchard : il entreprit de créer un incident capable
d'amener une rupture entre la reine de Tahiti et les autorités
françaises. Ce rusé consul fit remarquer à Pomare IV qu'elle
n'avait pas signé l'acte qui instituait un pavillon de Protec-
torat; que par conséquent elle avait le droit de conserver
l'ancien pavillon tahitien et de le hisser sur sa demeure. La
reine se laissa persuader et donna l'ordre de remettre sur sa
maison l'ancien pavillon tahitien. Celui-ci fut d'abord arboré
tel quel, puis il reçut des modifications : des palmes de
cocotier furent placées dans le centre, et peu de jours après,
elles prirent l'aspect d'une couronne; l'ancien pavillon natio-
l'archipel de la société 201
nal se transformait en pavillon royal. En même temps le
capitaine Toup Nicholas adressait à ses compatriotes une
proclamation dans laquelle il leur interdisait de se sou-
mettre aux règlements prescrits par les autorités françaises.
Le gouvernement provisoire du Protectorat réclama auprès
de la reine Pomare et du capitaine Toup Nicholas. Ceux-ci
refusèrent toute satisfaction. Le Conseil provisoire n'insista
pas ; comme il ne fallait qu'une étincelle pour amener un
conflit, le lieutenant de vaisseau Reine crut prudent d'at-
tendre le retour de son supérieur, le contre-amiral Dupetit-
Thouars.
Fier de son succès, le parti tahitien-anglais redoubla ses
intrigues. 11 accabla Pomare IV de faux rapports qui lui pré-
disaient le plus triste sort : les Français allaient la rendre
captive et l'emmener en exil. La reine crut toutes ces calom-
nies et fut très effrayée. C'était une femme faible et simple,
qui subissait absolument l'ascendant de Pritchard et de ses
créatures. Sur leur conseil elle signa une lettre dans laquelle
elle déclarait que, n'ayant cédé qu'à la crainte en signant le
traité de Protectorat, elle le désavouait et demandait la pro-
tection de la reine Victoria. Aussitôt qu'il fut en possession
du précieux papier, le capitaine Toup Nicholas fréta une
goélette pour le porter immédiatement en Angleterre et
chargea de cette mission le capitaine en second de la frégate
la Vindictive.
Voyant que tout lui réussissait, Pritchard se jeta dans des
menées de plus en plus violentes. Il tint des discours pro-
vocants. Les 5 mai et 5 octobre I8/i3, il parla en chaire contre
les Français. Ce dernier jour, en sortant du temple, il excita
vainement les naturels à aller sur la montagne enlever de
force les pavillons de signaux des Français.
Comme les communications avec l'Europe n'étaient pas
alors aussi rapides qu'elles le sont aujourd'hui, les pourpar-
lers diplomatiques d'ordinaire si longs l'avaient été encore
davantage à cause des distances. Néanmoins, le 25 mars 184
202 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
le roi Louis-Philippe avait ratifié l'acceptation du Protec-
torat français sur Tahiti. Par une ordonnance royale du
17 avril 1843, le capitaine de vaisseau Bruat avait été nommé
gouverneur des Etablissements français de l'Océanie et com-
missaire du roi Louis-Philippe près la reine Pomare.
Dans le mois d'octobre 1843, Bruat arriva sur la frégate
rUranie à Taio-Hae (île Nuka-Hiva). Il remit à Dupetit-
Thouars une lettre de l'amiral baron Roussin. Cette lettre
venant de Paris et datée du 28 avril 1843, contenait la nomi-
nation de Bruat et l'approbation accordée par le gouverne-
ment du Roi aux actes que Dupetit-Thouars avait accom-
plis au nom de la France. L'amiral obéit aux ordres qui lui
étaient donnés : il installa Bruat dans l'archipel Nuka-Hiva et
partit pour Tahiti afin d'y porter la nouvelle de l'acceptation
définitive du Protectorat.
Dupetit-Thouars entra dans le port de Papeete le l"*" no-
vembre 1843, et le jour même notifia à la reine de Tahiti et
aux consuls étrangers la décision du gouvernement du roi
des Français. La ratification de l'acte du 9 septembre 1842
était ainsi rédigée :
Louis-Philippe, Boi des Français, à la Reine Pomare, salut !
Illustre et excellente Princesse, Notre Contre- Amiral Du Petit-
Thouars, Commandeur de la Légion d'Honneur et commandant en
chef de nos forces navales dans l'Océan Pacifique, nous a rendu compte
de la demande que, de concert avec les grands chefs principaux de
vos îles, vous avez faite de placer votre personne et vos terres, ainsi
que la personne et les terres de tous les Taïtiens, sous le protectorat de
notre couronne, — offrant de nous remettre la direction des affaires
extérieures de vos États, les règlements de ports et autres mesures
propres à assurer la paix dans cet archipel. Notre cœur s'est ouvert à
votre voix ; et puisque, d'accord avec les chefs de vos îles, vous ne pen-
sez pas trouA^er repos et sûreté qu'à l'ombre de notre protection, nous
voulons vous donner une preuve éclatante de notre royale bieuA^eil-
lance en acceptant votre offre. Nous conférons tous pouvoirs au Gou-
verneur de nos Établissements dans l'Océanie, le capitaine de vaisseau
l'archipel de l\ société 203
Bruat, pour s'entendre avec vous et avec les grands chefs. Il a toute
notre confiance, écoutez-le. Conservez vos terres et votre autorité
intérieure sur vos sujets ; et, sous la garde de notre sceptre ami,
assurez leur bonheur par la sagesse et la bonne foi. De notre côté,
nous chercherons comme toujours, les occasions de vous donner
ainsi qu'à tous les habitans de vos îles, des gages de la sincère affec-
tion que nous vous portons ; que la paix et la prospérité soient avec
vous !
Donné en notre Palais des Tuileries, le 25® jour du mois de mars
1843.
(L. S.) Signé : Louis-Philippe.
Contresigné : Guizot,
Ministre Secrétaire d'Étal
au département des Affaires Étrangères
de S. M. le Roi des Français.
Le 2 novembre, Dupetit-Thouars s'informa de ce qui s'était
passé durant son absence. Il écrivit à Pomare IV d'amener le
pavillon qu'elle avait adopté depuis l'arrivée de la frégate
la Vindictive. Le lendemain, 3 novembre, l'amiral avertit la
reine que, le pavillon du protectorat n'ayant pas suffi pour
faire respecter les droits de la France vis-à-vis des étrangers,
il se trouvait dans la nécessité de le remplacer sur tous les
points de protection par le pavillon français i. En effet, le
à novembre au matin, le drapeau français fut hissé sur l'îlot
Motu-Uta. Il fut immédiatement salué de vingt et un coups
de canon par la Reine-BlancJie et V Embuscade. Vers quatre
heures de l'après-midi, les frégates françaises VUranie et la
Danaé jetèrent l'ancre dans le port de Papeete; elles avaient
à leur bord le gouverneur Bruat et son état-major. Au cou-
cher du soleil, par ordre de l'amiral, ces frégates prirent part
au salut du pavillon français 2.
A la demande faite d'amener son pavillon de fantaisie,
Pomare IV répondit par la lettre suivante :
1. Rapport du contre-amiral du Petit-Thouars à S. Ex. M. le ministre de la
marine. Frégate la Reine-Blanche, 15 novembre 1843.
2. Id.
204 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
A M. le contre-amiral commandant en chef la station
de l'Océan Pacifique.
Papeïti, le 5 novembre 1843 (style taïtien, 4 novembre suivant le nôtre).
Monsieur l'amiral, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite ; vous
pensez que je me laisse guider par les conseils des personnes qui
m'entourent et qui ne sont point favorables aux projets de la France,
me dites-vous, et qui pourront même attirer de grands malheurs sur
ma personne et sur mon peuple. Vous vous trompez entièrement ;
j'agis d'après ma propre impulsion. Quantau pavillon que j'ai adopté,
s'il porte une couronne, c'est parce que j'ai désiré qu'il en fût ainsi, et
que cet emblème rappelle celui de ma souveraineté : tel est le motif
pour lequel je désire le conserver.
Je désire voir mon pavillon flotter comme par le passé, sans que
nul changement y soit apporté. Rien n'est stipulé à cet égard dans le
traité, aussi ne dois-je avoir aucune crainte. Le seul motif qui m'ait
engagée à donner ma signature le 9 septembre 1842, c'est la crainte
d'exposer mon peuple à quelque malheur.
Signé : Pomare, reine de Taïti.
Le prétendu pavillon royal continua donc d'être arboré sur
la demeure de la reine; mais celle-ci ne le hissait et ne l'ame-
nait qu'en même temps que la frégate anglaise le Dublin^ ce
qui indiquait clairement d'où venait la résistance^. Dupetit-
Thouars envoya le commandant Mallet donner de nouveaux
avis à la reine. Ils restèrent aussi sans effet. Alors Dupetit-
Thouars écrivit à Pomare IV une nouvelle lettre :
Frégate la Reine-Blanche, Papeïti, le 5 novembre 1843.
Madame, déjà plusieurs fois je vous ai fait donner avis et je vous ai
informée par écrit que depuis le jour où vous avez demandé la protec-
tion de la France et où vous avez signé un traité avec moi, pour aban-
donner la souveraineté des îles de la Société à S. M. Louis-Philippe,
roi des Français, vous avez perdu le droit de nommer des ambassa-
deurs et de faire des traités ou tout autre acte de politique extérieure,
1. Rapport du contre-amiral du Petit-Thouars à S. Exe. M. le ministre de
la marine. Frégate la Reine-Blanche, 15 novembre 1843.
l'archipel de la société 205
et par là aussi vous avez perdu tout naturellement le droit de ban-
nière. Liée irrévocablement, que la réponse du roi fût affirmative ou
négative, de votre côté tout était consommé du moment où votre signa-
ture a été donnée ; vous êtes dès lors définitivement engagée. La prise
d'un pavillon par votre personne est donc un acte vicié dans son origine,
nul de plein droit et de plus une offense envers la France, puisque vous
manquez à vos engagements avec elle. Je vous ai fait toutes les re-
présentations et donné tous les avis que ma bienveillance pour vous
et votre bien m'a suggérés, afin de ménager votre amour-propre et
vous amener de vous-même à détruire un acte qui, par la manière dont
il a été effectué, est non seulement une infraction formelle à la foi
que vous devez au traité, mais de plus, c'est une infraction formelle
à la foi que vous devez au Roi des Français et à son gouvernement.
Puisque par votre lettre en date d'hier, vous confirmez votre refus
d'amener ce pavillon, et par là vous continuez à insulter à la France
et au roi, et à vous jouer de notre bonne foi, de vos promesses et de
vos engagements les plus solennels, c'est avec regret, je vous le dé-
clare, puisque vous m'y forcez de nouveau, que si avant deux heures
écoulées à partir de la remise de cette lettre, ce pavillon n'est point
amené, et qu'avant le coucher du soleil vous ne m'ayez écrit une lettre
d'excuse de votre inconcevable conduite, et fait une déclaration for-
melle que vous revenez de bonne foi à votre traité avec la France, je
ne vous considérerai plus comme reine et souveraine des terres et des
indigènes des îles de la Société, et j'en prendrai possession au nom du
roi et de la France.
Par suite de cet acte, toutes les terres de la reine Pomaré et celles
des personnes de sa famille qui ne se soumettront pas au gouverne-
ment du roi, seront confisquées au profit de l'État.
Recevez, etc.
Signé : A. Du Petit-ïhouars.
Pomare IV répliqua en ces ternies :
Papeïti, le 6 novembre 1843 (style taïtien).
Amiral, je ne me suis écartée en rien du traité que j'ai conclu le 9 sep-
tembre 1842, traité que j'ai conclu sous l'influence de la peur. Oui, je
dois le répéter, si j'ai donné ma signature, c'est uniquement par crainte.
Je puis l'assurer, en plaçant une couronne dans mon pavillon je
n'ai nullement eu l'intention de rompre mon traité ni de me mettre
en opposition avec les gouvernements européens.
206 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Telle a été ma volonté royale. Je ne désire en aucune manière sus-
citer le moindre éloignement entre moi et le Roi de France ; bien loin
de là, je suis pleine de respect pour sa personne, ainsi que pour le
traité conclu avec lui.
Je me suis rendue au désir que vous m'avez exprimé ces jours der-
niers dans une de vos lettres où vous me demandiez de vouloir bien
prévenir tous les chefs pour qu'ils se réunissent et que vous puissiez
leur présenter le commissaire du roi de France et donner communi-
cation des lettres dont il est porteur.
Je désire qu'aucun désordre n'ait lieu dans mon gouvernement ;
telle est la volonté que j'ai fait connaître à mon peuple.
Un de mes plus ardents désirs est de souffrir seule des circon-
stances qui se présentent aujourd'hui ; mais, je vous en prie, ne m'en-
levez pas ma souveraineté ; laissez-moi tout ce qui m'appartient, et
ne vous établissez pas sur la petite île Moutoii-Oula.
Je place toute ma confiance en Dieu, et je le prie de protéger votre roi.
Recevez mes salutations.
Signé : Pomare, reine de Taïti.
Il n'y avait plus guère d'espoir de fléchir sa résistance ;
toutefois, Dupetit-Thouars résolut de tenter une dernière
démarche; il se rendit le soir même à la maison de la reine,
mais ne fut pas admis. Pomare IV était chez Pritchard ; elle
fit répondre à l'amiral qu'elle verrait si elle devait lui accor-
der une audience. Dans la nuit il reçut une lettre de la sou-
veraine qui lui fixait un rendez-vous pour le lendemain à huit
heures du matin ; l'amiral suspendit alors l'exécution des
ordres qu'il avait donnés pour l'occupation de Tahiti, Avant
d'accomplir un acte aussi grave que celui de la déchéance de
la reine, il désirait avoir avec elle une entrevue personnelle.
Elle eut lieu, et voici comment il l'a racontée, le 15 novembre
1843, dans un rapport adressé au ministre de la marine :
... A huit heures du matin, le six, je me rendis à l'audience que
j'avais obtenue ; là je rappelai à la reine toute la suite des événements,
et je lui représentai le danger réel auquel elle s'exposait par son opi-
niâtreté. N'ayant pu obtenir aucune réponse soit positive, soit néga-
tive, je pris congé en lui annonçant que si, avant midi, son pavillon
était amené, je descendrais avec le commissaire du roi et que nous éta-
l'arcehpel de la société 207
Mirions le protectorat ; mais que si son pavillon n'était point amené,
je donnerais cours à l'exécution des mesures que j'avais prises et seu-
lement suspendues jusqu'à sa réponse, et qu'alors je prendrais pos-
session définitive de l'archipel des îles de la Société et dépendances.
Dupetit-Thouars se retira, laissant à Pomare IV quelques
heures pour réfléchir. La reine hésitait. Pour Fempécher de
céder, Pritchard lui promit que si les Français amenaient son
pavillon, il amènerait également le sien ; lintrigant consul
ajouta : « Comme le pavillon anglais ne peut manquer de se
relever, celui de Votre Majesté se relèvera en même temps. »
Accoutumée à obéir aux suggestions de cet homme qui la
dirigeait tant au spirituel qu'au temporel, la souveraine
s'obstina à laisser flotter son pavillon royal et l'heure fatale
sonna. Aussitôt l'on battit la générale et des détachements
français débarquèrent. Ils arrivèrent devant le parc de la
reine et le cernèrent. Au milieu se trouvait le mât de pa-
villon ; la galerie d'habitation royale était garnie de tous les
partisans de la domination anglaise. Au moment où les sa-
peurs pénétraient dans l'enclos du parc, un dignitaire indi-
gène vint à la porte et cria : « Tabou ! tabou ! (interdit,
sacré). » Il ne fut pas tenu compte de cette défense et la troupe
française se rangea en bataille. Alors le représentant de
Pomare IV réitéra une protestation contre la tyrannie et la
violence des Français, qui prétendaient envahir un pays qui
avait sa nationalité reconnue ; Porateur de la reine termina
par un appel à la reine Victoria d'Angleterre, qui lui avait
promis aide et protection en toute circonstance ^ Un roule-
ment de tambours couvrit le reste de la harangue, et le capi-
taine de corvette d'Aubigny, commandant les troupes de
débarquement, s'écria : «Entendez-vous, officiers, soldats et
matelots de la France ! et vous, habitants de ces îles ! Je
prends possession de ce pays au nom de S. M. Louis-Philippe,
roi des Français. Nous jurons de mourir, s'il le faut, pour y
1. Voir, aux Pièces justificatives, les lettres des indigènes.
208 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
faire respecter le drapeau tricolore !» A ce moment le pavillon
tahitien fut amené et celui de la France fut hissé pendant
que les tambours exécutaient des roulements, et que les
marins et les soldats criaient trois fois : « Vive la France !
Vive le Roi! » La déchéance de la reine Pomare IV était ac-
complie (6 novembre 1843).
Pritchard amena le pavillon du consulat anglais. Le Révérend
était hors de lui ; il se mit à haranguer les naturels qui s'étaient
réunis devant sa demeure ; ses excitations n'eurent pas de suc-
cès : personne ne bougea. Le soir, la ville de Papeete fut
aussi calme que les jours précédents. Il y eut bien, après,
quelques rixes individuelles entre des Anglais et des soldats
français, mais l'ordre ne fut pas sérieusement troublé.
Le 8 novembre 1843, Dupetit-Thouars installa à Tahiti le
capitaine de vaisseau Bruat comme gouverneur des Etablis-
sements français de l'Océanie. Celui-ci fît publier des ordon-
nances et des règlements pour assurer l'ordre et tranquilliser
la population. Le service administratif et militaire fut aussi
organisé; le capitaine de corvette d'Aubigny devint comman-
dant de Papeete ; le commis principal de la marine Quo-
niam, chef du service administratif ; le chef de bataillon de
l'infanterie de marine de Bréa, commandant supérieur des
troupes; le capitaine d'état-major Mariani, commandant de
la place ; le capitaine Somsois, directeur de l'artillerie, et le
capitaine Rambaud, directeur du génie.
Pomare IV protesta contre sa déchéance prononcée par
Dupetit-Thouars ; elle écrivit à Louis-Philippe la lettre sui-
vante :
La reine Pomare à Sa Majesté le Boi des Français.
Paofai, Taïti, le 9 novembre 18-43.
0 Roi !
J'ai été privée, dans ce jour, de mon gouvernement. Ma souverai-
neté a été violée, et votre amiral s'est emparé, les armes à la main,
de mon territoire, parce que j'étais accusée de ne pas obserA-^er le
traité conclu le 9 septembre 1842,
l'archipel de la société 209
Je n'eus jamais l'intention, en mettant ta couronne dans mon pa-
villon, de condamner ledit traité et de vous insulter, ô Roi !
Je suppose que vous ne considérerez pas le fait d'avoir mis la cou-
ronne dans mon pavillon comme un crime ; votre amiral ne deman-
dait le changement que d'une petite partie ; mais si j'y avais consenti,
ma souveraineté aurait été méprisée par les grands-chefs.
Je ne connaissais non plus aucune partie du traité qui déterminât
la nature de mon pavillon.
Je proteste formellement contre la dure mesure prise par votre
amiral ; mais j'ai confiance en vous, et j'attends ma délivrance de
votre compassion, de votre justice et de votre bonté pour une souve-
raine sans pouvoir.
Ma prière, la voici: Puisse le Tout-Puissant adoucir votre cœur!
Puissiez-vous reconnaître la justice de ma demande, et me rendre la
souveraineté et le gouvernement de mes ancêtres !
Soyez béni par Dieu, ô Roi ! et que votre règne soit long et florissant !
Telle est ma prière. Signé : Pomare.
Cette lettre fut remise au gouverneur Bruat, qui la fit partir
par le premier navire.
Le 11 novembre 18/i3, Dupetit-Thouars s'embarqua sur la
frégate la Reine-Blanche pour les îles Sandw^ich. Par décision
du ministre de la marine, le capitaine de vaisseau Bruat devait
comme gouverneur exercer l'autorité à terre, seul et sans par-
tage ; quant aux bâtiments affectés à son service et placés sous
son commandement, ils formaient une subdivision de la sta-
tion de rOcéanie mise sous les ordres du contre-amiral Du-
petit-Thouars.
Le 12 novembre, après une revue des troupes, le gouver-
neur Bruat reçut une cinquantaine de négociants et de rési-
dents étrangers. A l'issue de cette cérémonie, le port dePa-
peete fut déclaré port franc. Le 22 novembre, une députation
des îles du Vent et des îles Sous-le-Vent vint à Papeete, au
palais du gouvernement (ancienne résidence de l'ex-reine),
présenter ses respects au gouverneur Bruat. Les chefs indi-
gènes reconnurent l'occupation française, et M. d'Aubigny
fut nommé commandant particulier de l'archipel de la Société,
Le 8 janvier 18/i/i, le capitaine anglais Tucker fit demander
u
210 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
par lettre au gouverneur français Bruat d'admettre provisoi-
rement comme consul d'Angleterre M. Pritchard; celui-ci
regrettait déjà son abdication; mais M. Bruat refusa de lui
accorder l'exequatur à cause de ses sentiments hostiles vis-
à-vis des Français. Le Révérend avait reçu chez lui l'ex-reine;
elle habitait une case située dans l'enclos du consulat anglais.
Pomare IV n'était pas inquiète de sa déchéance, Pritchard,
par ses paroles et ses manières, arrivait à la tranquilliser
complètement; il lui disait qu'elle serait soutenue par le
gouvernement britannique. Le parti tahitien-anglais n'avait
pas renoncé non plus à faire de l'opposition ; sourdement il
ne cessait de dire du mal des Français. Pritchard entretenait
soigneusement ces mauvaises dispositions. Tout à coup une
lettre de Pomare IV fut colportée et publiée dans certaines
parties de Tahiti. Voici ce que contenait cette lettre :
Paofai, 10 janvier 1844.
Paix et santé, aux petits chefs et autorités, dans les six districts, aux
habitants et aux gouverneurs.
Je vous fais savoir que notre vaisseau va partir pour Oahu où
l'amiral lui ordonne de se rendre ; il y a ici un petit bâtiment de
guerre qui nous protège et il y en a un en route pour venir. N'écoutez
point ceux qui vous disent que nous ne serons point aidés. L'Angle-
terre ne nous abandonnera jamais ; restons tranquillesjusqu'à l'arrivée
des nouvelles que nous attendons ^ Je vous ordonne de tout suppor-
ter patiemment et vous défends de faire commettre aucun désordre
et de maltraiter les Français. C'est sur moi que vous devez fixer vos
regards, suivez mon exemple et prions Dieu de nous délivrer des dif-
ficultés dans lesquelles nous nous trouvons, comme il délivra He-
seldah (Ezéchias).
Paix et santé à vous tous.
Signé : Pomare, Reine ^.
Gomme cette lettre était extrêmement séditieuse, le gou-
verneur Bruat donna Tordre de la saisir, ce qui fat fait. Le
1. Allusion à la lettre écrite par Pomare IV à la reine Victoria et à la
réponse de celle-ci.
2. Je certifie la présente traduction avoir été faite par moi sur l'original
tahitien. Signé : Samuel Wilson, interprète du gouvernement.
l'archipel de la société 211
12 janvier, un navire de guerre à vapeur français le Phaéton
arriva à Papeete. Ce renfort n'était pas inutile, car la situa-
tion s'aggravait de jour en jour. Les indigènes prenaient des
allures de rebelles. L'un d'eux lut publiquement dans un
temple protestant la lettre de Pomare que le gouverneur
Bruat avait interdite. Cet homme fut arrêté. Le 17 ou le
19 janvier, la frégate anglaise Dublin quitta Papeete et fut
remplacée par le Basilisk, ketch de Sa Majesté Britannique,
A ce moment Pomare IV essaya de se rapprocher des au-
torités françaises : elle voulut entrer en conciliation avec
le gouverneur Bruat. Celui-ci ne demandait pas mieux ; il
était disposé à un accommodement : à reconnaître l'ex- reine
comme chef de district et à la traiter avec une suprême
distinction. Mais Pritchard dit à Pomare IV que, si elle écri-
vait à Bruat, le Basilisk partirait de Tahiti et qu'elle perdrait
à jamais l'appui de l'Angleterre. Il n'y eut donc point de
négociation et la lutte continua entre la souveraine déchue
et les autorités françaises. Le parti tahitien-anglais redoubla
d'audace et prit même une attitude nettement révolution-
naire. Dans une assemblée un juge, nommé Piapa, foula aux
pieds une lettre que le gouverneur français avait adres-
sée aux habitants de l'île. Piapa fut sommé de venir rendre
compte de sa conduite et, sur son refus, Bruat le fit arrêter. Les
ennemis des Français se servirent habilement de cette arres-
tation : ils effrayèrent Pomare IV et parvinrent à lui inspirer
dételles craintes que, ne se croyant plus en sûreté à terre,
elle abandonna la case qu'elle habitait dans l'enclos de Prit-
chard et se retira avec ses enfants à bord du Basilisk. La
fuite de la reine eut lieu dans la nuit du 30 au 31 janvier iSlià.
Dans la matinée, le gouverneur Bruat reçut la lettre suivante :
Monsieur,
Ketch de S. M. B. Basilisk.
Papéiti, 31 janvier 1844.
Comme je désire qu'aucun fait politique, de nature à engager mon
Gouvernement, ne se passe dans cette île sans être immédiatement
212 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
porté à votre connaissance, j'ai l'honneur de vous informer qu'à une
heure avancée de la nuit dernière, j'ai reçu de l'ex-Reine une commu-
nication suivant laquelle et à la suite de certains rapports d'une nature
grave, elle s'estimait en danger personnel et me demandait la permis-
sion de séjourner à bord du navire que j'ai l'honneur de commander.
J'ai l'honneur de vous informer que j'ai accédé à cette demande et
que l'ex-Reine est maintenant à mon bord. Je vous prie. Monsieur,
de ne pas induire de tout ce qui précède, que je considère la personne
de l'ex-Reine comme courant le moindre danger sous le Gouverne-
ment d'un officier si bien connu et si hautement apprécié par ses
qualités ; c'est bien plutôt dans le but de calmer le trouble d'esprit
qui agite dans les circonstances présentes cette malheureuse femme,
que je fai autorisée à se mettre sous la protection du pavillon anglais.
Permettez-moi d'exprimer la haute estime que je professe pour
V. Ex. et de me dire
Votre humble et obéissant serviteur
Signé : H. I. Hunt, Lieutenant, C.
La réponse du gouverneur français fut sévère et ferme; la
voici :
Papéïti, 31 janvier 1844.
Monsieur le Capitaine,
J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre de ce jour ;
j'ai cru de mon devoir de vous prévenir, par ma lettre d'hier ^ que
l'ex-Reine, dans toutes ses manœuvres, annonçait fappui du gouver-
nement anglais. L'asile, qu'elle vient de vous demander sans néces-
sité, confirme les bruits qu'elle a fait courir et leur donne une gravité
telle que je dois vous faire connaître que l'ex-Reine ayant renoncé
volontairement à la protection que je lui accordais, je n'ai aucune
objection à faire à l'asile que vous lui donnez ; mais, par ce fait même,
elle s'interdit la faculté de rentrer dans les îles de la Société et puisque
vous acceptez la responsabilité de la prendre, je regarderai comme un
acte d'hostilité son débarquement surun despointsdes îles delà Société
comme aussi toute relation qu'elle pourrait entretenir avec la terre.
Signé: Bruat.
 M. le lieut*^ Hunt, commandant le dogre de S. M. B. le Bazilic.
L'officier anglais répliqua par une nouvelle lettre :
1. Lire p. 531 et 532, aux Pièces justificatives, la lettre du gouverneur Bruat
et la réponse du lieutenant Hunt.
Monsieur,
l'archipel de la société 213
Ketch de S. M. B. Basilisk.
Papeïti, 1" février 1844.
J'ai riionneur de vous accuser réception de votre lettre du 31 jan-
vier, et vous prie de recevoir mes remerciements pour la franchise de
votre communication.
Comme, peu de temps après que j'eus reçu cette lettre, l'ex-Reine
reçut de V. Exe. une dépêche par laquelle tout retour à terre, sans
votre permission, lui est interdit, je crois n'avoir plus rien à dire au
sujet de la Reine à bord de mon navire, et devoir me borner à vous
accuser réception de la lettre mentionnée ci-dessus.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Signé: H. I. Hunt, L* et C*.
Ainsi que cette correspondance le démontre, les relations
se tendaient entre les Français et les Anglais. Ceux-ci ne
négligeaient aucune occasion d'être désagréables à ceux-là;
41 y avait entre ces deux races une haine profonde simple-
ment recouverte d'un vernis de politesse. La fuite de la reine
était certainement l'œuvre des meneurs anglais dirigés par
Pritchard. Celui-ci recourait à tous les moyens pour faire
surgir un conflit entre la France et l'Angleterre; le Révérend
voulait absolument forcer cette dernière à intervenir dans les
afïaires tahitiennes ; il ne reculait pas à l'idée d'une guerre
entre deux grandes nations, car il était persuadé que l'An-
gleterre serait victorieuse et qu'en conséquence la France
abandonnerait Tahiti. L'acte que la reine venait d'accomplir
était fort grave : en se réfugiant à bord du Basilisk, elle avait
déclaré qu'elle venait réclamer la protection du capitaine
anglais ; de plus Pomare IV avait amené avec elle ses en-
fants et elle avait juré de les tuer plutôt que de les voir
tomber entre les mains des Français. C'est du moins ce que
racontait le lieutenant Hunt au gouverneur Bruat ^ Une
1. Lire p. 536, 538 et 540, aux Pièces justificatives, la lettre du gouverneur
Bruat, celle du lieutenant Hunt, et celle que le chef Paraita écrivit au même
gouverneur pour lui faire connaître que Pomare niait formellement avoir
prononcé ces paroles.
214 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
grande émotion se manifesta dès lors chez les indigènes ;
ils crurent que la famille royale était en danger et la fer-
mentation devint de plus en plus vive. Pritchard enflamma
les passions, répandit des bruits absurdes et porta l'irrita-
tion à son comble dans les rapports des Tahitiens avec les
Français. Des émissaires furent envoyés dans les différents
districts et plusieurs petits chefs désertèrent leurs cases,
emportèrent ce qu'ils possédaient et se retirèrent dans la
presqu'île de Taiarapu, où, sous la conduite des chefs Taviri,
Pitomai, Farehau et Terai se formait un parti hostile aux
Français ^.
Cette sédition ne se produisit néanmoins que sur un point
de l'île ; les grands-chefs de Tahiti, Tati, Utomi, Hitoti, Pa-
raita, et le chef d'Eimeo Taisapa restèrent fidèles à la France.
Ils se réunirent au palais du gouvernement où ils désignè-
rent les territoires que chacun devait administrer d'après
les lois du pays ; les juges et les agents de police {muloi)
furent nommés ; ces nouveaux fonctionnaires se présen-
tèrent ensuite au gouverneur français et celui-ci les accepta.
Un seul district ne s'était pas fait représenter : celui où ré-
gnait la sédition ^.
Pour la réprimer, le gouverneur envoya le Phaélon mouiller
dans la baie de Papeare. Le capitaine Maissin et le capitaine
d'état-major Mariani avaient été embarqués sur ce navire. Ils
descendirent à terre, firent la topographie du terrain et pri-
rent des dispositions pour arrêter l'émigration des indigènes.
Les Français occupèrent en deçà de l'isthme de Taravao une
position qui leur permettait de couper les communications
entre la presqu'île et la grande terre, puis ils construisirent
1. C'est ici que commence en réalité l'insurrection des indigènes dite guerre
■de Tahiti (1844-1847) ; mais les hostilités proprement dites n'éclatèrent que
Ijlus tard : elles seront racontées en détail dans le chapitre suivant.
Voir, aux Pièces justificatives, les lettres de plusieurs indigènes arrêtés
et détenus sur l'ordre du gouverneur.
Lire p. 535 et 537, aux Pièces justificatives, les AiTêtés du gouverneur Bruat.
2. Le gouverneur des Etablissements français de l'Océanie au ministre de
la marine et des colonies Papeete, 27 février 1844.
l'archipel de la société 215
un petit ouvrage au moyen duquel ils dominèrent tout le
pays. Les indigènes qui vinrent de Taiarapu eurent la per-
mission de passer dans la grande terre pour rentrer dans
leurs foyers, mais l'entrée de la presqu'île fut interdite par
terre et par eau K
Malheureusement les rebelles ne songeaient pas à retourner
dans leurs demeures ; au contraire ils se montraient disposés
à gagner la campagne pour marcher au combat. La famille
royale les encourageait à la résistance. Pritchard en était
l'âme. Il venait souvent à bord du Basilisk converser avec le
commandant, le lieutenant Hunt, et ces deux Anglais s'en-
tendaient pour empêcher Pomare IV^ de se rapprocher des
Français. Depuis qu'elle s'était réfugiée sur le navire bri-
tannique, l'ex-reine n'avait cessé de souffler la révolte parmi
le peuple tahitien-.
Cependant il avait été donné six jours aux chefs révoltés
pour rentrer dans l'obéissance. Ils conservèrent une attitude
hostile. Le délai expiré, le gouverneur Bruat eut encore une
fois pitié d'eux ; il permit au capitaine Henry qui avait une
grande influence sur les indigènes de tenter de ramener les
rebelles. Celui-ci partit le 26 février au matin. Le lendemain
le gouverneur Bruat quitta Papeete avec la corvette V Embus-
cade et cent cinquante hommes de troupes pour se rendre à
l'isthme de Taravao. Les compagnies de l Embuscade et du
Phaélon devaient porter ses forces à trois cents hommes.
Pour garder le port et la capitale, il laissa VUranie et la
Meurthe et plus de deux cents hommes de troupes 3.
Pritchard se jetait dans des menées de plus en plus hos-
tiles, semant de faux bruits pour porter l'irritation à son
comble entre les Tahitiens et les Français. Depuis l'arrivée
1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de
la marine et des colonies, Papeïti, 27 février 1844.
2. Lire p. 536 et 538, aux Pièces justificatives, les deux lettres échangées à ce
sujet entre le gouverneur Bruat et le lieutenant Hunt.
3. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de
la marine et des colonies, Papeïti, 27 février 1844.
216 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
du vapeur le Cormoran, bâtiment de guerre anglais com-
mandé par le capitaine Gordon, une nouvelle absurde avait
été répandue dans Tahiti et principalement dans les districts
de Taiarapu : une escadre anglaise allait venir pour chasser
les Français. Il circulait aussi dans l'île des copies de jour-
naux contenant des articles violents contre la France. Les
calomnies redoublèrent, lorsqu'on sut que Bruat était en
route pour l'isthme : c'était, disait-on, pour dévaster l'île et
massacrer toute la population indigène jusqu'aux enfants.
On ajoutait que les prisonniers faits dès les premiers symp-
tômes de rébellion avaient déjà subi d'affreuses tortures. Or
ils se trouvaient fort bien traités à bord; Bruat les avait
emmenés avec lui, car il avait prévu toutes ces manœuvres ;
il rendit la liberté à ces prisonniers afin de contribuer à
éclairer le peuple.
Le gouverneur Bruat rejoignit le capitaine Henry, qui avait
échoué dans ses négociations avec les indigènes insoumis.
Ne voulant pas disséminer ses forces, Bruat détruisit le poste
provisoire établi par le capitaine Maissin. M. Henry pilota
le Phaéton, qui remorqua VEmbuscade jusqu'au port situé
au sud de l'isthme de Taravao. Gomme le Phaéton était le
premier navire qui fût venu à ce mouillage, Bruat l'appela
« Port-Phaéton ; » (29 février '18/i/i, h heures du soir^).
Les Français débarquèrent et s'emparèrent de quarante-
neuf pirogues récemment abandonnées ; ils abattirent ensuite
les arbres pour découvrir le pays. Le lendemain, pendant
qu'on pratiquait la route, on reconnut la case, dite de la Reine,,
éloignée de 2.000 mètres du rivage : cette case fut occupée.
Les avant-postes ayant fait évacuer l'isthme sans tirer un
coup de fusil, une pièce de canon fut placée en cet endroit ;
vers la fin de l'après-midi les marins et les soldats bivoua-
quèrent. Les jours suivants la petite armée construisit une
fortification avec fossés. L'ennemi ne chercha pas à sur-
1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de
la marine et des colonies, Papeiti le 13 mars 18é4.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 217
prendre les travailleurs, et cependant les rapports de plu-
sieurs personnes annonçaient que les révoltés étaient au
nombre de deux mille hommes. Les chefs de Tautira vinrent
trouver le gouverneur et dans ce district et dans celui de
Papara beaucoup d'indigènes retournèrent chez eux. M. Bruat
fut très secondé par un missionnaire anglais, M. Orsmond,
lequel parla avec vigueur contre les machinations de ses
compatriotes. Ce pasteur protestant montra même au gouver-
neur français une pièce que lord Aberdeen avait adressée le
25 septembre 1843 au consul Pritchard ^, aux missionnaires
anglais et à ses collègues: elle déclarait, en résumé, que le
Gouvernement de Sa Majesté Britannique ne voulait pas inter-
venir activement en faveur de la reine Pomare, ni entraver
en rien l'exercice du Protectorat français, et que la reine
ferait bien de se soumettre à sa situation afin d'éviter un
traitement plus rigoureux. Cette pièce, dont la publication
eût été si importante pour la paix de Tahiti, était restée
cachée jusqu'alors par Tinfluence de Pritchard.
Le retranchement du poste de Taravao n'était pas encore
terminé quand le gouverneur Bruat reçut coup sur coup
plusieurs lettres de M. D'Aubigny, commandant particulier
de Papeete. Les premières disaient que tout continuait à aller
assez bien dans la ville ; la dernière contenait au contraire
de graves nouvelles ; voici ce que racontait M. D'Aubigny à
M. Bruat:
Papeïti, le 4 mars (1844).
Monsieur le Gouverneur,
Hier, en sortant de la messe, j'avais l'honneur de vous écrire que
tout était tranquille, et j'expédiais un commissionnaire pour vous
porter en outre un message de M. Moerenhout. Il doit être près de
vous depuis une ou deux heures. Après son départ, les affaires ont
pris une tournure que je veux immédiatement porter à votre connais-
sance.
1. Lire p. 525,527, 528 et 529, aux Pièces justificatives, les lettres de M. Ad-
dington à sir John Barrow, de Lord Aberdeen à Lord Cowley, de M. Guizot.
au comte de Rohan-Chabot, du comte Aberdeen au consul Pritchard.
218 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Hier, à onze heures du matin, j'ai été prévenu par un billet de
M. Guillevin qu'une sentinelle du camp de l'Uranie avait été atta-
quée et terrassée pendant la nuit.
Voici le fait : un matelot était en faction sur le môle. Sur dix heures
et demie, un individu s'est glissé jusqu'à lui, lui a asséné un coup de
poing sur la tête qui l'a renversé. En tombant, le matelot a crié au
secours ; l'individu s'est jeté sur le fusil que le matelot défendait de
son mieux. Pendant la lutte, les hommes du poste sont venus au
secours de leur camarade. L'individu, en les voyant, s'est enfin armé
de la baïonnette, dont il était parvenu à s'emparer. Suivi de près, on
est entré presque en même temps que lui dans sa case ; il a été arrêté
et est à cette heure entre mes mains, et aurait été de suite traduit
devant un conseil de guerre si j'en avais eu la puissance. La baïon-
nette n'est pas retrouvée.
Frappé de cette audace, convaincu que toute notre force réside dans
le prestige de supériorité morale qu'il nous importe de ne pas perdre
au milieu des Indiens, et persuadé que le meilleur moyen d'en finir
avec eux était de s'emparer du directeur et de l'instigateur de leur
agitation, je me suis décidé à faire arrêter Pritchard. Cet acte est
accompli ; il a été saisi hors de chez lui, à cinq heures du soir, au
moment où, sous une pluie battante, il allait mettre le pied dans un
canot accompagné du capitaine du Basilisk, de M. Collie, etc., pour
se rendre soit à bord du Basil isk, soit à bord du Cormoran.
Après avoir lu ces lignes, le gouverneur Bruat repartit de
suite pour la capitale.
Voici ce qui s'y était passé. Le 2 mars, pendant qu'il pleu-
vait à torrents, le bruit s'était répandu que trois mille hommes
armés étaient à trois heures de marche de Papeete afin de
l'enlever et de l'incendier sur-le-champ. A cette nouvelle, le
commandant D'Aubigny avait immédiatement mis Papeete en
état de siège ^ et pris toutes les mesures nécessaires à la
défense de. la place. Une partie de la population avait été
néanmoins prise d'une terreur panique et beaucoup d'indi-
gènes s'étaient enfuis. Vainement les autorités françaises
avaient essayé de faire renaître le calme, le parti tahitien-
1. Lire p. 541, aux Pièces justificatives, la copie de Tordre du commandant
particulier, relativement à la mise en état de siège de Papeete.
l'archipel de la société 219
anglais ne cessant d'enflammer les passions. Dans la nuit du 2
au 3 mars, une sentinelle française avait été surprise, ter-
rassée et désarmée à Papeete par un indigène, dont on n'était
parvenu à s'emparer qu'après une véritable lutte. Le 3 mars,
dans l'après-midi, les Français avaient été prévenus qu'ils
allaient être attaqués. Alors, frappé de toutes ces audaces et
convaincu que le meilleur moyen d'en finir avec les Tahitiens
était de se saisir du directeur et de l'instigateur de leur agi-
tation, le commandant D'Aubigny, comme il le disait dans
sa lettre, avait donné l'ordre d'arrêter et d'emprisonner Prit-
cliard. En conséquence le chef de la police avait saisi l'ex-
consul anglais hors de chez lui, le 3 mars48ZiZi, à cinq heures
du soir, au moment où il allait descendre dans un canot pour
se rendre à bord du Basilisk ou du Cormoran. Le Révérend
avait été mené et enfermé dans un blockhaus. 11 y était mis
au secret, mais traité comme un prisonnier de distinction ^.
Le commandant D'Aubigny ne s'en était pas tenu là ; il avait
fait en plus afficher la proclamation suivante :
Établissement français de VOcéanie.
Une sentinelle française a été attaquée dans la nuit du 2 au 3 mars
1844.
En représailles, j'ai fait saisir le nommé Pritchard, seul moteur et
instigateur journalier de reffervescence des naturels. Ses propriétés
répondront de tout dommage occasionné à nos valeurs par les in-
surgés ; et, si le sang français venait à couler, chaque goutte en
rejaillirait sur sa tête.
Papeïti, 3 mars 1844.
Signé : D'Aubigny.
Telle était la situation dans cette ville lorsque le gouver-
neur Bruat y revint le 7 du même mois. Bruat était très mé-
1. La presse anglaise a raconté que Pritchard avait été maltraité ; rien n'est
plus faux. Lire p. 542, aux Pièces justificatives, le ti'aitement qui lui fut ré-
servé.
220 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
content : certes, il reconnaissait que, dans l'état d'agitation
OÙ se trouvait Tahiti, ces mesures étaient devenues néces-
saires, mais il n'approuvait ni la forme, ni le motif de cette
arrestation, dont il ne se dissimulait pas les conséquences
avec une nation comme l'Angleterre, toujours disposée à sou-
tenir ses nationaux, alors même qu'ils sont dans leur tort.
Cependant, comme il ne voulait pas décourager le parti fran-
çais et raffermir les révoltés, le gouverneur ne désavoua pas
les actes de son subordonné ^ et se contenta, aussitôt arrivé,
de faire transférer Pritchard du blockhaus à bord de la
Meurthe en donnant au commandant Guillevin l'ordre de re-
cevoir l'ex-consul à sa table. Ensuite, considérant que celui-
ci n'était plus qu'un simple résident anglais dont l'influence
sur l'ex-reine Pomare IV et le parti révolté était devenue
dangereuse pour la tranquillité de l'île, le gouverneur J3ruat
écrivit au capitaine Gordon, commandant le bateau à vapeur
le Cormoran^ pour lui conseiller de quitter Papeete, où il
n'avait aucune mission, et d'emmener avec lui Pritchard, qu'il
promettait de mettre à sa disposition dès que ce bâtiment
s'en irait du port, à la condition toutefois que ledit capitaine
Gordon s'engagerait à ne pas déposer l'ex-consul dans aucune
des îles de l'archipel de la Société. Le commandant du Cor-
moran comprit que sa situation était fausse et sentit la néces-
sité de se retirer : il avisa donc le gouverneur Bruat de son
prochain départ et consentit à prendre Pritchard à son bord 2.
Le 12 mars, celui-ci fut avisé par le commandant de la
Meurthe que le gouverneur Bruat, à son grand regret, lui
1. Il y a lieu de remarquer que l'arrestation de Pritchard fut opérée sur
l'ordre du commandant D'Aubigny et sous le gouvernement du capitaine de
vaisseau Bruat. L'amiral Dupetit-Thouars n'eut donc aucune part dans cet
acte grave contrairement aux affirmations de nombreuses publications parues
sous les auspices du gouvernement français.
Dans ses Souvenirs de la Navigation à voiles, la Marine d'autrefois, le vice-
amiral Jurien de la Gravière place l'arrestation de Pintchard après plusieurs
combats de la guerre de Tahiti ; c'est une erreur : les indigènes étaient déjà
soulevés, mais aucun combat n'avait été livré.
2. M. Bruat à l'amiral Mackau, Papeïti, 12, 13 et 21 mars 1844. Lire p. 546, aux
Pièces justificatives, cette dernière lettre.
l'archipel de la société 221
faisait quitter la colonie, qu'il partirait le lendemain sur le
Cormoran^ mais qu'il était autorisé à recevoir sa famille quand
il le voudrait, et qu'en conséquence on mettait une embar-
cation à sa disposition pour les heures qu'il fixerait, car au-
cune embarcation étrangère au bord ne serait admise ^ Prit-
chard n'adressa aucune réclamation verbale ou écrite, mais
il envoya une lettre de remerciements à M. D'Aubigny pour
les soins qu'on lui avait donnés. Sa famille, avertie à deux
reprises, ne profita pas de la permission qui lui avait été
accordée de venir le voir, et sans s'être entretenu avec
aucun de ses compatriotes, il fut transféré de la Meiirlhe à
bord du vapeur anglais le Cormoran. Le 13 mars \^lxh, à
onze heures, ce navire leva l'ancre et quitta Papeete empor-
tant avec lui George Pritchard, ex-missionnaire, ex-consul
d'Angleterre, l'homme qui depuis tant d'années tenait en
échec à Tahiti les autorités françaises-.
Le Cormoran se dirigea sur Valparaiso (Chili), où il arriva
le 28 avril. Là Pritchard prit passage sur la Vindiclive., qui
partit le l*^'" mai pour Piio-Janeiro (Brésil) et l'Angleterre.
L'ex-consul débarqua à Portsmouthle 26 juillet 18Zi/i.
Au comble de la colère, Pritchard raconta partout son ar-
restation et son expulsion. Aussitôt la Société des Missions
de Londres fit retentii: Pair de ses plaintes ; toutes les sociétés
religieuses protestantes agirent de même ; des réunions de
saints furent convoquées et des meetings eurent lieu. Le
missionnaire Pritchard y était déclaré martyr de la foi évan-
gélique ^. Pritchard martyr ! l'on croit rêver ; et cependant
ce mot fut réellement prononcé plusieurs fois dans ces as-
semblées, tant l'esprit de parti aveugle les hommes les mieux
1. Lire p. 545, aux Pièces justificatives, la lettre du gouverneur Bruat au
commandant Guillevin.
2. Le gouverneur des Établissements français de lOcéanie au ministre de
la marine et des colonies, Papeïti, 21 mars 1844.
3. Lire p. 574 et 576, aux Pièces justificatives, la lettre du comte de Jarnac,
ambassadeur de France, à M. Guizot, ministre des afTaires étrangères, et la
réponse de ce dernier.
222 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
intentionnés. Bientôt l'émotion devint générale dans tout le
pays et, sous la pression de Fopinion publique, le gouverne-
ment britannique fit comprendre à l'ambassadeur de France
qu'il attendait des réparations de la part du gouvernement
français.
Celui-ci pratiquait alors une politique d'efFacement qui
consistait surtout à éviter ou à esquiver toutes difficultés. 11
venait encore d'en donner une preuve quelques mois aupa-
ravant. Vers le commencement de l'année il avait appris que
Dupetit-Thouars avait prononcé la déchéance de la reine
Pomare IV et pris possession au nom de la France de l'ar-
chipel de la Société et dépendances ; en même temps la lettre
suppliante de la reine Pomare IV et l'annonce du méconten-
tement d'une partie de ses sujets étaient parvenues au roi
Louis-Philippe. Alors, voulant s'éviter des complications, le
gouvernement français avait décidé de désavouer Dupetit-
Thouars, et le 26 février 18/i/i, la note suivante avait paru
dans le Monileuv :
« Le Roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant pas dans les
faits rapportés des motifs suffisants pour déroger au traité
du 9 septembre 1842, a ordonné l'exécution pure et simple
de ce traité et l'établissement du protectorat français dans
l'île Taïti. »
C'était une grave faute qu'avaient ainsi commise le roi et
ses ministres, et nous verrons, dans la suite, quelles en
furent les tristes conséquences pour la France ; mais ils
n'avaient pas hésité à sacrifier son ambition à son repos tant
ils aimaient la paix. En effet pas un gouvernement n'a tenu
autant à s'éviter une guerre que celui du roi Louis-Philippe :
pour cela rien ne lui a coûté, pas même les blessures d'amour-
propre. Aussi, lorsque l'affaire Pritchard surgit, il résolut de
tout faire pour l'arranger.
Ce n'était pas facile. Les événements de Tahiti produisaient
en Angleterre une surexcitation considérable et dans la haute
société comme dans le peuple on répétait avec une insigne
l'archipel de la société 223
mauvaise foi qu'un consul britannique avait été, en plein
exercice de ses fonctions, arrêté, enfermé dans un cachot,
avec des procédés si durs que sa santé s'en était ressentie,
et qu'il avait été expulsé sans qu'on eût fourni contre lui
une accusation précise i. 11 y avait menace de rupture entre
les deux pays si la France refusait de donner des réparations -.
Or les classes populaires de cette nation révélaient par leurs
propos qu'elles étaient disposées à relever le défi, car, sui-
vant une expression célèbre de cette époque, « la France
s'ennuyait ». Mais le roi-bourgeois voulait la paix à tout prix.
Ne pouvant l'obtenir dans sa famille, il entendait l'avoir dans
son pays. 11 sut amener les ministres à partager son avis et
le gouvernement français entra en pourparlers avec le gou-
vernement anglais.
M. Guizot, ministre des affaires étrangères, par l'entre-
mise du Comte de Jarnac, ambassadeur de France, s'appliqua
d'abord à rétablir la vérité des faits et des situations. Il dé-
montra que Pritchard n'était plus consul au moment de son
arrestation, mais un simple étranger, vivant à Tahiti sous la
loi commune, et que les missionnaires anglais n'avaient pas à
se plaindre de nos établissements dans l'Océanie, où la mé-
tropole pratiquait la liberté du culte, de la prédication et de
la propagande. Ensuite le ministre des affaires étrangères
aborda le fond de la question. Il maintint que les autorités
françaises à Tahiti avaient le droit d'expulser tout étranger
qui chercherait à leur nuire ou qui troublerait l'ordre et
que celles-ci avaient eu de légitimes motifs et s'étaient trou-
vées dans la nécessité d'arrêter et d'expulser Pritchard, parce
que, du mois de février 18/i3 au mois de mars 18/iZi, celui-ci
n'avait cessé de travailler par toutes sortes d'actes et de me-
nées à entraver, troubler et détruire rétablissement français
1. Le Comte de Jarnac, ambassadeur de France, à M. Guizol, ministre des
affaires étrangères, Londres, 4 août 18i4. (Lettre déjà citée.)
2. Lire p. 577 à 582, aux Pièces justificatives, les lettres échangées à ce
sujet entre l'ambassadeur de France et le ministre des affaires étrangères.
224 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
à Tahiti, l'administration de la justice, l'exercice de l'au-
torité des agents français et leurs rapports avec les indigènes.
Mais Guizot déclara aussi que les circonstances qui avaient
précédé le renvoi de Pritchard, notamment le mode et le
lieu de son emprisonnement momentané et la proclamation
publiée à son sujet, à Papeïti, le 3 mars I8/1/1, le Gouverne-
ment du P»oi les regrettait sincèrement, et que la nécessité
ne lui en paraissait point justifiée par lés faits ; que le Gou-
vernement du Roi n'hésitait pas à exprimer au Gouvernement
de Sa Majesté Britannique, comme il l'avait fait connaître à
Tahiti même, son regret et son improbation desdites circon-
stances (Dépêche datée du 29 août i8/i/i) ^ De plus Guizot fit
savoir que le Gouvernement du Roi se montrait disposé à
accorder à Pritchard une équitable indemnité à raison des
dommages et des souffrances que ces circonstances avaient
pu lui faire éprouver ; mais que, comme l'on n'avait pas en
France les moyens d'apprécier quel devait être' le montant
de cette indemnité, et que l'on ne pouvait s'en rapporter aux
seules assertions de Pritchard lui-même, il paraissait conve-
nable au Gouvernement du Roi de proposer au Gouverne-
ment de S. M. Britannique de remettre cette appréciation
aux deux commandants des stations française et anglaise de
l'Océan Pacifique, le contre-amiral Hamelin et l'amiral Sey-
mour (Lettre datée du 2 septembre \S!ik)^. Le gouvernement
anglais donna son adhésion à cette proposition (Lettre du
6 septembre iSkfi) ^. Toutefois ce ne fut pas sans difficultés
que Guizot put obtenir l'assentiment de la Chambre des dé-
putés : le ministère n'obtint que quelques voix de majorité.
L'effet fut immense, car la masse des citoyens ne voyait
pas cette affaire de la même façon que le gouvernement. La
1. Lire p. 584, aux Pièces justificatives, la dépêche de M. Guizot à M. le
€omte de Jarnac.
2. Lire p. 586, aux Pièces justificatives, la lettre de M. Guizot au comte de
Jarnac.
3. Lire p. 587, aux Pièces justificatives, la lettre de Lord Aberdeen à Lord
Gowiev.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 225
thèse gouvernementale était la suivante : les autorités fran-
çaises à Tahiti avaient le droit de faire sortir de l'île tout
étranger qui y troublait l'ordre ou travaillait à nuire à l'Éta-
blissement français ; elles avaient eu de légitimes raisons
d'arrêter Pritchard et de l'expulser ; mais il y avait eu dans
les procédés employés à son égard certaines circonstances
regrettables. Pour Guizot, il était inadmissible que tout fût
permis ou possible même envers des hommes qui sont dans
leur tort et que des agents français ne fussent pas tenus
d'observer les bons procédés et les règles d'équité qui sont
en usage partout dans les gouvernements réguliers et moraux.
Ce ministre pensait que, pour éloigner Pritchard de Tahiti
quand on n'avait contre lui aucune de ces preuves flagrantes
qui permettent de traduire un homme devant les tribunaux
et de le faire juger, et lorsqu'on même temps on avait quant
à ses manœuvres une de ces convictions morales que les
autorités intelligentes peuvent fort bien acquérir, quoique
les preuves judiciaires leur manquent, il n'était pas néces-
saire de le tenir pendant six jours au secret en lui interdi-
sant de voir même sa femme et ses enfants, et de mettre
ordre à ses affaires ; que l'on n'avait qu'à le faire partir immé-
diatement sur un bâtiment anglais ou français qui se trouvait
dans le port ; qu'en agissant autrement on avait eu tort, et
qu'il était honorable de le dire tout haut, et d'en exprimer le
regret et l'improbation ; qu'il résultait de ces procédés spé-
ciaux, et de ceux-là seulement, la légitimité d'une indemnité
à Pritchard 1. Ce à quoi Thiers répliquait qu'il fallait traiter
d'égal à égal avec l'Angleterre : ce n'était pas nous qui devions
de désaveu, c'était l'Angleterre, car le coupable était l'ex-
consul. Et la grosse majorité de la nation française tenait le
même langage que Thiers. Le traitement qu'avait subi Prit-
chard ne lui paraissait pas de nature à justifier les conces-
sionsfaites; d'ailleurs, d'après les documents communiqués,
1. Paroles prononcées par M. Guizot à la Chambre des Députés dans la
séance du 21 janvier 1845.
15
226 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
rien ne prouvait que ce traitement eût été mauvais. Elle
disait que l'on avait renversé les choses et commentait amè-
rement la phrase suivante qu'avait écrite Lord Aberdeen :
<f Quant à M. Pritchard, comme il a reçu une autre destina-
tion i, le gouvernement de S. M. Britannique n'a pas trouvé
nécessaire d'entrer dans un examen plus approfondi de sa
conduite à Taïti. » En effet une enquête approfondie eût
prouvé que Pritchard était coupable et que l'Angleterre avait
obtenu des réparations qui ne lui étaient pas dues. La France
était dupe, elle venait de recevoir un cruel affront, voilà ce
que constatait le peuple, car elle avait blâmé celui qui méri-
tait des éloges ^ et donné de l'argent à celui qui aurait dû
être puni. La nation jugeait que sa dignité avait été abaissée.
Elle constatait que tout ce que le gouvernement anglais avait
demandé, le gouvernement français le lui avait accordé : dé-
saveu de M. d'Aubigny, indemnité pour Pritchard. D'après
Lord Aberdeen, cette dernière concession était la manifesta-
tion matérielle la plus évidente du désaveu de la France à
l'égard d'un de ses agents ; et l'on se rappelait ironiquement
les paroles suivantes de M. de Jarnac : « Lord Aberdeen
s'empresse de saisir dans sa pensée cette découverte admi-
rable qui doit sauver la paix du monde. »
L'orgueil de l'Angleterre se trouvait donc complètement
satisfait; au contraire la France était profondément humiliée.
Il est vrai qu'en revanche celle-ci gardait Tahiti, Mooréa et
les Tuamotu, tandis que la politique coloniale de l'Angleterre
échouait cette fois d'une façon absolue. Le gouvernement bri-
tannique n'avait pas su profiter à temps du dévouement de
ses agents, les missionnaires protestants, il avait dédaigné
leur offre, et quand il s'était aperçu de sa faute, il n'avait pu
la réparer même au prix d'une guerre, la France lui en ayant
ôté le prétexte par sa soumission à toutes ses volontés. Telle
1. Il avait été nommé consul aux îles Samoa.
2. Lire p. 580, aux Pièces justificatives, la lettre du ministre de la marine au
gouverneur Bruat.
l'archipel de la société 227
fut la fin de cette affaire qui faillit mettre aux prises deux
grandes nations et rendit pendant longtemps impopulaire le
gouvernement du roi Louis-Philippe.
A partir de cette époque, George Pritchard disparaît de la
scène de l'histoire. Il y joua un moment un grand rôle grâce
à un concours de circonstances exceptionnelles dont il sut ha-
bilement tirer parti. Toutefois ce ne fut pas un grand homme,
ni même un apôtre, mais simplement un homme intelligent
et ambitieux, doué d'une extrême énergie. Comme tous les
missionnaires protestants anglais il s'occupa aussi bien de
politique que de religion ; cependant il se montra plutôt
homme politique et négociant que pasteur protestant et sur-
tout missionnaire du culte de la Réforme. Il ne saurait être
comparé aux autres Révérends de Tahiti, car il n'eut jamais
leur abnégation ; il fut avant tout égoïste et dur, et la plupart
de ses actes le démontrent d'une façon éclatante : pour arriver
à ses fins, il recourut aux moyens les moins légitimes et les
plus violents. Par ses intrigues perfides, il doit être rendu
responsable du sang qui fut versé à Tahiti.
CHAPITRE VII
LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE
Insurrection des indigènes dite « guerre de Tahiti ». — Combats deTaravao et
de Mahaena ; victoires des Français. — Vainqueurs au combat de Hapape,
les Français sont obligés de battre en retraite à celui de Faa. — Pillage et
incendie par les rebelles des bâtiments de la Mission catholique à Papeete,
— Rentrée du gouverneur dans la capitale. — Arrivée à Tahiti de la nou-
velle du désaveu de Dupetit-Thouars. — Bruat fait une déznarche auprès
de Pomare IV. mais celle-ci refuse tout accommodement. — Elle part pour
les îles Sous-ïe-Vent. — Dépêche officielle du gouvernement français par
laquelle celui-ci refuse de prendre possession de l'archipel de la Société. —
La reine ne veut pas communiquer avec les autorités françaises. — Réta-
blissement du Protectorat français sur Tahiti. — Paraïta est nommé régent.
— Administration intérieure du gouverneur Bruat. — Démonstration navale
aux îles Sous-le-Vent. — Session législative à Papeete. — L'amiral anglais
Sir G. Seymour prétend que le Protectorat de la France ne s'étend que sur
les îles du Vent (Tahiti et Moorea ou Eimeo) ainsi que sur les îles Tua-
motu ; le gouverneur Bruat continue de considérer les îles Sous-le-Vent
comme relevant de la reine Pomare. — Expédition de Huahine ; les Fran-
çais sont repoussés à l'attaque de Maeva. — Investissement des lignes de
Papeete et siège de cette capitale par les révoltés. — Ceux-ci ne parvien-
nent pas à la prendre. — Combats de Papenoo et de Punavia ; les Fran-
çais sont vainqueurs. — Prise du fort de Fautahua par les Français et
capitulation des rebelles. — Soumission des insurgés du camp de Punaroo
et de l'armée de Papenoo. — Conclusion de la paix. — Entrevue à Moorea
du gouverneur français avec la reine de Tahiti ; celle-ci se remet entre ses
mains et il la rétablit dans ses droits et son autorité. — Retour de Pomare IV
à Papeete. — Correspondance diplomatique engagée entre les deux cabi-
nets anglais et français au sujet des îles Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-
Bora. Déclaration par laquelle la reine de la Grande-Bretagne et d'Irlande,
et le roi des Français, reconnaissent l'indépendance des îles Sous-le-Vent.
— Convention conclue à Papeete entre la France et la reine des îles de
la Société, pour régler l'exercice du Protectorat.
Il nous faut maintenant revenir à Tahiti et nous reporter à
la date du 13 mars 18/i/|. Quelques heures après le départ
de Pritchard la frégate la Charte parut devant cette île ame-
nant de l'archipel des Marquises la 26^"^® compagnie d'infan-
terie que le gouverneur Bruat avait fait demander. Le iliy
l'archipel de la société 229
au matin, elle mit ses troupes à terre, puis elle transporta
MM. Moerenhout et Cloux, membres du conseil du Gouver-
nement, à Eimeo, où ceux-ci firent arborer le drapeau fran-
çais. Les chefs et le peuple promirent de le défendre et de
le maintenir. La frégate revint à Tahiti le 16 mars, au soir.
La capitale était un peu plus calme depuis la rentrée du
gouverneur Bruat. Celui-ci s'était rendu à la pointe Vénus et
le missionnaire Orsmond l'y avait encore secondé. La popu-
lation et les chefs avaient reconnu son autorité, puis engagé
tous les fuyards de Papeete à rentrer chez eux ; beaucoup
avaient suivi ce conseil. Après avoir semé l'esprit de révolte,
les missionnaires protestants anglais, effrayés de leur ou-
vrage, se rapprochaient des autorités françaises. Malheureu-
sement il n'était plus temps pour enrayer le mal. La situation
restait très grave dans le reste de l'île. Les indigènes rebelles
s'étant trop avancés pour reculer, montraient de plus en
plus des dispositions guerrières. Une ancienne prêtresse
était accourue à leur camp. Elle leur reprochait l'abandon de
leurs droits et leLir promettait l'indépendance s'ils marchaient
au combat. Pour les y exciter, cette femme ranimait chez eux
de vieilles superstitions, ce dont les missionnaires anglais
étaient surpris et indignés.
Les Français continuaient donc de travailler ferme aux for-
tifications du poste de Taravao situé sur l'isthme. C'était le
capitaine d'Etat-Major Mariani qui le commandait et diri-
geait les travaux, tandis que le commandant de V Embuscade
M. Mallet se tenait sur ce bâtiment dans la rade, afin d'ap-
puyer le poste en cas de besoin. Ils annoncèrent au gouver-
neur Bruat que les fossés, le blockhaus et un abri pour les
troupes seraient terminés à la fin du mois ; déjà une partie
de celles-ci occupait le réduit. La position était très forte.
Elle présentait deux faces sur la plaine et deux autres sur un
versant rapide au pied duquel coulait un ruisseau. Le gou-
verneur Bruat avait fait construire un blockhaus près de
l'angle de la plaine où était établie une barbette pour Tartil-
230 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
lerie. Les logements et les magasins devaient être placés
sur la crête de l'escarpement. Le pays devait être assez dé-
couvert pour que du bâtiment qui était dans la rade on pût
apercevoir le fort et que les deux points pussent se soutenir
ainsi mutuellement.
Sur ces entrefaites le gouverneur Bruat reçut des nouvelles
du grand-chef Tati. Celles-ci disaient qu'il avait nommé des
juges et des agents de police et que tout le monde était ren-
tré dans le district de Papara. Le grand-chef Hitoti fit aussi
prévenir le gouverneur Bruat que tous les grands proprié-
taires du district de Thierry étaient revenus. Néanmoins les
rapports des espions évaluaient encore le nombre des révol-
tés à plus de mille et tous les mauvais sujets et les déser-
teurs qui se trouvaient dans l'île étaient allés se joindre à
eux*.
Il ne fallait donc pas compter sur la paix. On en eut bientôt
la preuve. Le 21 mars, à 1 h. 1/2 de l'après-midi, à Taravao,.
au moment où l'on allait reprendre les travaux ordinaires,
deux coups de fusil furent tirés sur le factionnaire qui gar-
dait l'entrée du fort. Ils étaient partis d'un mamelon, qui
s'élevait de l'autre côté du ravin sur lequel s'appuyait la
gorge de ce fort.
Aussitôt les Français coururent prendre leurs armes et le
capitaine Mariani envoya deux patrouilles à l'endroit d'où l'on
avait tiré. L'une était composée de voltigeurs commandés par
le sous-lieutenant Martin, l'autre de matelots de FEmbuscade^
dirigés par l'aspirant de 2^""^ classe Audran.
La première revint sans avoir rien découvert. La seconde
fut entraînée par un indigène dans une embuscade et tomba
au milieu d'une centaine de Tahitiens qui l'accueillirent à
coups de fusil. Les marins ripostèrent; mais, accablés sous
le nombre, ils furent obligés de se retirer et de regagner le
camp par des chemins impraticables et toujours sous le feu
1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de
là marine et des colonies, Papéïti, 21 mars 1844.
l'archipel de la société 231
de l'ennemi, qui les poursuivit même quelque temps. Un
quartier-maître fut tué.
Pour protéger le retour des détachements, le capitaine
Mariani avait fait embusquer un second maître et dix mate-
lots sur le mamelon d'où les Tahitiens avaient tiré. Lorsque
tout le monde fut rentré, les Tahitiens échangèrent quelques
balles avec les défenseurs de ce mamelon, et l'un de ces
derniers fut blessé. Le feu cessa et l'engagement parut ter-
miné.
Pendant ce temps tous les postes avaient été doublés. On
avait aussi rempli des gabions avec des hamacs, des mate-
las, etc., et élevé des barricades sur les points faibles du fort.
Il était cinq heures moins un quart, et tous les Français
soupaient, quand tout à coup une fusillade bien nourrie éclata
autour d'eux sur un arc de cercle qui commençait au mame-
lon et venait contourner les faces du fort et la case dite de la
Reine, où demeurait le capitaine Mariani avec la compagnie
de débarquement de V Embuscade.
Le capitaine Cugner et des voltigeurs s'enfermèrent dans
le fort ; le lieutenant RebufFat descendit du mamelon en
tiraillant, et le poste de voltigeurs composé de trente hommes
s'avança sur le bord du ravin ; à ce moment l'un d'eux fut
tué.
L'enseigne de vaisseau d'Ollieules déploya sa section entre
le fort et la case derrière les piliers de laquelle quelques
hommes s'embusquèrent et l'enseigne de vaisseau Ferré se
porta vers le corps de garde de la marine où le feu était très
vif. Le capitaine Mariani se dirigea sur ce point avec un obu-
sier de montagne. Plusieurs coups de mitraille furent en-
voyés. Les Tahitiens firent bonne contenance et visèrent les
servants de la pièce pour éteindre son feu ; aucun d'eux ne
fut atteint, mais la pièce porta de nombreuses traces de
balles.
Néanmoins les Tahitiens commencèrent à se replier en
concentrant leur feu sur les faces du fort. Alors le capitaine
232 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Mariani y envoya l'obusier ainsi qu'une partie de la compa-
gnie de débarquement.
La fusillade continua jusqu'à 7 heures, toujours très vive
de la part des Tahitiens sur deux points, le mamelon et les
broussailles. Pour la faire cesser il fallut lancer des obus et
de la mitraille. Abrités derrière le parapet, des gabions et
des fascines, les voltigeurs tiraient avec circonspection, en
ménageant leurs cartouches.
Sur ces entrefaites, le lieutenant de vaisseau de MaroUes,
second de l'Embuscade^ arriva du bord avec un convoi de
munitions et de vivres escorté seulement de douze hommes.
Quand tout le monde fut rentré, le capitaine Mariani fit
fermer l'entrée par une forte barricade et plaça deux com-
pagnies à leur poste de combat, en cas d'attaque.
Les Tahitiens insurgés se retirèrent par les broussailles et
les hauteurs du côté de la mer, en continuant à tirailler de
loin jusqu'à minuit.
Pendant la durée de l'action, la corvette VEmbascade^
sous le commandement de M, Mallet, avait envoyé du bord
dans une bonne direction des boulets et des obus.
Tel fut le combat de Taravao, le premier de la longue
guerre de Tahiti. Les Français eurent deux tués et sept bles-
sés 1. De leur côté, les Tahitiens insurgés avouèrent plus tard
cinq morts et un grand nombre de blessés.
Au premier avis donné par le commandant Mallet, le gou-
verneur Bruat partit de Papeete pour l'isthme avec des
munitions et une section de la 26^™® compagnie sur le bâti-
ment à vapeur le Phaélon. 11 contourna l'île par l'est et arriva
le lendemain de TafTaire. Piloté par M. Henry, il put passer
en dedans des récifs et Attirer quelques coups de canon sur
le camp des rebelles.
Le 23, à la pointe du jour, il appareilla de Vaituhue, mouil-
1. Rapport sur l'Affaire du 21 mars 1844, adressé au commandant de la cor-
vette l'Embuscade, par le capitaine Mâriàni, au camp de Taravâo, 22 mars 1844.
Voir p. 546, aux Pièces justificatives.
l'archipel de la société 233
lage situé près de l'isthme, et se rendit à six milles dans le
nord, à Merehu, résidence ordinaire de Tiritua, femme grand-
chef, qui était la première cause de l'attaque.
Après avoir tout fait pour ne pas causer une effusion de
sang, le gouverneur Bruat résolut de faire un exemple. Il
chargea son chef d'Etat-Major, lelieutenant de vaisseau Jules
Malmanche, d'opérer avec deux canots un débarquement.
Protégés par le feu du Phaèlon et secondés par l'enseigne
de vaisseau Brue, ils purent enlever toutes les pirogues et
■détruire les maisons qui servaient de refuge aux révoltés.
Prévenu à Taravao de son arrivée, par un indigène du
grand-chef Hitoti que le gouverneur Bruat avait à bord,
le capitaine Mariani envoya au-devant de lui, à trois milles du
camp, cinquante voltigeurs qui le conduisirent au fort avec
le renfort qu'il amenait.
Le gouverneur Bruat se rendit à bord de V Embuscade pour
donner des ordres au commandant Mallet, puis il partit du
camp à midi, avec cinquante voltigeurs et fit achever de dé-
truire les cases qui n'avaient pas été atteintes dans le district
delà femme grand-chef Teritua jusqu'à l'isthme. Après avoir
appuyé les canots chargés de cette expédition, les voltigeurs
rentrèrent la nuit.
Le 25, à k heures du matin, le Phaélon se mit en marche
en dedans des récifs et se présenta devant Mahaena, où les
insurgés s'étaient réfugiés. 11 mouilla par vingt brasses à
deux encablures et lança de distance en distance des boulets,
des obus et de la mitraille dans les retranchements ennemis
afin de donner le temps au gouverneur Bruat de les examiner.
Celui-ci constata qu'il y avait des fossés et des palissades.
C'était probablement des Européens qui avaient appris aux
rebelles à les faire. Les insurgés avaient arboré le pavillon
de Pomare. N'ayant aucune troupe avec lui, le gouverneur
Bruat ne voulut pas risquer une tentative. Il se contenta de
reconnaître la position et les travaux de l'ennemi, puis se
remit en route pour Papeete, où il arriva à h h. 1/2.
234 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
Aussitôt rentré, il écrivit au ministre de la marine et des
colonies un rapport dont je viens de citer de nombreux
passages et dans lequel se trouvait la phrase suivante : « Je
compte agir avec vigueur, car ces hommes ne sont pas ce
que l'on disait ; jusqu'ici ils ont montré beaucoup plus de
résolution qu'on ne leur en supposait, les coups de canon
ne les ont pas fait fuir^. »
Le 26 mars, le gouverneur Bruat prit un arrêté par lequel
il accordait quatre jours aux étrangers qui se trouvaient par-
mi les insurgés, pour faire leur soumission. Ceux qui seraient
pris après ce laps de temps devaient être passés par les armes.
Les personnes qui fourniraient de la poudre ou toutes autres
munitions aux indigènes ou aux étrangers non munis d'une
autorisation du Directeur de la police européenne devaient
être traduites devant un conseil de guerre et punies confor-
mément aux prescriptions de l'art. 77 du titre l*"" du livre 3^™®
du code pénal 2.
Bruat espérait ainsi enlever aux insurgés des auxiliaires
précieux et les ressources qui leur permettaient de com-
battre. Malheureusement cet arrêté ne produisit aucun effet
sur les uns et les autres.
En présence de cet insuccès, Bruat résolut alors d'aller
attaquer les insurgés dans les positions qu'eux-mêmes avaient
choisies et fortifiées, afin de leur prouver que les Français ne
les craignaient pas.
Le 13 avril au soir, le gouverneur partit sur le Phaéion,
qui prit VUranie à la remorque. Il s'arrêta à Matavai, où il
trouva la goélette Clémentine qu'il avait fait demander au
commandant Mallet. Celle-ci amenait la 2^™'' section de volti-
geurs en garnison à Taravao. Le gouverneur, ayant avec lui
ce renfort, repartit le dimanche l/i, dans la nuit. Le lundi 15,
il jeta l'ancre à Mahaena et attendit l'arrivée de la frégate.
1. Le gouverneur des Établissements français de TOcéanie au ministre de
la marine et des colonies, Papéïti, le 25 mars 1844.
2. Voir p. 551, aux Pièces justificatives, l'Arrêté dû gouverneur.
l'archipel de la société 235
Celle-ci ne put rallier que le lendemain 16. Elle vint prendre
son mouillage à 350 mètres, en face de la petite baie où le
gouverneur Bruat voulait opérer le débarquement.
Celui-ci eut lieu le 17 avril 18/i4 au point du jour. Sous la
direction du lieutenant de vaisseau Malmanche, chef d'Etat-
major, une centaine d'hommes furent jetés sur une plage
défendue naturellement par la pointe abrupte d'une mon-
tagne. La section de voltigeurs s'établit sur une hauteur;
attaquée, elle repoussa l'ennemi qui s'enfuit avec pertes.
La mer, déjà très mauvaise, le devint encore plus, et deux
embarcations furent mises à la côte. Un homme se noya et
beaucoup de cartouches furent mouillées. Enfin, grâce au
dévouement de plusieurs hommes de VUranie et de V Embus-
cade^ tout le monde fut à terre à dix heures.
Les forces françaises se composaient de 248 marins, IZiS
soldats d'infanterie et 45 artilleurs avec deux obusiers de
montagne : soit hhi hommes. Le gouverneur Bruat comman-
dait en chef.
Les Tahitiens rebelles étaient au nombre d'un millier et
possédaient trois canons. Les rebelles avaient élevé des re-
tranchements qu'ils croyaient inexpugnables. Ceux-ci consis-
taient en trois fossés de 6 à 7 pieds de profondeur, creusés
parallèlement à la mer sur une longueur de 1.800 mètres,
et défendus du feu des bâtiments par un glacis. Ils étaient
recouverts par une toiture horizontale en burao, qui ren-
dait les combattants invisibles et leur permettait d'ajuster
presque à bout portant les assaillants. La position était donc
très forte ; mais une fois tournée, la retraite des insurgés
devenait impossible.
A onze heures, le gouverneur Bruat enjoignit à M. de Bréa,
commandant des troupes, de se porter en avant.
Le combat commença par une action d'éclat : un petit chef
de Pile, allié des Français, le nommé Tavai, enleva aux yeux
des insurgés, et au milieu de leurs balles, le pavillon qu'ils
avaient planté sur la hauteur.
236 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Aux cris de vive le Roi! le gros de la colonne française
marcha sur la première redoute, engageant une vive fusil-
lade. Les marins et les soldats tournèrent cette redoute, puis
Fenlevèrent à la baïonnette. La seconde redoute fut prise
peu après de la même façon. On se battit des deux côtés avec
un tel acharnement que soixante-dix-neuf morts furent trou-
Tés dans les retranchements.
Restait la troisième redoute. 11 y eut moins de résistance.
Après une courte fusillade, ses défenseurs lâchèrent pied
et se sauvèrent dans les broussailles qui bordaient la re-
doute du côté de la rivière. Mais la frégate et les tirailleurs
continuèrent à tirer sur eux; ils subirent de nouvelles pertes
et se virent contraints de se retirer.
A quatre heures et demie, le combat était terminé. Cent
deux Tahitiens rebelles gisaient sur le sol ^ ; leurs canons
avaient été encloués, leur pavillon, pris ; une cinquantaine
de fusils et des munitions ^ restaient au pouvoir des Fran-
çais. Malheureusement cette victoire leur coûtait quinze
morts, dont deux officiers, l'enseigne de vaisseau de Nan-
souty3 et le sous-lieutenant d'artillerie Seignette, plus cin-
1. D'après des renseignements ultérieurs les révoltés auraient eu environ
300 hommes hors de combat lors de l'affaire de Mahaena.
2. Toutes les armes et les munitions des insurgés étaient de fabrique an-
glaise; toutes leurs cartouches étaient confectionnées avec des journaux an-
cilais.
3. Il fut inhumé sur l'îlot Taaupiri qui depuis porte le nom de Nansouty. (Dis-
trict de Mahaena.)
Dans son n" du 25 février 1845, le Moniteur Universel a fait un récit détaillé
<le la mort de cet officier. Voici cet article in extenso :
Max de Nansouty a succombé à l'affaire de Mahahena (Taïti). Quand il
marcha à l'ennemi, il ignorait qu'il venait d'être nommé lieutenant de vais-
seau, et deux jours avant la mort inutilement glorieuse qui l'attendait, il
s'affligeait de n'avoir pas encore complètement signalé sa bravoure. Lors-
qu'il reçut l'ordre de débarquer pour combattre la révolte des insulaires de
Tahiti, il fut au comble de ses vœux. Apercevant le drapeau bizarre de la
reine Pomaré, il sollicita de M. le commandant Bruat l'honneur de l'arracher
4e la roche escarpée qui relevait au loin. Le commandant, dans sa prudente
sagesse, jugea que l'énergique jeune homme avait mieux à faire, et, le
mettant à la tête de trois cents braves, il donna à Max de Nansouty le com-
mandement de l'assaut.
La première redoute fut enlevée avec une courageuse intrépidité; Max de
Nansouty, prenant au pas de course l'attaque de la seconde, se trouva sé-
paré de ses camarades, qui le suivaient avec une intrépide résolution. Ayant
l'archipel de la société 237
quante et un blessés, parmi lesquels les deux élèves Cou-
loudre et Debry.
Les Français bivouaquèrent au lieu du débarquement. Le
18, au matin, pendant le réembarquement, le capitaine Ni-
colaï parcourut le champ de bataille et fit ramasser les armes
et les munitions qui, la veille, avaient échappé aux recher-
ches. Il détruisit aussi cinquante pirogues et trois balei-
nières, qu'il trouva dans un étang voisin et qui pouvaient
être utiles aux révoltés.
A cinq heures, l'appareillage eut lieu, et dans la nuit les
Français rentrèrent à Papeete^.
Le gouverneur Bruat fut obligé de sévir contre plusieurs
soldats et matelots qui avaient été se joindre aux Tahitiens
insurgés lors du combat de Mahaena. Les déserteurs com-
parurent devant un conseil de guerre, qui les condamna à
mort. Un marin fut fusillé; pour les autres coupables, on de-
manda la clémence du roi.
La défaite de Mahaena ne découragea pas les insurgés.
Ils étaient braves, et de plus, les Anglais — à l'exception
des missionnaires protestants — continuaient de les exciter
et de leur fournir des armes et de la poudre. Habilement
conseillés par eux, les rebelles se rapprochèrent de Papeete
et par une série d'incursions se mirent à l'inquiéter à la fois
par l'est et par l'ouest. Ils ravagèrent les districts voisins de
le premier pénétré dans l'enceinte, il vit pour lui une mort certaine, un plan-
cher mouvant, hérissé de périls, et un gros d'insulaires qui le couchaient en
joue. Devant sa perteinévitable, le malheureux jeune hommen'eut plus qu'une
pensée, ce fut de préserver les camarades qui le suivaient de sa déplorable
destinée. Un instant lui reste, il retourne la tète, fait signe à la troupe qu'il
commandait de se coucher par terre, et faisant de nouveau face à l'ennemi,
il tombe percé de six balles. Il avait vingt-six ans ! Dans cette mort pré-
maturée, la France n'a-t-elle pas à regretter un noble espoir, et sa famille le
digne héritier d'un nom consacré déjà par la gloire et par de hautes vertus?
1. Rapport adressé au gouverneur des établissements français de l'Océanie
par M. de Bréa, chef de bataillon d'infanterie de marine, commandant les
troupes de l'expédition, Papeete, le 20 avril. — Rapport sur le combat de
Mahaena (le 17 avril 1844), adressé au ministre de la marine et des colonies
par M. Bruat, gouverneur des établissements français de l'Océanie, Papéiti,
le 22 avril 1844. Voir p. 551, 559 et 564, aux Pièces justificatives, ces deux rap-
ports et les croquis joints au dernier.
238 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
la capitale, détruisirent les cases des indigènes alliés des
Français et les propriétés de ceux-ci ainsi que celles des
étrangers qui avaient accepté leur domination. Les avant-
postes français furent attaqués et l'alarme se répandit parmi
la population de Papeete.
La situation devenait intolérable ; le gouverneur Bruat se
décida à se porter de nouveau en avant. Le 29 juin iSlik, il
réunit 405 hommes de troupes françaises, joignit à cet effec-
tif européen quelques indigènes auxiliaires, plaça cette co-
lonne expéditionnaire sous les ordres du chef de bataillon
de Bréa, se mit lui-même à la tête de tout ce monde, et
partit de Papeete contre les insurgés, qui passaient pour
être au nombre de 2.000.
Après une halte à Hapape, à 10 h. 1/2, la colonne expédi-
tionnaire conduite par M. de Bréa se remit en marche vers
deux heures en passant devant le temple et la grande case
des missionnaires anglais pour doubler la pointe de Vénus.
Au moment où Farrière-garde, formée par la 28^"^® com-
pagnie, arrivait à la hauteur du temple protestant, l'ennemi
déboucha subitement sur les derrières et par le flanc, et com-
mença l'attaque. La 28*™® compagnie soutint intrépidement le
choc qui fut fatal à l'un des missionnaires, M. Mekean, qu'une
balle des insurgés étendit mort sur son balcon ^ Le gouver-
neur Bruat fit aussitôt replier la colonne pour arrêter l'enne-
mi. Celle-ci commença un feu si bien nourri que les insur-
gés rentrèrent dans les bois. Là, dérobés à la vue des Fran-
çais par le feuillage dés goyaviers, protégés par quelques
accidents de terrain, les Tahitiens insurgés continuèrent à
tirer sur la colonne expéditionnaire qu'ils semblaient braver.
11 y avait deux heures que le combat durait lorsque le com-
mandant de Bréa fit battre la charge et la 28*"*^ compagnie se
précipita à la baïonnette sur les insurgés. Alors ceux-ci se
débandèrent ; mais tous les tirailleurs français les poursui-
1. Ce meurtre fut involontaire de leur port.
l'archipel de la société 239
virent à coups de fusil et les poussèrent jusqu'à la mon-
tagne, où déjà ils avaient dirigé leurs morts et leurs blessés.
On trouva toutefois neuf cadavres qu'ils n'avaient pas eu le
temps d'enlever. Les pertes françaises furent de trois tués
et dix-sept blessés. Les Français bivouaquèrent sur le champ
de bataille. Le lendemain, 30 juin, ils se rendirent à ^lahuna.
Mais à leur approche les insurgés quittèrent leurs cases et
prirent la fuite vers la montagne. A 1 heure de l'après-midi
les Français étaient de retour à Hapape. Le Phaélon reçut à
son bord les troupes de l'expédition et celles-ci débarquèrent
à Papeete à cinq heures du soir^.
Cette prompte rentrée était due aux nouvelles alarmantes
que le gouverneur avait reçues du commandant particulier
de Papeete. Voici ce qui s'était passé. Les insurgés du dis-
trict de Punavia avec des révoltés de l'île Eimeo avaient
menacé Papeete par l'ouest. Ils avaient tenté d'assaillir le
camp de rUranie, situé en cet endroit; mais ayant trouvé
les Français prêts à les repousser, ils s'étaient retirés sans
les attaquer. Le capitaine de corvette Bonard avait voulu
châtier les rebelles de leur audace, et dans la nuit du 29 au
30 juin 18/|/i, vers dix heures du soir, il était parti de Papeete
avec une partie de l'équipage de VUranie (150 hommes) dans
la direction de Faa, du côté opposé à celui où le gouverneiir
se trouvait alors. Le capitaine Bonard avait espéré surprendre
les insurgés durant leur premier sommeil. Mais les premiers
rangs des Français étaient à peine arrivés près du ruisseau
qu'il s'était fait une grande rumeur dans le camp des rebelles
et Pavant-garde française avait été reçue par une vive fusil-
lade partant de l'enclos. Les marins français l'avaient enlevé
à la baïonnette et les insurgés s'étaient dispersés. Gomme il
1. Rapport sur le combat de Hapapé adressé à M. le gouverneur des éta-
blissements français de l'Océanie, par M. le chef de bataillon de Bréa, com-
mandant les troupes expéditionnaires, Papéïti, 2 juillet 1844. — Rapportadressé
au ministre de la marine par M. Bruat, gouverneur des établissements fran-
çais de l'Océanie. Papeïti, le 8 juillet 1844. Voir p. 568 et 571, aux Pièces jus-
tificatives, ces deux rapports.
240 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
aurait été très dangereux d'aller les chercher la nuit dans
les broussailles, les Français s'étaient remis en marche sur
Faa, emportant leurs blessés et leurs armes, l'arrière-garde
s'arrétant de temps à autre pour contenir l'ennemi dans le
cas où il eût eu l'intention de se reformer et d'attaquer.
L'affaire près de Faa avait coûté aux Français cinq morts et
neuf blessés. Les pertes des insurgés avaient été évaluées
à trois cents hommes ^.
C'était en somme un insuccès, et craignant de voir l'en-
nemi en profiter, le commandant d'Aubigny avait écrit au
gouverneur de revenir en toute hâte. Voyant Papeete dégar-
nie de troupes, les indigènes paisibles et les étrangers euro-
péens avaient été pris de panique. Les indigènes s'étaient
retirés sur l'îlot Motu-Uta, au milieu de la rade et les Euro-
péens avaient fait transporter leurs effets et des marchan-
dises à bord des navires. Les habitants s'attendaient à être
massacrés d'un moment à l'autre. Ce jour-là 30 juin, les
insurgés mirent le feu à la Mission catholique, pour ven-
ger la mort du missionnaire protestant qui venait d'être tué
accidentellement. L'incendie commença vers quatre heures
du soir et dura jusqu'au matin. La chapelle et le reste furent
brûlés le jour suivant. Les vases et les linges sacrés, les
livres du Père Caret, ses manuscrits, ses travaux sur la
langue de Tahiti et des Marquises, tout fut pillé et livré aux
flammes 2.
Avec sa fermeté habituelle, le gouverneur s'occupa d'abord
de rassurer la population; ensuite il prit ses dispositions
pour repousser l'ennemi dans le cas où celui-ci ferait un
retour offensif. Mais les craintes des Français étaient mo-
mentanément superflues : les insurgés avaient été tellement
1. Rapport sur le combat de Faâa, adressé à M. le commandant particu-
lier de Taïti, par M. Bonard, capitaine de corvette, commandant de TUranie,
1" juillet 1844. Voir p. 566, aux Pièces justificatives.
2. Lettre du P. François d'Assise Caret, Prêtre de la Société de Picpus et
Préfet apostolique de l'Océanie orientale, à Mgr l'Archevêque de Calcédoine,
supérieur de la même Société. Mission de Notre-Dame-de-Foi, à Tahiti, le
7 juillet 1844. Annales de la Propagation de la Foi, t. XVII, p. 1.58, 159 et 160.
l'archipel de la société 241
stupéfaits des deux défaites précédentes que leur hardiesse
était encore une fois tombée et qu'ils ne songeaient pas à
renouveler leur tentative sur la capitale.
Quelques jours s'écoulèrent, et, l'ennemi ne se représen-
tant pas, la population de Papeete redevint calme. Les Fran-
çais, le premier moment d'émotion passé, avaient repris
confiance dans leurs forces. Ils étaient d'ailleurs pleins d'es-
poir dans l'appui delà métropole, persuadés que des renforts
importants allaient arriver et que ceux-ci leur permettraient
de terminer promptement la guerre. Tel était leur état d'âme
lorsque le 12 juillet une frégate anglaise, le Carys ford^ieta.
l'ancre à Papeete, apportant entre autres nouvelles celle que
le gouvernement du roi Louis-Philippe avait désavoué les
derniers actes de Dupetit-Thouars et refusé de ratifier la
prise de possession de Tahiti. Cette nouvelle produisit un
effet désastreux sur le moral des Français ; ils perdirent cou-
rage et s'écrièrent : «Voilà donc le fruit d'héroïques efforts !
Voilà ce que nous a valu le sang dont cent dix-sept de nos
soldats ont arrosé cette terre M » Il faut avouer qu'il y avait
en effet réellement de quoi décourager les gens les plus
résolus. L'acte du roi Louis-Philippe et de ses ministres
était d'une maladresse extrême, car il n'arrangeait rien, et
bien plus, il ne faisait que créer de nouvelles difficultés. Le
gouvernement français avait considéré que la prise de pos-
session de Tahiti serait une charge plus onéreuse qu'avan-
tageuse pour la France; il s'était dit que Dupetit-Thouars,
après avoir légitimement et largement profité des fautes de
la reine Pomare, s'était ensuite laissé entraîner par son zèle
patriotique à abuser de ce qu'elle n'avait ni armées ni canons
pour lui prendre, sans motifs suffisants, ses Etats hérédi-
taires. Mais, puisque la chose était faite, il fallait tout de
même la ratifier, car autrement on jetait le discrédit sur les
représentants de la France, et, chose plus sérieuse, l'on en-
1. D'après une lettre écrite à Papeete, le 14 juillet 1844, et publiée à Paris,
le mardi 31 décembre de la même année, par le journal le Constitutionnel.
16
242 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
courageait la rébellion, ce qui amenait une foule de com-
plications : en un mot, il fallait imiter le gouverneur Bruat,
qui, tout en désapprouvant l'arrestation de Pritchard, avait
cru cependant devoir l'accepter et la maintenir, afin de ne
pas aggraver la position des Français et de leurs partisans.
C'est ce que malheureusement n'avaient pas compris le roi
Louis-Philippe et ses ministres, et ceci nous démontre une
fois encore qu'on ne devrait jamais confier l'administration
de pays lointains à des hommes qui ne les connaissent pas
et par suite sont incapables de comprendre les caractères
intellectuels de leurs habitants. Pour ces derniers, la moindre
concession politique est une preuve de faiblesse ; ils n'ont
aucune idée de ce que l'âme aryenne nomme la générosité :
pour eux, celle-ci signifie la peur. Et c'est ce dont les Fran-
çais qui se trouvaient alors à Tahiti se rendirent parfai-
tement compte : ils prévirent les fâcheuses conséquences
qu'allait engendrer le désaveu de la prise de possession des
États de la reine Pomare, c'est-à-dire une guerre longue et
coûteuse. Aussi, dans leur juste colère, officiers, fonction-
naires, soldats, marins et colons ne cachèrent-ils pas leur
mépris pour les hommes « qui gouvernaient de loin les colo-
nies )). Pendant quelques jours, à Papeete, le désaveu de
Dupetit-Thouars fut le sujet de toutes les conversations des
Français et ceux-ci ne manquèrent pas de flétrir énergique-
ment la conduite de leur roi et de ses ministres. En revanche,
les Anglais s'empressèrent, avec leur tact habituel, de témoi-
gner publiquement leur satisfaction, en manifestant partout
dans la capitale une joie insolente.
Quoique la nouvelle ne fiit pas officielle, le gouverneur
Bruat fît une démarche auprès de Pomare IV en lui rendant
la qualité de reine, supprimée depuis le 6 novembre iSliS.
Mais, comme il fallait s'y attendre, cette démarche exalta
l'orgueil de l'ex-souveraine et celle-ci refusa avec hauteur
tout accommodement : elle répondit qu'elle ne voulait point
du Protectorat de la France, et que le gouverneur n'était
l'archipel de la société 243
plus pour elle que le commodore Bruat, commandant la fré-
gate l'Uranie ; qu'elle allait prévenir les insurgés de cesser
de combattre, car, avant trois mois, les puissances euro-
péennes l'auraîent rétablie dans ses droits, sans avoir besoin
pour cela de recourir aux armes.
En effet, dans une lettre datée du 12 juillet, elle recom-
manda au peuple de Tahiti de ne faire aucun mal aux Fran-
çais en attendant que des nouvelles de France fussent arri-
vées, et jusqu'à son retour, car elle s'en allait à bord d'un
navire anglais à Bora-Bora pour y faire ses couches.
Pomare IV devait toujours rester à Papeete, le gouverneur
Bruat ayant signifié au commandant du ketch anglais que le
gouvernement français considérerait comme un acte d'hos-
tilité le débarquement de l'ex-reine sur un point quelconque
des lies de la Société; mais la nouvelle que le roi Louis-Phi-
lippe avait refusé de ratifier la déchéance de Pomare IV
amena Bruat à laisser librement partir celle-ci pour l'île
Bora-Bora ^
1. A cette époque, un journaliste de Papeete publiait sur cette souveraine
les lignes suivantes :
« Pomare, cette reine dont on a tant parlé en France, est assez haute de
stature pour une femme, mais elle est fort grosse et massive; de très beaux
yeux cependant la relèvent. Elle a eu beaucoup d'enfants, sept, je crois;
quatre seulement existent, trois garçons et une fille. Elle habitait une grande
et belle case, occupée aujourd'hui par le gouverneur. Cette case est dans
une jolie position, au milieu et en arrière du village de Papeïti. Mais, toutes
les fois qu'elle le pouvait, elle courait dans une grande case non fermée,
assise sur un monceau de pierres et située à l'O. de la baie, au bord de la
mer. C'était le lieu de ses plaisirs, de ses Houpas-Houpas.
« La première fois que j'ai vu Pomare, je ne me serais pas douté qu'elle
fût la reine de ces lieux. Elle était vêtue absolument de la même manière
et des mêmes étoffes de coton que les Taïliennes les plus vulgaires. Ses
jambes, ses pieds étaient nus. Dans ce pays, rien ne distinguait le chef
souverain de ses sujets. Pomare avait donc conservé le goût de la liberté
en tout, partout et pour tout. Vêtue d'une simple chemise, elle allait avec
les autres femmes à bord des navires baleiniers qui mouillaient à Papeïti,
et, toute la journée, elle se baignait sans distinction avec elles. On la recon-
naissait pourtant à une suite nombreuse de princesses, de dames d'honneur
et de courtisanes qui l'accompagnent toujours.
« Quelques Anglais, à la tête desquels était M. Pritchard, missionnaire et
agent consulaire de la Grande-Bretagne, choqués de cette manière d'être de
la reine, et voulant la dominer, tentèrent près d'elle tous les moyens qui
pouvaient les conduire à leur but, et surtout l'intimidation; ils réussirent.
Dès ce moment, ils la comblèrent de présents; mais ils lui imposèrent l'obli-
244 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le samedi 3 août ISlik, un brick sarde, VEridano, mouilla
en rade de Papeete. 11 apportait à Bruat une dépêche offi-
cielle du gouvernement français, une lettre autographe de
Louis-Philippe à Pomare IV et des présents de ce roi pour
la reine. La dépêche disait au gouverneur Bruat que, Sa
Majesté n'ayant pas trouvé suffisants les motifs qui avaient
déterminé l'amiral Dupetit-Thouars à transformer le Pro-
tectorat des îles de la Société en une prise de possession,
celle-ci devait être considérée comme non avenue.
Quoique profondément attristé de la décision du roi et de
ses ministres, le gouverneur se conforma à leurs instruc-
tions. Pomare IV se trouvait alors dans l'île Raiatea-Tahaa.
Le Phaéloii y fut envoyé avec le lieutenant de vaisseau Mais-
sin, accompagné du missionnaire Orsmond, pour appuyer
sa démarche auprès de la reine et tâcher de la décider à
revenir à Tahiti. Mais à l'approche de ce navire, Pomare IV
abandonna sa résidence pour aller se cacher dans une vallée
de l'île. M, Maissin essaya vainement de parvenir jusqu'à
la souveraine; il lui écrivit trois lettres et n'obtint aucune
réponse. L'éloignementet le silence de Pomare IV laissaient
deviner quelles étaient ses intentions : ne pas écouter les
paroles des Français, quelles qu'elles fussent. Après toutes
ces tentatives, il ne pouvait rester le moindre doute sur la
résolution irrévocable qu'avait prise la reine de ne commu-
niquer en aucune manière avec les autorités françaises. Le
Phaéton quitta donc Raiatea le 30 août et rentra à Papeete
le 3 septembre.
gation d'agir en reine européenne, voulurent qu'elle s'habillât à l'anglaise,
qu'elle mît des bas et des souliers, que l'accès de la case royale fût rendu
difficile, que ses sujets ne l'abordassent qu'avec humilité, et loi'squ'ils se
retiraient d'auprès d'elle, qu'ils marchassent à reculons.
« Pomare n'osait pas se révolter, contre les exigences de ses dominateurs,
et elle souffrait horriblement de cette contrainte. Pour se soustraire à eux,
elle employait toutes les ruses. On l'a vue, à bord des navires où elle se
présentait en reine, demander la permission d'ôter ses bas et ses souliers.
Un restaurateur français, nommé Bremond, établi ici depuis 10 ans, recevait
fréquemment ses visites. Pour arriver chez lui sans être aperçue, elle tra-
versait un large ruisseau bourbeux, et elle entrait par une porte de derrière.
Chaque fois qu'elle était surprise, elle était sévèrement gourmandée. »
l'archipel de la société 245
Voilà quel était le résultat de la politique de sentiment du
roi Louis-Philippe et de ses ministres : la reine Pomare re-
poussait hautainement leurs avances et le gouverneur Bruat
ne pouvait la châtier de son insolence, puisqu'il était chargé
au contraire de la rétablir sur le trône; en somme la dignité
de la France se trouvait abaissée.
La position du gouverneur était fort embarrassante; il ne
savait que faire pour sortir de cette situation qui paraissait
sans issue. Lié par les ordres qu'il avait reçus, il n'osait
proclamer une seconde fois la déchéance de Pomare IV, ce
qui pourtant paraissait être la seule solution compatible avec
la puissance de la France, et néanmoins il était obligé de
terminer cette affaire. Après bien des hésitations, qu'explique
son orgueil patriotique blessé, le gouverneur résolut de
tenter une dernière démarche pour engager la reine à re-
prendre possession de sa souveraineté sous la protection du
gouvernement français.
Le Phaélon partit le 29 décembre, ayant à son bord le capi-
taine de corvette Hanet De Cléry, l'enseigne de vaisseau De
Carpegna et l'interprète du gouvernement Darling. Le navire
arriva à Raiatea-Tahaa le lendemain 30, au matin. Mais cette
nouvelle démarche ne fut pas plus heureuse que la précé-
dente. La reine ne répondit rien à une première lettre en-
voyée par le capitaine De Cléry ; celui-ci en expédia une
seconde accompagnée d'un pli de l'amiral Hamelin; le mes-
sager revint et rendit compte ainsi qu'il suit de sa commis-
sion : « Pomare a lu les lettres que je lui ai portées, et elle
m'a dit ensuite qu'elle ne viendrait pas à Tahiti, et qu'elle
n'écouterait les propositions de l'amiral français qu'en pré-
sence de l'amiral anglais. » Le capitaine De Cléry comprit
qu'il ne convenait plus d'insister; il quitta Raiatea et retourna
à Tahiti.
Alors le gouverneur Bruat envoya dans cette île plusieurs
courriers porteurs d'une missive par laquelle il engageait
les chefs à venir à Papeete pour aviser aux moyens d'admi-
2i6 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
nistrer le pays sans le secours de Pomare IV et pour assister
en même temps à la réinstallation du pavillon du Protec-
torat, qui devait avoir lieu prochainement. Cette convocation
fut accueillie avec empressement par un grand nombre de
chefs et ceux-ci se rendirent dans la capitale.
Le 7 janvier 18/i5, à 6 heures du matin, le gouverneur
Bruat passa les troupes en revue; à 8 heures le pavillon fran-
çais fut hissé sur les établissements, les forts, les navires, etc. ,
et salué de vingt et un coups de canon ; à 10 heures il y
eut des courses, puis un long défilé d'indigènes des deux
sexes en costumes de fête; à 11 h. 1/2 les chefs se réunirent
au palais du gouvernement afin de trouver une solution à la
situation que créait l'attitude de Pomare IV.
Le gouverneur Bruat était présent à cette séance. Parmi
les grands-chefs on remarquait : Tati, chef de Papara; Hitoti,
chef et grand-juge; Paraita, chef de Papeete; Pee, chef de
Taiarapu; Arato, chef de Papenoo; Mare, orateur du Roi.
Ceux-ci furent mis au courant des tentatives infructueuses
faites par le gouverneur pour décider la reine à reprendre
possession de sa souveraineté sous la protection de la France.
La situation qui en résultait fut exposée et examinée. La pro-
position du choix d'un nouveau roi n'ayant pas paru plaire
aux chefs, on leur offrit la nomination d'un régent. Ils l'a-
gréèrent et nommèrent Paraita. Alors Mare donna lecture
d'un document par lequel les grands -chefs et six grands-
juges demandaient que Paraita, qui avait déjà rempli les fonc-
tions de régent, fût installé de nouveau dans cette dignité.
Le gouverneur Bruat, commissaire du Roi, déclara que le
Protectorat était définitivement rétabli, et qu'il acceptait Pa-
raita pour régent.
A midi, le pavillon du Protectorat fut arboré en haut du
mât placé au palais du gouvernement, devant la demeure du
régent, au grand mât des navires et salué de vingt et un
coups de canon. Après quoi, il y eut des réjouissances,
banquet, chants indigènes et divers jeux qui remplirent le
l'archipel de la société 247
reste de la journée ; à huit heures un feu d'artifice fut tiré,
€t la soirée se termina par un bal présidé par Madame Bruat.
Le gouverneur espérait peut-être que la nomination d'un
régent ramènerait la reine à de meilleures dispositions; mais
Pomare IV resta inébranlable dans sa détermination de ne
pas accepter la protection de la P>ance. Toutefois la trêve
tacite existant entre les rebelles et les Français continua de
durer. Le gouverneur profita de ce répit pour se consacrer
entièrement à l'administration intérieure de Tîle. C'est à
cette époque que fut commencée la construction de plu-
sieurs édifices utiles : on bâtit des casernes, un hôpital,
quelques magasins, etc. Tous ces travaux ne s'accomplirent
pas, il est vrai, sans difficultés, car outre que les maté-
riaux étaient rares, la main-d'œuvre indigène manquait ; il
fallut recourir aux soldats pour avoir des ouvriers et des
maçons ; enfin, grâce à leur dévouement, on parvint à élever
des bâtiments si solides que la plupart sont encore debout
aujourd'hui.
Cependant la reine Pomare ne s'était pas bornée à réfuser
de traiter avec les Français et de recevoir la lettre et les pré-
sents du roi Louis-Philippe : elle avait commis en même
temps un acte d'hostilité envers la France, en appelant près
d'elle, à Raiatea, les principaux chefs des îles Sous-le-Vent,
accompagnés d'hommes armés ; elle avait aussi écrit aux
■chefs de Tahiti assemblés dans les camps de Punavia et de
Papenoo pour les engager à rester armés et à ne pas se dis-
perser ; enfin l'île Raiatea avait été le théâtre de violences
commises contre les naturels qui avaient accepté le pavillon
du Protectorat, et quelques habitants de cette île, sous les
ordres de Terii-Taria, étaient allés à l'île Huahine dansle but
de renverser celui qui y avait été arboré. Le gouvernement
du Protectorat ne pouvait tolérer pendant plus longtemps de
pareilles provocations sans y répondre : le 15 avril 18Zi5, à
Papeete, le gouverneur Bruat, avec l'avis et l'approbation du
248 HISTOIRE DE La POLYNÉSIE ORIENTALE
conseil du gouvernement, rendit un décret par lequel il dé-
clarait, pour les motifs énoncés plus haut, l'île Raiatea en
état de blocus.
Le Phaéion j fut envoyé et se mit à croiser devant les
côtes. Le 2Zi avril, la Charte fit voile de Papeete pour les
îles Sous-le-Vent. Cette frégate promena le pavillon tricolore
devant les îles Huahine, Raiatea et Bora-Bora, où elle jeta
l'ancre le 26, au soir. Le commandant de la Charte ayant fait
mettre une embarcation à la mer pour communiquer avec le
Phaéion, les kanaques crurent que les Français voulaient
débarquer, et, pour protester, exécutèrent une décharge d'ar-
mes à feu, puis s'enfuirent précipitamment dans l'intérieur
de l'île. L'embarcation revint à bord et la Charte continua
sa route. En somme, cette croisière fut une simple démons-
tration navale, en attendant un acte plus sérieux.
Le gouverneur Bruat continuait de s'occuper d'administra-
tion intérieure. En mai 18/i5, une assemblée de chefs et de
juges des îles Tahiti et Moorea (Eimeo) tint à Papeete une
session législative, afin de réformer ou de changer les lois
dont l'esprit et les dispositions étaient en désaccord avec
le nouveau gouvernement, c'est-à-dire avec le Protectorat
français. Ces lois locales, ayant été instituées à Tahiti, en
1842, sous l'inspiration et avec la participation des mission-
naires protestants anglais, ne pouvaient plus subsister ainsi
sous le régime des autorités françaises; on les modifia donc^
ou l'on en créa d'autres quand il fut impossible de les arran-
ger.
La dernière séance de cette session eut lieu le 8 mai. Le
gouverneur Bruat et le régent Paraita étaient présents. Les
chefs leur demandèrent de les congédier d'après les anciennes
coutumes, c'est-à-dire en les confirmant dans l'autorité dont
ils étaient investis et en leur remettant la paix.
Taamu fut chargé d'adresser le discours d'adieu aux chefs
et juges.
Après avoir remis le pouvoir et la paix à tous les chefs de
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE 249
Moorea et de la grande presqu'île de Tahiti, il dit à ceux de
Taiarapu :
(( Vous du Te-ava-taï, vous le reste du gouvernement de l'un de nos
anciens rois, de Veiatua et de son descendant Temataiapo, reprenez
votre autorité et acceptez la paix que je vous offre ; prenez-la et offrez-
la au peuple, qui l'acceptera avec d'autant plus de plaisir, que vous
lui parlerez au nom de ceux qui l'ont si longtemps gouverné. »
Arahu, de Moorea, et Pehuehue, de Taiarapu, exprimèrent leur sa-
tisfaction de voir, après tant d'années d'oubli, restaurer le nom des
anciens rois de Taiarapu, le nom de Veiatua.
Tati s'avança au milieu de l'assemblée et prononça ces paroles :
« Louis-Philippe, Bruat, et vous, notre régent, bien ! très bien ! Ce que
vous venez de faire est un acte de justice qui sera senti de tous ! Depuis
longtemps le peuple de Taiarapu, écrasé par une famille qui abusait
du droit de conquête, et qui voulait effacer jusqu'au souvenir de ses
anciens rivaux, n'osait plus prononcer le nom de ses rois ; on n'en-
tendait plus dans les assemblées, que les noms de Te-arii-na-vaha-roa
(le roi à la grande bouche) et de Tetua-nui-haa-maru-rai (le grand dieu
de la voûte céleste), qui étaient ceux de nos vainqueurs '. Aujourd'hui,
celui de Veiatua, l'ancien roi de la péninsule, celui de Te-mata-iapo,
dont moi, Pehuehue, Tavini et d'autres sommes les descendants, vien-
nent d'être proclamés de nouveau ! A ces noms, il me semble voir nos
ancêtres se relever de leurs tombeaux pour s'unir à nous et entrer
sous le gouvernement de Louis-Philippe, qui vient de rétablir les
droits de leur famille !
1. Un officier français, M. Ribourt, a laissé quelques renseignements sur les
anciens noms royaux des Pomare ; les voici :
« Les membres de la famille des Pomare, chefs principaux autrefois de
plusieurs districts, portaient alors des noms qui sont restés ceux des chefs
encore aujourd'hui ; mais qui, cependant, sont toujours plus particulière-
ment réservés à la reine, quand elle se trouve sur les lieux; ces noms, que
l'on peut appeler royaux, sont : dans le Porionuu (Pai^e et Arue), Tunieaaite
tua.
A Mahina, Tiipa ;
A Haururu, Te Tupuai o te rai ou Teriivanaa i te rai;
A Faaa, Teriivaeatua;
Dans le Manotahi en Teoropaa, Tetuanuie maruai te rai;
Dans le Manorua en Teoropaa, Tevahi tuai Patea;
A Papara, Teriirere i tooa o te rai;
A Papeari, Teariinui o Taïti.
Dans la presqu'île :
« A Vairao, Teahahuiri fenua;
A Mataoae et à Teahupoo, Teriinarahaoroa ;
250 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
« Bien ! très bien ! Vous les anciennes familles de ces îles, réjouissez-
vous et unissez-vous à moi pour rendre grâce à Louis-Philippe, qui
nous rend à la fois nos noms, nos familles et nos droits ! »
D'autres indigènes parlèrent encore sur ce sujet. L'un d'eux, un
vieillard nommé Anani, ancien haerepo (promeneur de nuit), prononça
un discours qui par son genre d'éloquence rappelait l'ancien langage
de Tahiti, déjà presque perdu à cette époque.
Voici comment cet orateur s'exprima :
« Oui, te haere e amuite hiiehue, à présent je puis manger le
huehue ^ ; car je puis mourir, j'ai enteadu de nouveau le nom de nos
rois ! J'ai vu se relever cet ancien pilier qui pendant si longtemps, fut
le plus ferme appui de cette terre. Tour à tour je les ai a^us mourir,
nos rois, et ils étaient en terre sous le poids de trois générations de
Jeurs vainqueurs !
« Depuis longtemps ce nom était pour moi comme le erura moe-
tiin ^, l'oiseau qui dort toujours au loin sur les vagues ; eïta e pania
tearii^ eita vaiie iae mai, epohe a 'u, si mon roi n'avait été réta-
« A Faahiti et à Tautira, Tetuanuihaamarurai.
« Les districts dont les noms ne figurent pas ici, sont ceux qui étaient indé-
pendants autrefois de la famille des Pomare. » (État de l'île Taïti pendant les
années 1847, 1848, par M. Ribourt, capitaine d'état-major. Revue coloniale,
année 1850).
Un autre officier français, M. de Bovis, a donné sur les anciens noms royaux
des chefs tahitiens les explications suivantes :
« Le nom royal des Pomare fut au début de leur puissance : « Te tau nui
eaae i te Atua. »
« Traduisez
« Oui stat ingens nitens ad Deum. »
M. de Bovis se borne d'abord à fournir ce seul renseignement; mais plus
loin, à la fin de son ouvrage, il dit ceci, en parlant des principaux chefs de
l'archipel de Tahiti :
« Tous ces chefs avaient des noms qui impliquaient leur souveraineté, et qui
ne changeaient jamais avec les personnes. Tels sont les noms de Teriimae-
varua (le prince deux fois béni), de Mai (douleur), Tefaaora (guérisseur), pour
Borabora et Tahaa. Pour Raiatea ; Tamatoa (race d'arbres de fer), Teriinui-
hohonumahana (le grand roi haut comme le soleil). Pour Huahine : Teriilaria
(le roi oreille, ou le roi à l'ouïe fine), et Tehururahi (le grand caractère ou la
grande figure). Pour Taiarapu : Vehiatua (idole divine). Pour le Porionuu, dis-
trict patronymique des Pomare: Teluanuieaaitealua, exi>ression que nous
avons déjà citée. Enfin plusieurs autres, dont il nous serait impossible de
traduire quelques-uns, parce que les indigènes eux-mêmes n'en savent plus
la signification, et qui, du reste, sont sans importance. « (État de la Société
tahitienne à l'arrivée des Européens, par M. de Bovis, lieutenant de vaisseau.
Revue coloniale, année 1855.)
1. Le huehue est un poisson empoisonné.
2. Le erura nioetua était un oiseau qui, après avoir quitté la terre, était sup-
posé ne plus y revenir. Il dormait sur l'eau.
3. Pania. C'était une cérémonie pour rétablir un roi vaincu dans son gou-
vernement. On rappelait alors le peuple qui s'était sauvé dans la montagne.
l'archipel de la société 251
M\, je ne serais pas descendu des montagnes, je serais mort en exilé.
Tei einei faciori te ruina * , à présent, préparons la fête. Faanoho te
arii te pu o te hau, le roi est rétabli dans son gouvernement, orero te
arii te a i ho, il a repris le commandement, upoo faataa ^, envoyez les
danseuses. Arai te rau ava^ te arau roa, que son gouvernement
s'étende au loin, a tu fa te hau mate atea, et que la paix s'étende par-
tout autour de lui. »
Anani continua ainsi son discours plein de figures étranges et de
teautés oratoires propres à l'ancien langage tahitien que quelques
liommes instruits et des vieillards connaissaient encore. 11 termina en
remerciant Louis-Philippe, le gouverneur et le régent d'avoir rétabli
les titres de l'antique famille des Veiatua.
Hitoti demanda ensuite que de nouveaux messagers fussent envoyés
aux chefs insurgés, pour les engager à se soumettre.
Mamoe et Tairapa parlèrent contre cette proposition. Celui-ci, sur-
tout, déclara qu'il était fatigué de l'obstination des insurgés, et qu'à
moins d'un ordre du gouverneur, il ne ferait plus de démarches près
des gens de Moorea qui étaient aux camps.
A cette occasion, le vieux chef de Taiarapu, Anani, reprit la parole
•en ces termes :
« ïati, Hitoti, Paraita, c'est vous qui avez planté cet arbre (le gou-
vernement du Protectorat) : aujourd'hui il prospère. Moi-même je l'ai
TU croître et s'étendre, et je suis descendu des montagnes pour l'arro-
ser et lui donner quelques soins à mon tour. Grand et beau comme il
est aujourd'hui, on le voit de tous les points de Moorea et de Tahiti.
Ainsi, croyez-moi, n'envoyez pas de messagers à ceux qui font sem-
l)lant de ne pas le voir, car ils ne tarderont pas à vous demander de
les laisser se mettre à l'abri de ses branches, pour jouir de son ombre
rafraîchissante. » (Cette proposition n'eut pas de suite.)
Le gouverneur Bruat, adressa alors à l'assemblée, par l'organe de
Mare, orateur officiel, les paroles suivantes:
« C'est avec plaisir que je ferai connaître à S. M. le roi Louis-Phi-
lippe les sentiments que vous avez exprimés pendant ces assemblées,
l'attachement et le respect que vous avez montrés pour sa personne.
Je suis persuadé que ces sentiments vous serviront toujours de guides.
1. C'était une hiua, une fête avec danses, à l'occasion de la paix.
2. Upoo faataa. C'était une hupa-hupa (bacchanale) pour féliciter le roi à
l'occasion de la paix.
3. Le arai le rau aua était l'emblème d'un état, d'un gouvernement. On
•disait arai te rau ava no Pomare, le gouvernement de Pomare. Quand on
ajoutait le le arau roa, cela signiflait qu'il commandait à d'autres états, à
d'autres gouvernements.
252 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
«Je suis heureux de voir que d'accord en cela avec le régent etavecmoi,
vous avez adouci les lois et que vous les avez modifiées dans le but
de rendre le peuple plus heureux et d'accorder aux chefs tout le pou-
voir que les usages du pays leur confèrent.
« Le dernier vœu que j'aie à former, c'est de voir ceux qui sont
encore égarés ouvrir les yeux, reconnaître la justice du gouvernement
et revenir à lui ^ »
Il y eut encore d'autres sessions législatives. Finalement
une assemblée de chefs et de juges indigènes se réunit, le
31 juillet, en présence du conseil du gouvernement présidé
par le gouverneur Bruat, ayant pour interprète Mare, ora-
teur officiel. L'assemblée de chefs et cle juges entendit la
lecture des lois votées par l'Assemblée législative et adopta
les lois qui avaient été révisées et définitivement sanction-
nées, promulguées et publiées à Tahiti par le gouverneur
Bruat.
Le 12 août, l'amiral Sir G. Seymour arriva à Tahiti. II y
venait régler avec le contre-amiral Hamelin le montant de
l'indemnité que le gouvernement du roi Louis-Philippe était
disposé à accorder à Pritchard. Mais les deux commandants
des stations anglaise et française de l'Océan Pacifique ne
parvinrent pas à s'entendre sur le chiftre de la somme à ver-
ser; celle qui fut proposée n'ayant pas été jugée suffisante par
l'amiral anglais, Pritchard fut prié de fournir de nouveaux
renseignements et finalement cette affaire n'eut pas de solu-
tion 2.
Alors surgit un incident extrêmement grave pour la puis-
sance de la France dans ces parages. Sir G. Seymour pré-
tendit que le Protectorat français ne s'étendait que sur les
îles du Vent (Tahiti et Moorea ou Eimeo) ainsi que sur les
îles Tuamotu, parce que les îles Sous-le-Vent ne relevant
pas de la reine Pomare n'avaient pu être comprises dans le
1. D'après les Annales maritimes, t. XCVII, 1846, v. 3, p. 345, 346, 347 et 348.
Compte rendu extrait du journal VOcéanie française, n" du l"juin 1845.
2. Le cabinet britannique avait nommé Pritchard consul aux îles Samoa. Il
y vécut obscurément et mourut près de Brighton (Angleterre) en 1883.
l'archipel de la société 253
traité signé entre cette reine et la France en 18/i2. C'était
aussi ce que soutenaient les indigènes de ces îles, habile-
ment conseillés par leurs pasteurs protestants anglais. Mais
cela n'était pas tout à fait exact. Autrefois les îles Sous-
le-Vent se reconnaissaient vassales de Tahiti qui, par son
étendue et le nombre de ses habitants, se trouvait être la
plus importante de toutes les îles de l'archipel de la Société,
Sans doute, cette vassalité était plus nominale que réelle,
mais elle n'en avait pas moins existé au point de vue poli-
tique, la suprématie religieuse appartenant à Raiatea. En
maintes circonstances, les rois et les reines des îles Huahine,
Raialea-Tahaa et Bora-Bora avaient fourni un contingent
armé à la famille régnante de Tahiti et lui avaient rendu des
hoQiieurs particuliers. Enfin Pomare II avait durant quelque
temps exercé une suzeraineté suprême et indiscutée sur les
autres rois de Tarchipel. Ses successeurs Pomare III et
Pomare IV n'avaient pas, il est vrai, possédé la même puis-
sance, mais ils avaient continué à jouir des mêmes hommages
jusqu'aux dernières années qui avaient précédé l'établisse-
ment du Protectorat français, époque à laquelle les îles du
groupe nord-ouest de l'archipel de la Société avaient secoué
la prépondérance de Tahiti. Les indigènes des îles Sous-le-
Vent ne pouvaient donc pas déclarer avec justesse qu'ils
étaient de droit indépendants, et pourtant ils le disaient,
ayant la certitude d'être appuyés par les Anglais. Le gouver-
neur Bruat repoussa énergiquement ces prétentions, et, tout
en avisant de cet incident son gouvernement, il continua pour
le moment de considérer les îles Sous-le-Vent comme pla-
cées sous le Protectorat de la France.
Au commencement du mois de janvier 18/i6, la situation
politique restait toujours la même à Tahiti, tandis qu'elle
s'était sensiblement aggravée aux îles Sous-le -Vent par
suite de la déclaration de Sir G. Seymour. Encouragés par
celle-ci, leurs habitants devenaient de plus en plus agressifs
234 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
et maltraitaient les partisans de la France. Le gouverneur
Bruat résolut d'entreprendre une expédition contre les indi-
gènes de ces îles, afin de les réduire à la soumission. Gomme
il ne doutait pas du succès, il espérait que la question de
leur indépendance serait ainsi définitivement tranchée, les
gouvernements anglais et français ne pouvant manquer de
sanctionner le fait accompli . En cette circonstance Bruat
n'agit pas avec toute la prudence désirable, car il ne possé-
dait pas assez de troupes pour accomplir des opérations éloi-
gnées, d'autant plus qu'il lui fallait d'abord garder Papeete.
Par patriotisme il voulut exécuter une entreprise au-dessus
des moyens dont il disposait et par là faillit amener d'irré-
parables malheurs.
Le 18 janvier l8/i6, les Français opérèrent un débarque-
ment dans l'île Huahine. Les Anglais avaient averti les indi-
gènes et ceux-ci se tenaient sur leurs gardes ; ils opposèrent
une résistance opiniâtre et les Français furent repoussés à
l'attaque de Maeva, après avoir eu dix-huit hommes tués
et quarante-trois blessés; parmi les morts se trouvait un
officier, l'enseigne de vaisseau Charles Clappier, tué d'un
coup de feu en chargeant les Maori à la tête de quelques
hommes^. Le capitaine de corvette Bonard, commandant de
rUranie, voulant réparer cet échec, fit construire un camp
retranché ; mais cet officier reçut l'ordre formel de revenir
en toute hâte à Papeete, où la situation empirait depuis le
départ d'une partie des troupes françaises.
En effet cette capitale était en ce moment assiégée. Profi-
tant de l'éloignement de ces troupes, mille à douze cents
insurgés des camps retranchés de Papenoo et de Punavia
avaient attaqué d'abord le blockhaus de Hapape, puis les
lignes mêmes de Papeete les 19, 20 et 22 mars. Après avoir
1. Le gouverneur Bruat au ministre de la marine et des colonies, rapport
du 29 janvier 1846, affaire de Huahine.
Les restes des six Français tués en janvier 1816 à l'attaque de Maeva ont
été réunis en 1887 dans un terrain concédé à la France par un indigène
nommé Ainiata.
l'archipel de la société 255
pillé et incendié les maisons situées hors de la capitale, les
insurgés l'avaient investie, et par surprise, ils pénétraient
jusqu'à son centre le 20 mars à 5 heures du soir. L'alarme
ayant été donnée, une lutte sanglante s'engageait dans les
rues entre les défenseurs de la place et les rebelles, qui
finalement étaient repoussés. Mais la population de la ville
s^était trouvée pendant quelque temps dans une position
excessivement critique. Effrayés par cette irruption inatten-
due de l'ennemi, beaucoup d'habitants s'étaient enfuis, aban-
donnant leurs cases et emportant les objets auxquels ils
tenaient le plus. Au milieu de leur fuite, pris entre les feux
des combattants, et, fous de terreur, ils avaient laissé tom-
ber dans les rues les choses qu'ils portaient : nattes, vête-
ments, sébiles, lampes, couteaux, etc., afin d'arriver le plus
vite possible au rivage, d'où ils espéraient parvenir aux vais-
seaux mouillés dans la rade et s'y mettre en sûreté. La plu-
part ayant réussi, en un instant les bâtiments avaient été en-
combrés de gens qui se racontaient les dangers auxquels ils
venaient d'échapper.
Dès le premier moment de l'alerte le navire de guerre
britannique était allé chercher dans des chaloupes les rési-
dents anglais, les missionnaires, etc. Quant aux vieillards,
aux femmes et aux enfants, ils s'étaient réfugiés avec quel-
ques étrangers sur l'îlot Motu-Uta, situé dans la rade en face
Papeete.
L'excellente position que ?^Iotu-Uta occupait vis-à-vis de
la capitale avait aussi donné aux insurgés le désir de s'en
emparer. Par une nuit sombre, ayant mis leurs pirogues à la
mer ils s'étaient dirigés sans bruit vers cet îlot pour le sur-
prendre. Mais, entendus ou aperçus, au moment d'y aborder,
par des étrangers, qui donnèrent l'éveil par des coups de fu-
sil, les insurgés, se voyant découverts et n'osant attaquer,
s'étaient retirés.
Néanmoins depuis le 22 mars les hostilités n'avaient pas
cessé un instant autour de Papeete. Les troupes françaises
256 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
et les indigènes alliés faisaient des sorties qui donnaient des
résultats satisfaisants ^ ; mais cette situation ne pouvait se
prolonger encore longtemps sans amener une catastrophe
pour les assiégés : les forces de la petite garnison française
commençaient à s'épuiser et les ressources à manquer; des
renforts devenaient nécessaires, sans quoi les défenseurs de
la capitale étaient perdus. Aussi les assiégés observaient-ils
anxieusement l'horizon pour voir si les secours n'arrivaient
pas. Enfin VUranie parut, et son retour dissipa les appréhen-
sions des habitants et de la petite armée.
Toutefois les insurgés ne levèrent pas le siège de la ville;
au contraire ils continuèrent de l'attaquer ainsi que les autres
positions françaises de Tahiti. Le gouverneur Bruat comprit
que seule une véritable expédition militaire pourrait avoir
raison d'eux, et, profitant de la présence de l'amiral Hame-
lin, il décida de marcher contre les camps des insurgés de
Papenoo et de Punavia.
Le 8 mai, il partit à la tête de huit cents soldats et marins
et de deux cents Tahitiens alliés. Après s'être emparé des
positions de Papana, Ahonn et Tapahi, que les rebelles leur
abandonnèrent sans en venir aux mains, les Français attaquè-
rent, le 10, celles de Papenoo, et prirent, à la suite d'un
combat, les quatre forts qui y étaient élevés. Les insurgés
furent ensuite poursuivis dans le fond d'une vallée et per-
dirent encore deux nouvelles positions. La colonne expédi-
tionnaire eut trois morts et treize blessés. Elle bivouaqua
jusqu'au 23 à Papenoo. Pendant ce temps les Français détrui-
sirent ce qui pouvait servir à l'ennemi et construisirent à
Tapahi un blockhaus qui leur ouvrait la route des districts
de l'est et la fermait aux insurgés.
La colonne expéditionnaire coucha à Haapape, et pénétra,
le 2/i, dans la vallée de Fautaua dont les habitants étaient
venus commettre des déprédations jusqu'à Papeete. Les Fran-
1. Le gouverneur Bruat au ministre de la marine et des colonies, rapports
à la date du 14 avril 1846.
l'archipel de la société 257
çais anéantirent toutes les ressources de cette vallée et enle-
vèrent une sérieuse fortification à l'ennemi.
Le '25 mai, la colonne expéditionnaire était de retour à
Haapape.
Là, le gouverneur Bruat se concerta avec l'amiral Hame-
lin, donna quarante-huit heures de repos à ses troupes, et
partit le 28 pour Punavia.
La colonne expéditionnaire bivouaqua, le 28, à Utumaoro,
et, le lendemain matin, elle marcha sur les retranchements de
Tapuna et de Atihue, que les éclaireurs trouvèrent évacués.
Le 29, à neuf heures du matin, les Français occupaient Puna-
via et les abords de la vallée où les insurgés s'étaient réfugiés.
Le 30, à cinq heures du matin, le gouverneur Bruat entra
dans cette vallée avec trois compagnies et demie, un obusier
de montagne et des indigènes servant d'éclaireurs.
Les Tahitiens insurgés abandonnèrent sans résistance leur
premier retranchement ; le second fut pris après un petit
engagement. Le gouverneur Bruat avait donné l'ordre de
s'arrêter là et de reconnaître le terrain; mais l'avant-garde
se laissa entraîner par les indigènes auxiliaires et des volon-
taires à s'avancer jusqu'à un endroit où la vallée, resserrée
entre deux murs de rochers presque à pic, n'a plus qu'une
quarantaine de mètres de largeur.
Or c'était précisément en cet endroit que les rebelles
avaient concentré leurs forces. A neuf heures du matin, au
moment où la colonne y arrivait pour soutenir l'avant-garde
qui faisait prévenir qu'elle allait entrer dans le fort, celle-ci
fut reçue par un feu des plus vifs et des masses de pierres
et des quartiers de roches (|ui, lancés, roulèrent du haut des
montagnes. Les décharges des insurgés faites à très petites
portées produisirent un effet terrible sur les Français : six
des leurs tombèrent tués ou mortellement frappés, et quinze
furent blessés; parmi les premiers se trouvait le commandant
De Bréa. La tête de la colonne, ne pouvant lutter contre
un ennemi si formidablement abrité, dut reculer jusqu'à ce
17
258 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
qu'elle se fût mise hors de la portée de ses coups. Le gou-
verneur Bruat fit prendre position à l'endroit où elle s'était
arrêtée, puis, jugeant que la fortification naturelle des insur-
gés était inexpugnable sans l'occupation du mamelon qui la
dominait, et que ceux-ci gardaient également, il prescrivit
des reconnaissances, détruisit les ressources de l'ennemi ainsi
que ses fortifications, sans être inquiété par lui, et donna
l'ordre de construire un blockhaus à Punavia.
En attendant qu'il fût terminé, les Français continuèrent
d'occuper avec leurs forces ce point, qui avait une grande
importance pour eux, car c'était par lui que les insurgés re-
cevaient leurs munitions et menaçaient Moorea^. Le 3 juin,
le gouverneur Bruat était de retour à Papeete ^.
Par les combats de Papenoo et de Punavia les insurgés
avaient été contraints de quitter le littoral de Tahiti et de se
retirer dans le massif montagneux de l'intérieur de l'île :
c'était en somme, malgré des pertes cruelles, un bon résul-
tat pour les Français.
Six mois plus tard telle était encore la situation. A la vé-
rité aucun effort sérieux n'avait été tenté de part et d'autre
pour la changer. Les Français, surtout, ne le pouvaient
guère : ils étaient trop peu nombreux pour aller dans toutes
les vallées attaquer les insurgés et les faire prisonniers.
Quant à les réduire par la soif ou la famine, il n'y fallait pas
songer, les sources ne manquant pas dans les montagnes et
celles-ci produisant en abondance le fei, espèce de banane sau-
vage extrêmement nourrissante dont les indigènes faisaient
la base de leur alimentation. Les envois de munitions étaient,
il est vrai, interceptés par les Français, mais il faut croire
que les insurgés avaient pris d'avance leurs précautions, car
1. Nouveau nom de l'île Eimeo.
2. Rapport sur les combats de Papenoo et de Punavia (10 et 30 mai 1846)
adressé au ministre de la marine et des colonies par le gouverneur des
Etablissements français de l'Océanie, Papeili, le 3 juin 1846. Voir p. 588, aux
Pièces justificatives.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 2o9
ils avaient en quantité de la poudre et des balles, ainsi que
le prouvaient les incessants coups de fusil qu'ils tiraient
dans les escarmouches. Quoique très supérieurs en nombre
aux Français, ils ne parvenaient pas à les expulser, ni même
à les vaincre, faute de discipline et de connaissances mili-
taires. Les opérations traînaient donc en longueur, et il ne
pouvait en être autrement, le Gouvernement français n'en-
voyant que très peu de renforts.
Cela ne l'empêchait pas de manifester de plus en plus son
mécontentement de la façon dont les affaires de Tahiti étaient
conduites. Au début du Protectorat, il avait cru à une occu-
pation facile, puis à une guerre d'une courte durée; main-
tenant que celle-ci se prolongeait, il s'en prenait à ses offi-
ciers, les accusant de l'avoir mal renseigné et jetant un
doute sur leur capacité. Les hostilités continuant, après tant
de combats, la mauvaise humeur du roi Louis-Philippe et de
ses ministres avait fini par éclater : le rappel du gouverneur
Bruat avait été décidé. Néanmoins, comme il était impos-
sible de nier le dévouement de l'illustre officier de marine,
on l'avait nommé contre-amiral, tout en lui donnant un suc-
cesseur dans le Gouvernement des Établissements français
de l'Océanie et dans le Commissariat du Pioi près la Pieine
des Iles de la Société. Par une ordonnance royale en date
du 6 septembre 18Zi6, le capitaine de vaisseau Lavaud avait
était nommé à ces fonctions, et celui-ci était parti de Rrest,
sur la frégate la Sirène, le M\ novembre, afin de rejoindre
son poste. Bruat n'ignorait pas les propos amers tenus contre
lui, mais il ne s'en troublait pas et poursuivait ses travaux
avec cette tranquillité d'âme que donne la satisfaction du
devoir accompli. D'avoir l'honneur de terminer la guerre de
Tahiti, il ne l'espérait même plus en présence de Pobstina-
tion du roi et de ses ministres à n'envoyer que des renforts
insuffisants, et malgré cela, il n'en continuait pas moins de
s'occuper avec zèle de la petite armée confiée à ses soins
et de profiter de toutes les occasions de nuire à l'ennemi.
260 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le jour approchait cependant où tant d'abnégation et de
persévérance allaient être enfin récompensées. On était alors
au mois de décembre I8/16. Environ mille deux cents Tahi-
tiens insurgés s'étaient réfugiés à quelques kilomètres de
Papeete, au fond de la vallée de Fautahua, et s'y étaient
retranchés sur un pâté de montagnes à pic de tous côtés.
Pour s'y rendre, on prend un petit sentier qui passe à tra-
vers de hautes herbes et longe les sinuosités d'un ruisseau
limpide coulant sur des roches disséminées. Au début, la
route n'est que fatigante à cause des détours ; puis elle devient
difficile et à certains endroits dangereuse, par suite de son
étroitesse; le torrent se resserre alors entre des montagnes
de granit et la berge n'existe plus. Au bout, à droite, se
trouve une gracieuse cascade qui tombe d'une grande hau-
teur. Il faut remonter encore par une espèce d'escalier en
spirale excessivement raide pour arriver au plateau incliné
qui domine la vallée et l'endroit d'où se jette la cascade. Les
Tahiti ens insurgés s'étaient fixés sur ce plateau formant ter-
rasse et y avaient établi des retranchements au-dessus des-
quels ne s'élevait qu'un seul pic presque vertical. Les rebelles
croyaient ce dernier inaccessible pour des Européens, car
eux-mêmes éprouvaient de grosses difficultés à le gravir. Ce
lieu de défense était en effet admirablement choisi, et si
bien, que depuis cette affaire les autorités françaises ont cru
devoir le désigner pour servir de refuge aux troupes, au cas
où un ennemi quelconque viendrait à s'emparer de Papeete.
La position des insurgés était donc redoutable et même
imprenable de front. Quant à la tourner, il semblait que cela
fût impossible, le pic qui se dressait au-dessus d'elle étant
trop vertical. Néanmoins si l'on parvenait à monter dessus,
c'en était fait des rebelles : ceux-ci se trouveraient pris alors
sous la menace d'un feu plongeant, et sans pouvoir s'y déro-
ber par la ressource d'une retraite puisqu'ils auraient à dos
une muraille droite élevée de 2 ou 300 mètres et devant eux
l'entrée de la vallée obstruée par le gros des forces fran-
l'archipel de la société 261
çaises. Toute la difficulté consistait donc à escalader cette
muraille, et c'est ce dont désespéraient les Français, quand
un Maori, nommé Mairoto ou Maroto, originaire de l'île Râpa,
se présenta devant le gouverneur Bruat et lui dit qu'autre-
fois, lorsqu'il chassait le pliaétoni,il avait souvent parcouru
dans tous les sens la vallée de Fautahua, et que, la connais-
sant dans tous ses moindres recoins, il s'offrait à mener des
soldats par un passage connu de lui seul jusque sur la mu-
raille qui dominait le camp des insurgés. L'offre de Mairoto
fut d'abord accueillie avec défiance, car les Français n'avaient
déjà été que trop de fois victimes de trahison de la part des
indigènes ; mais après avoir plusieurs fois questionné cet
homme, Ton finit par acquérir la conviction qu'il parlait loya-
lement et l'on eut confiance en lui. Le gouverneur Bruat
se détermina à tenter l'aventure. 11 confia le commandement
d'une petite armée au capitaine de corvette Bonard et lui
ordonna de se rendre avec ses troupes dans la vallée de
Fautahua pour en chasser les insurgés.
Le capitaine Bonard partit ayant sous ses ordres deux
colonnes composées de l'artillerie, de la 3^""® compagnie de
débarquement de VUranie^ de la compagnie de voltigeurs et
de la 31«'"^ compagnie du 1®'" régiment d'infanterie de marine;
à ces troupes s'étaient joints aussi des Tahitiens alliés, com-
mandés par le chef Tariirii.
Ces auxiliaires allèrent se poster au pied d'un piton à pic et
se cachèrent dans des fourrés ; les Français s'échelonnèrent
€t se retranchèrent de manière à se porter mutuellement
secours ainsi qu'à leurs alliés. L'entrée de la vallée se trou-
vait donc fermée sans que l'ennemi en eût encore le moindre
soupçon.
Il fallait à présent tourner la position des rebelles. Mai-
roto était allé voir si le passage dont il s'était autrefois servi
existait toujours et s'il n'était pas connu des insurgés et par
1. Oiseau très recherché à cause de son plumage qui servait de parure
■aux chefs tahitiens.
262 HISTOIRE DE LA. POLYNÉSIE OBIENTÂLE
conséquent gardé par ceux-ci. Cet homme ne revint que le
soir, à cinq heures, et complètement exténué de fatigue. II
était parvenu jusqu'au-dessus du piton dominant les retran-
chements de l'ennemi et sans être aperçu de celui-ci. Il ne
restait donc plus qu'à commencer l'escalade; mais, comme
la nuit tombait, le capitaine Bonard remit l'entreprise au
lendemain.
En attendant, il fit avancer les troupes jusqu'en vue du fort,,
car il importait peu maintenant que leur présence fût connue
des insurgés. Le commandant Masset avec la Si^"^^ compagnie
en avant-garde intercepta les passages ; la S^™'^ compagnie
de rUranie, les voltigeurs et l'artillerie suivirent. Ensuite
chaque détachement se retrancha et bivouaqua.
Le campement installé, le capitaine Bonard fît demander
à chaque compagnie des hommes de bonne volonté pour
la périlleuse ascension du lendemain. Les dangers qu'elle
offrait et les privations qu'il fallait endurer ne furent pas
cachés, et cependant les volontaires se présentèrent en si
grand nombre qu'on fut obligé de faire un choix.
Le 17 décembre, au matin, les hommes désignés, comman-
dés par le second maître Bernaud, partirent rejoindre le chef
Tariirii, qui avait vingt-cinq indigènes avec lui, ce qui, avec
un civil, le charpentier Henriot, formait un total de soixante-
deux hommes.
Les soldats laissèrent au pied de la montagne leurs sacs,
et leurs habits; prenant seulement leurs fusils et des car-
touches, ces braves montèrent tout nus sur le roc vif. Après
des peines inouïes ils parvinrent à se hisser au-dessus de la
montagne. 11 était alors onze heures du matin.
Pendant que ces volontaires accomplissaient leur ascension,,
le commandant Masset avec la 31^"*® compagnie et les volti-
geurs feignait une attaque sérieuse contre le fort des in-
surgés afin d'occuper leur attention, et cette ruse réussissait
si bien que ceux-ci ne cessaient de lancer des avalanches de
pierres du haut de la montagne.
l'archipel de la société 263
La S^'"' compagnie de VUranie prit alors le chemin des
volontaires et rendit praticable leur route pour la compagnie
des voltigeurs. 11 fallut presque toute la journée pour accom-
plir ce travail. Dans l'après-midi, M. Brue, avec une section
de rUranie, fut envoyé pour renforcer les voltigeurs.
Des cordes et des échelles en cordes furent attachées aux
plantes qui sortaient des fissures des roches et toute la co-
lonne se mit en devoir de prendre ce chemin. Or le pic avait
à peu près 600 mètres d'élévation et, sur ces 600 mètres,
150 devaient être faits en se hissant à force de bras, les pieds
appuyés sur les roches nues ou quelques touffes de jonc ! 11
fallait une audace véritablement incroyable pour oser tenter
une pareille entreprise.
Après un repos indispensable, les volontaires s'avancèrent
sur les hauteurs qui dominaient Tennemi. Le commandant
Masset l'occupait alors entièrement. Le fusil en bandoulière,
à cheval sur des crêtes de montagne, un précipice des deux
côtés, les volontaires accomplirent ainsi une partie du tra-
jet, puis, malgré leur horrible fatigue, ils enlevèrent avec
ardeur la position, renversèrent en un instant le pavillon
tahitien, et couchant en joue les insurgés, ils leur dirent de
mettre bas les armes en leur promettant la vie sauve. Pas
un d'eux n'osa tirer ; la plupart se rendirent et les autres
prirent la fuite; mais ces derniers ne purent échapper, car
ils étaient cernés et manquaient de vivres : ils furent obligés
de revenir exténués se remettre entre les mains des Fran-
çais.
Le commandant Masset, voyant que le pavillon tahitien
était abattu, fît sonner afin de savoir si les troupes étaient
maîtresses des hauteurs. Le clairon des volontaires ayant
répondu à cet appel, la colonne s'élança aux cris de Vive le
Roi ! et tous les insurgés, épouvantés, se mirent à fuir. Le
commandant Masset entra, s'empara des autres hauteurs et
poussa la compagnie de voltigeurs jusqu'au mont Diadème,
que les gens de Punavia voulaient disputer aux Français. Se
264 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
voyant devancés, les renforts ennemis se retirèrent sans tirer
un coup de fusil.
Telle fut la prise du fort de Fautahua, laquelle consti-
tue l'une des plus belles pages de l'histoire coloniale de la
France. Cette difficile expédition militaire fut probablement
celle qui coûta le moins de sang et de larmes. En effet les
Français n'avaient eu aucune mort d'homme à déplorer; un
seul avait été fortement contusionné par une pierre. Quant
aux insurgés, quelques-uns d'entre eux seulement, en se
sauvant, étaient tombés dans les précipices. Enfin il n'y
avait pas eu le moindre acte d'inhumanité à regretter, et,
chose admirable, les vainqueurs avaient partagé leurs rations
avec les vaincus *. Jamais action d'éclat n'avait été peut-être
accomplie d'une façon aussi pure : le capitaine Bonard, ses
officiers, ses marins et ses soldats s'étaient couverts de
gloire et d'honneur.
Du sommet du Diadème les Français découvraient les
insurgés du camp et de la vallée de Punaroo, laquelle se
relie avec celle de Fautahua. Malgré les difficultés du ter-
rain et la saison des pluies, le gouverneur Bruat fit concen-
trer dans les montagnes ce qu'il fallait de troupes et de
vivres pour descendre dans la vallée de Punaroo.
Toutefois, sachant que les insurgés étaient dans l'effroi, le
gouverneur envoya vers eux un prisonnier, le principal chef
de Fautahua, pour leur demander ce qu'ils avaient l'intention
de faire et leur signifier qu'en cas de soumission de leurpart,
ils devraient remettre 250 fusils. Les insurgés ne donnèrent
d'abord qu'une réponse évasive. Alors le gouverneur Bruat
renvoya le messager pour leur dire que, si le lendemain à
midi les armes n'étaient pas livrées, les Français attaque-
raient le camp.
Les insurgés auraient peut-être bien voulu résister encore,
1. Rapport adressé au gouverneur Bruat par M. Bonard, capitaine de cor-
vette, commandant la colonne expéditionnaire, Fautahua, 21 décembi^e 1846.
Voir p. 591, aux Pièces justificatives.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 265
mais ils ne le pouvaient pas : sans défenses sur leurs der-
rières et bloqués par devant par les troupes françaises de
Punavia, qui s'étaient placées dans la vallée pour leur cou-
per la retraite, ils se trouvaient ainsi cernés dans une gorge
dont les deux extrémités étaient fermées ; donc ils capitu-
lèrent, livrèrent leurs armes et leurs munitions au com-
mandant des troupes, et se soumirent au gouvernement du
Protectorat française
Le lendemain, 22 décembre, le gouverneur Bruat se ren-
dit à Punavia et y reçut la soumission officielle des insurgés
du camp de Punaroo. Celle-ci nous a été racontée de la
façon suivante :
A dix heures et demie du matin, le Phaëlon mouilla devant Pu-
naavia. Il avait à bord le contre-amiral gouverneur, son état-major,
le régent Paraïta, les principaux chefs indiens fidèles au protectorat.
A onze heures, tout le monde était à terre; le cortège se forma im-
médiatement et se rendit dans le temple, où se trouvaient déjà les
chefs de l'insurrection et la plus grande partie de la population de
Punaroo, nouvellement soumise.
Après la prière d'usage, l'orateur d'Utaia, ïaiora, se leva et dit :
« Louis-Philippe ! Bruat ! régent ! et vous tous, officiers et chefs, qui
vivez sous le gouvernement du protectorat ! nous voici, nous les
chefs, les Huiraatiras, jeunes et vieux, forts et faibles, femmes et
enfants, nous voici tous en votre présence ! Nous entrons tous au-
jourd'hui dans le gouvernement du protectorat, dont nous ne nous
séparerons jamais. Nous voici tous entre vos mains ; vous pouvez
nous détruire ou nous sauver ; mais écoutez notre prière : donnez-
nous la paix et recevez-nous dans le gouvernement du protectorat. »
Arahu, orateur du gouvernement à Moorea, répondit, au nom du
gouverneur, commissaire du roi et du régent : « Que le Seigneur
répande sur vous tous sa bénédiction ! Salut à vous, chefs et peuple
des deux districts du Te Oropaa dans le Nuu ^, chefs et peuple de Te
Fana i Ahurai dans le Nuu, chefs et peuple de Moorea dans le Nuu,
1. Lettre adressée au ministre de la marine et des colonies par le contre-
amiral Bruat, gouverneur des Établissements français de l'Océanie, com-
missaire du Roi près la Reine des îles de la Société, Papeete, le 1" janvier
1847.
2. Nuu, expression qui ne peut être exactement traduite, mais qui pourrait
se rendre par armée, réunion belligérante, camps.
266 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
chefs et peuple du Teva dans le Nuu ! Voici les paroles de S. M. Louis-
Philippe, du gouverneur Bruat, du régent, et de tous les chefs dans
le gouvernement du protectorat ! Nous sommes très satisfaits que
vous désiriez la paix et que vous vous remettiez entièrement entre les
mains du gouverneur pour n'en plus sortir! Voici la paix, prenez-
la ! Voici l'Évangile et les missionnaires, recevez-les ! Voici les lois
de cette terre, observez-les ! Voici encore les pirogues, les filets de
pêche, les plantations et les fruits; prenez tous ces biens, allez sur
vos terres, refaites vos maisons, vos entourages, et observez les lois ! »
Pendant ce discours, l'orateur d'Utaia s'est levé, et tenant une
pièce d'étofTe étendue vers l'orateur du protectorat, il semble rece-
voir tous les biens dont l'énumération a été faite. Puis il replie avec
soin l'étoffe comme si elle contenait quelque chose de précieux. Et,
reprenant la parole avec émotion : « Louis-Philippe, Bruat, régent,
vous tous gens d'autorité dans le protectorat ! grandes sont notre
satisfaction et notre gratitude : cette paix que je tiens là dans une
étoffe, nous ne la laisserons point échapper, nous ne nous séparerons
jamais d'elle. Nous recevons avec reconnaissance l'Évangile, les mis-
sionnaires et les lois ! Nous irons en paix sur nos terres, nous refe-
rons nos maisons de dix brasses, nous tresserons nos filets, et nous
observerons les lois ! » Se tournant vers le peuple du camp de Pu-
naroo : « Punua te rai tua\ chefs et peuple des huit districts de
Moorea dans le Nuu, voici votre portion de la paix qu'on vient de
nous accorder en ce jour, voici l'Évangile, les missionnaires et les
lois ! Allez sur vos terres, cultivez-les, faites vos maisons, tressez vos
filets et conservez les lois ! Te arii vae aliia, chefs et peuple du Te
Faua iahiirai dans le Nuu! Te arii rerei Togo rai, chefs etpeuple du
Te va iuta dans le Nuu ! Pohutetaa et Tetoofa, chefs et peuple de
Te ora paa dans le Nuu ! voici votre portion de la paix et des biens
qu'elle amène; prenez et allez en jouir à l'ombre des lois et du pro-
tectorat! »
Arahu reprend la parole au nom du gouverneur et du régent :
« Chefs et peuple de Te Orapaa, du Te va iuta, de Te Faua Ahurai
et de Moorea dans le Nuu, voici le bien que je vous apporte : le gou-
verneur et le régent vous pardonnent toutes vos fautes passées au
noin de Sa Majesté Louis-Philippe. Ils considéreront votre conduite
dans l'avenir, et ils espèrent que Taïti ne formera plus qu'un parti
comme il ne forme qu'un peuple ! Que la paix et la tranquillité cou-
vrent ces îles ! »
1. Titre officiel et héréditaire des rois de Moorea.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 267
Maro ', chef du Nuu, s'avance au milieu de l'assemblée, et dit :
« La joie est en moi depuis le sommet de mon crâné jusqu'à la
plante de mes pieds ! Avant ce jour, tourmenté par le souvenir de
mes crimes, je ne pouvais fermer mes yeux; je voulais fuir dans lea
montagnes pour y vivre seul, ou partir secrètement sur un navire,
en abandonnant cette terre où je suis né, et maintenant vous me
dites que vous oubliez le passé et que vous n'examinerez que l'avenir!
Cette parole nous remplit de reconnaissance et de joie. Nous vous
donnons l'assurance que vous n'aurez jamais à vous plaindre de
notre conduite à venir ! Aujourd'hui nous faisons partie du protec-
torat et nous ne l'abandonnerons jamais ! »
Se tournant vers le peuple nouvellement soumis : « Chefs et peuple
du Nuu, n'est-ce point votre désir de vivre à jamais sous le protec-
torat ? S'il en est ainsi, levez la main en témoignage de votre irrévo-
cable engagement. »
D'un mouvement unanime toute l'assemblée lève la main.
Chaque district accepta ensuite, par l'organe de son orateur parti-
culier, la paix et le pardon donnés au nom du roi.
Pendant que cette cérémonie avait lieu, on transportait à bord du
Phaëton deux cent cinquante fusils et toutes les munitions des insur-
gés, remis la veille entre les mains du commandant de Punaavia ^.
Ainsi, dans cette assemblée solennelle, les chefs princi-
paux de l'insurrection, Utomi et Maro, suivis de plus de
mille personnes de Punaroo, avaient juré fidélité au gou-
vernement du Protectorat. Leur acte ne pouvait manquer
d'influencer les insurgés de Papenoo, qui, depuis leur dé-
faite du 10 mai 18Zi6, avaient continué à vivre dans le fond
de la vallée où les Français les avaient repoussés. Le gou-
verneur Bruat profita de l'effet produit pour envoyer un
messager chargé de sonder les intentions des rebelles. La
1. Maro, après avoir fait une première fois sa soumission au gouverne-
ment du protectorat, était retourné à l'insurrection, où il s'était montré l'un
des plus ardents promoteurs de la guerre.
2. Procès-verbal de V Assemblée tenue à Punaavia le 22 décembre 1846, pour
recevoir la soumission des insurgés du camp de Punaroo. Pour copie conforme
à l'enregistrement des séances des assemblées des chefs indigènes, le se-
crétaire-archiviste, Boutet. [Annexe n° l à la lettre du gouverneur au ministre,
en date du l*"" janvier 18i7.) — J'ai cru devoir citer in extenso ce procès- ver-
bal à cause de sa couleur locale ; il donne une idée de l'éloquence tahitienne
et de quelques coutumes curieuses des indigènes.
268 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
plupart parurent être prêts à accepter n'importe quelles
conditions ; les autres demandèrent le temps de se mieux
renseigner sur les derniers événements qui s'étaient passés
ailleurs dans l'île; mais tous promirent de faire connaître
leur détermination aussitôt qu'ils auraient été éclairés ^
Ce ne fut pas long. Le surlendemain, ils envoyaient des
délégués à Papeete, et ceux-ci, dans une entrevue avec les
autorités françaises demandaient et obtenaient la paix. Voici
comment nous est retracée cette scène mémorable :
Le 24 décembre, à cinq heures et demie, les onze messagers arri-
vés de Papenoo se sont rendus chez le régent Paraïta, où se trouvaient
réunis Ariipea, Ori, chef rallié de Papenoo, Manua, chef de Tiarei,
plusieurs chefs de Moorea, le chef Tuahine, récemment soumis lors
de la prise du fort de Fautahua, Vaihia, parlant au nom du régent,
différents chefs, juges et petits chefs, ainsi qu'une foule nombreuse
d'assistants indigènes et européens.
Pohue, messager de Teriitua, a pris la parole au nom de tous les
envoyés, et s'adressant au régent, lui a demandé si, avant de lui
faire connaître les paroles qu'ils étaient chargés de lui apporter, il
ne lui conviendrait pas d'ordonner à Tune des personnes présentes
d'invoquer, par une prière, l'assistance divine. Le régent, après avoir
répondu aux envoyés qu'ils n'avaient fait que devancer ses intentions
parla proposition qu'ils venaient d'émettre, a désigné le chef ïuahine,
de la vallée de Fautahua, qui, dans une prière parfaitement appro-
priée aux circonstances, a rendu grâce à Dieu pour l'accomplissement
des derniers événements qui ont si soudainement rendu la paix à de
nombreuses populations, et lui a demandé de permettre que l'œuvre
de la pacification générale pût être achevée en peu de temps et s'éten-
dît sur toutes les terres de Taïti.
Pohue s'est levé, et après s'être recueilli pendant quelques instants,
il a porté la parole de la manière suivante :
« Tunuieaaïte atua (c'est le nom royal des souverains de Taïti sur
les districts de Pare et Arue) et vous Temahuetea, régent de ces îles,
qui siégez tous deux au-dessus de Tarahoi ! Vous tous, chefs de
Taïti et de Moorea (l'orateur désigne successivement tous les chefs de
1. Lettre adressée au ministre de la marine et des colonies par le gou-
verneur des Établissements français de l'Océanie, Papeete, le 1" janvier
1847.
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 269
districts par les noms héréditaires qui marquent leur pouvoir), Louis-
Philippe, Bruat, et tous les chefs qui sont sous vos ordres, nous voici
tous devant vous ! De tous les messagers, aucun n'est resté en arrière ;
ceux que leurs infirmités ou leur vieillesse ont empêché de venir nous
ont remis leurs noms, et nous parlons pour eux comme pour nous-
mêmes. Tous les districts de Taïti et de Moorea ont ici leurs repré-
sentants (l'orateur énumère les noms consacrés pour désigner les
messagers officiels des différents districts qui sont venus avec lui
pour représenter ceux qui figurent à l'armée de Papenoo comme
chefs de ces districts, et portent les noms attachés à cette dignité),
et c'est moi qui vous parle en leur nom. Je viens vous porter une
réponse aux paroles que vous nous aA ez envoyées, et par lesquelles
vous vous proposiez de cesser la guerre et de recevoir la paix et le
gouvernement.
« Cette réponse, la voici : elle est unanime, et c'est pourquoi aucun
chef n'a manqué d'envoyer ici son messager; elle est formelle et non
plus évasive. Nous désirons tous recevoir la paix. »
Vaihia, orateur du régent, a repris la parole, et après avoir salué
les messagers ainsi que les chefs par lesquels ils étaient envoyés, et
avoir remercié Dieu de ce qu'ils se rencontraient de nouveau après
une aussi longue séparation, a témoigné la satisfaction du régent et
de tous les chefs, de ce que les propositions de paix, tant de fois re-
nouvelées, étaient enfin reçues et acceptées d'une manière positive.
L'orateur des messagers s'est levé de nouveau, et, après avoir re-
mercié le régent des paroles bienveillantes qu'il venait de leur faire
entendre, il a dit :
« La paix est aujourd'hui notre vif désir ! Nous avons renoncé aux
troubles, aux inquiétudes et aux maux de la guerre; donnez-nous
donc la paix et le gouvernement; accordez-les nous avec largesse,
que j'en puisse remplir le sac que je porte, de manière qu'il déborde
de toutes parts, et que, retournant auprès de ceux qui m'ont envoyé,
je puisse les répandre sur ma route et les verser en abondance au
milieu d'eux. »
Le régent a répondu par l'organe de Vaihia :
« Je suis disposé à satisfaire votre désir aussi pleinement que vous
le demandez. Le roi Louis-Philippe et le gouverneur Bruat seront
également heureux de vous donner cette paix que vous réclamez
aujourd'hui; mais je ne puis me séparer d'eux en cette occasion, en
agissant isolément. Je vais informer le gouverneur de votre demande,
et dès qu'il m'aura fait connaître sa pensée, je vous donnerai de sa
part, et de la mienne, une réponse positive. »
270 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le gouverneur ayant reçu l'avis du régent, lui a fait savoir qu'il
était entièrement disposé à accorder la paix aux insurgés de Papenoo,
suivant les conditions qu'ils avaient arrêtées ensemble dans la pré-
vision d'une pareille démarche.
Alors, en ayant reçu l'ordre du régent, Vaihia a remis solennelle-
ment la paix et le gouvernement du protectorat aux envoyés. Ceux-ci
l'ont reçu dans un morceau d'étoffe étendu à cet effet, et destiné à
figurer l'enveloppe dans laquelle ils allaient enfermer tous les biens
de la paix ainsi que le gouvernement du protectorat dans lequel ils
s'engageaient à vivre désormais, sans jamais faillir à leur parole, et
il a noué l'éloffe censée renfermer la paix en la serrant de manière à
ce qu'elle ne pût être déliée.
Yaihia, orateur du régent, a de nouveau repris la parole, et s'est
adressé comme il suit aux messagers :
« Maintenant que vous avez reçu la paix et le gouvernement du
protectorat, et que vous avez promis de ne jamais manquer à vos
nouveaux engagements envers ce gouvernement, j'éprouve une
grande joie en songeant au bonheur que la tranquillité générale et
l'observance unanime des mêmes lois vont répandre sur cette terre.
J'ai toutefois une demande à vous faire, afin que ma satisfaction
puisse se produire sans arrière-pensée, et qu'aucune inquiétude ne
s'élève en moi. Donnez-moi de votre bonne foi un signe tel, qu'il me
rassure tout à fait, et témoigne hautement de la vérité de vos paroles.
Faites comme le peuple des districts de Ïe-Oropaa et de ïe-Fana-i-
Aharai; donnez-moi une partie de vos armes et de vos munitions :
elles seront pour moi un gage certain de vos bonnes dispositions ;
donnez-moi 450 fusils; donnez-moi votre poudre, et je ne garderai
aucune défiance pour l'avenir. »
Les messagers, après s'être concertés un instant, ont chargé celui
d'entre eux qui portait la parole de faire connaître leur réponse;
celui-ci s'est exprimé en ces termes :
« Nous consentons à ce que vous demandez ; cela ne suscitera
point de discussion entre nous; nous avons reçu de nos mandataires
le pouvoir de satisfaire à cette condition. »
Vaihia a repris alors :
« C'est bien! Je suis sûr maintenant que vous avez un désir sin-
cère de la paix et que vos paroles ne s'effaceront pas sans laisser de
traces. Recevez donc ici la parole du Roi Louis-Philippe, du gouver-
neur Bruat et du régent; recevez leur parole de pardon et d'oubli;
ils vous promettent par ma voix de ne point regarder en arrière, mais
seulement en avant. Le temps passé n'est plus; il s'est écoulé, entrai-
l'archipel de la société 271
nant avec lui le souvenir de vos fautes, aucun de nous ne veut y
songer de nouveau ; l'avenir seul réglera notre destinée, selon que
vous serez fidèles à vos engagements ou que vous y manquerez
encore.
« Allez en paix ! que votre esprit ne soit point troublé par la
crainte : le Roi, le gouverneur et le régent ont tout oublié dans cette
journée ; ils ne vous jugeront que sur vos actes ultérieurs ! Allez !
descendez des montagnes et regagnez le rivage : construisez vos
maisons longues de 100 pieds, lancez de nouveau vos pirogues à la
mer, refaites vos filets et cultivez la terre. Ne vous souvenez point
que nous avons été si longtemps séparés; ne formons à l'avenir qu'un
seul peuple, soyons unis et travaillons de concert pour le maintien
de la paix, l'observation des lois et la prospérité du gouvernement
du protectorat, sous lequel nous vivons tous à dater d'aujourd'hui.
Recevez de ma main votre bible, vos missionnaires, les lois du gou-
vernement du protectorat, tous les biens nécessaires pour rétablir
parmi nous le bonheur et fermer les plaies ouvertes par la guerre. »
L'orateur des messagers a répondu de la manière suivante :
« Louis-Philippe, Bruat, vous aussi, Paraïta notre régent, je suis
heureux et plein de reconnaissance à cause des paroles que vous
venez de prononcer. Vous m'avez pardonné, vous oubliez l'étendue
de mes fautes et ne voulez me juger que dans l'avenir; c'est bien !
Aucune parole ne pouvait m'être plus agréable et remplir mon cœur
de plus de satisfaction. J'avais en effet conservé en moi, jusqu'à
ce moment, une vive inquiétude, car je sais combien je me suis
montré coupaMe et quelles fautes sont les miennes. Je recevais en
tremblant cette paix que vous m'avez accordée ; je craignais votre
ressentiment, et maintenant vous me déclarez que vous ne voulez
point vous rappeler le passé; je vous en remercie, et je retourne avec
joie sur ma terre pour y accomplir les travaux que vous m'avez pres-
crits. Je vais reconstruire mes maisons, refaire mes filets et lancer
mes pirogues; je vais cultiver de nouvelles plantations, et vous juge-
rez par ma conduite future que je suis revenu de mes erreurs et que
l'on peut compter sur ma parole. »
Pee (chef de Moorea), après avoir dit quelques mots en particu-
lier au régent, a pris la parole en ces termes :
« J'ai peu de choses à vous dire : l'orateur du régent vous a fait
connaître les paroles qui concernent l'établissement de la paix. Il
me reste à prendre congé de vous, puisque vous allez retourner
auprès de vos chefs, pour leur faire connaître le résultat de cette
assemblée. Allez donc; mais emmenez avec vous Faitia et Tutoia
272 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
(titre du chef de Mahina, ïariirii, qui est depuis longtemps dans le
parti français, ainsi que les suivants; mais une partie de la popula-
tion des districts était à l'armée; les insurgés ont nommé à leur
place d'autres personnes qui ont pris ces titres et figurent à l'armée
comme chefs de ces districts auxquels ils appartiennent) ; Atitioroi
(titre du chef de Papenoo), et Manua (titre du chef de Tiarei). Éta-
blissez-les sur leurs terres avec leur drapeau (celui du protectorat),
et donnez-leur les tributs de fruits qui leur sont dus. Faites-leur
manger les fruits de vos montagnes, car ils sont accoutumés à vivre
de pain et d'aliments étrangers. »
L'orateur des messagers a répondu : « Cette parole nous est égale-
ment agréable. Nous prendrons Faitia et Tutoia, Attitioroi et Manua,
et nous les établirons sur leurs terres. Nous leur donnerons le mas-
sura des montagnes, ainsi que les autres fruits qui croissent dans
les vallées, et nous planterons le drapeau du protectorat. »
La séance s'étant terminée après ces paroles, le régent a fait dire
aux messagers qu'il désirait les réunir le lendemain dans un banquet
préparé à leur intention, et l'assemblée s'est séparée ^
iVinsi se passa l'entrevue des délégués des insurgés de
Papenoo avec les autorités françaises et leurs représentants
indigènes. Elle amena le désarmement des derniers rebelles
et leur reconnaissance du Protectorat français sur Tahiti et
Moorea (Eimeo). Cette entrevue fut donc extrêmementféconde.
Le V janvier 1847, les chefs vinrent eux-mêmes à Papeete,
suivis d'environ trois cents personnes. Ils apportaient seu-
lement 8li fusils et quelques cartouchières. Le gouverneur
Bruatleurfitremarquer que ce n'étaient pas là les conditions
de la paix, et qu'ils devaient livrer /|50 fusils et les munitions.
Les chefs s'excusèrent; ils avaient, disaient-ils, beaucoup de
difficultés à faire rentrer les armes, mais ils promettaient
1. Procès-verbal de la réunion publique dans laquelle les ?nessagers de l'armée
de Papenoo ont demandé et reçu la paix. Pour copie conforme à l'enregistre-
ment des séances des assemblées des chefs indigènes, le secrétaire -archiviste,
Boutet. {Annexe n° 2 à la lettre du gouverneur au ministre de la marine, en date du
1" janvier 1847.) — Ce second procès-verbal est très long, mais je n'ai pas cru
pouvoir me dispenser de le citer également in extenso à cause de la couleur
locale qu'il contient et qui s'y montre peut-être encore plus accusée que dans
le premier procès-verbal.
l'archipel de la société 273
qu'avant le 7 janvier, fête commémorative du rétablissement
du Protectorat, tout ce qu'ils avaient serait remis.
Les principaux chefs qui venaient de se soumettre étaient :
Farehau, Fanahue, Pisomaï, Taviri etNutere ; la grande chef-
fesse Be-aru-tua avait envoyé son mari pour la représenter.
Les quatre premiers chefs étaient ceux qui, en 18/i3, avaient
appelé le peuple à la révolte et dont l'influence avait toujours
été la plus considérable sur le mouvement insurrectionnel.
Leur soumission et celle des populations auxquelles ils com-
mandaient étaient les dernières que le gouvernement du Pro-
tectorat avait à recevoir. Le gouverneur Bruat écrivit à la fin
de sa lettre au ministre de la marine les lignes suivantes :
« Je m'estime donc heureux de pouvoir annoncer à Votre
Excellence, avant de remettre à mon successeur la mission
que je tenais de la confiance du Gouvernement, que les îles
Taïti et Moorea sont complètement pacifiées, et que je ne
prévois pas de nouveaux troubles pour l'avenir i. »
La guerre de Tahiti était en effet terminée. Les anciens
insurgés de Papenoo tinrent leur promesse et livrèrent, avant
la date fixée, leurs armes et leurs munitions. Le 7 janvier,
la fête commémorative du rétablissement du Protectorat fut
célébrée au milieu d'un grand concours d'indigènes et sans
le moindre incident pénible. Les naturels, jadis ennemis, ne
formaient plus qu'un même peuple et manisfestaient égale-
ment leur joie. î'ersonne ne prononça le nom de Pomare et
celle-ci parut être oubliée.
La reine comprit qu'elle était abandonnée et qu'elle ne
pouvait plus, sans danger pour ses intérêts, s'obstiner à faire
de Fopposition au régime français. En conséquence elle aver-
tit le gouverneur Bruat qu'elle était disposée à revenir
dans le gouvernement du Protectorat. Bruat accueillit avec
bienveillance la démarche de Pomare IV, mais il voulut,
1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de
la marine et des colonies, lettre du 1" janvier 1847. Voir p. 594, aux Pièces
justificatives.
18
274 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
avant de la rétablir à son rang, avoir un entretien avec elle.
Une séance privée ayant été convenue, le navire à vapeur le
Phaéton vint, le 3 février, prendre la souveraine à l'île Raia-
tea et l'amena dans la rade de Papetoai à l'île Moorea.
L'entrevue eut lieu le 6 février 1847. Elle se passa dans le
temple et fut très courtoise. Le gouverneur avait comme in-
terprète M. Darling, et la reine se servit de l'organe du chef
Uata. Bruat dit à Pomare qu'il était vivement satisfait de la
voir revenir et lui demanda si elle prenait bien sincèrement
l'engagement de s'unir à lui dans un même esprit pour tra-
vailler en commun à l'avantage du pays et du gouvernement
du Protectorat. La reine répondit qu'elle était positivement
déterminée à contribuer de tout son pouvoir à l'établisse-
ment définitif et à la prospérité de ce gouvernement; elle
termina en disant au gouverneur qu'elle se remettait pleine-
ment entre ses mains avec toute sa famille afin qu'il agît à son
égard comme il le jugerait convenable ^. Alors Bruat condui-
sit Pomare IV au milieu du peuple et prononça les paroles
suivantes, par lesquelles la reine était publiquement admise
à reprendre son rang dans le gouvernement du Protectorat :
« Vous tous qui êtes ici réunis dans la même enceinte, je
vous annonce avec satisfaction que la paix est désormais
rétablie d'une manière solide, et que le pays va de nouveau
rentrer dans la prospérité. La reine Pomare est arrivée ; elle
s'est tout à fait soumise au gouvernement du protectorat, tel
qu'il est établi aujourd'hui. Je vous fais donc connaître qu'au
nom du Roi Louis-Philippe, je la rétablis dans ses droits et
dans son autorité, qu'elle exercera dorénavant sur toutes les
terres de ce royaume comme reine reconnue dans le gouver-
nement du protectorat ^. »
1. Lire p. 597, aux Pièces justificatives, le Compte rendu de Venlrevue de M. le
gouverneur, commissaire du Roi, avec la reine Pomare ; à Papeloai (île Moore'a),
'le 6 février 1847.
2. Procès-verbal de la séance publique faisant suite au Compte rendu de Ven-
lrevue de M. le gouverneur, commissaire du Roi, avec la reine Pomare ; à Pape-
loai [île Moorea), le 6 février 1847. Voir p. 598, aux Pièces justificatives.
Lire p. 599, aux Pièces justificatives, le Rapport adressé, le 7 février 1847,
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 275>
Le gouverneur Bruat ayant déterminé la reine Pomare IV
à rentrer à Papeete, celle-ci retourna dans sa capitale où elle
fut reçue avec les honneurs dus à son rang.
La France triomphait, mais son succès était loin d'étre^
complet. Le Protectorat français ne s'étendait que sur Ta-
hiti, Moorea et les Tuamotu: les îles Sous-le-Vent allaient
échapper à sa domination. Nous avons vu, en 18/|5, l'amiral
anglais Sir G. Seymour prétendre que le Protectorat fran-
çais n'existait que sur les îles du Vent, c'est-à-dire les îles
Tahiti et Moorea (Eimeo) ainsi que sur les îles Tuamotu,,
parce que les îles Sous-le-Vent ne relevant pas de la reine
Pomare n'avaient pu être comprises dans le traité signé
entre cette reine et la France en 18/i2. Après la soumission
des Tahitiens, les gouvernements anglais et français discu-
au ministre de la marine et des colonies par M. le contre-amiral Bruat. Pa-
petoai (île Moorea), 7 février 1817.
Le rétablissement de Pomare IV à son rang de souveraine mit fm à la
l'égence effective du chef Paraita qui ne fut plus qu'un régent honoraire. A
la vérité son action personnelle n'avait jamais été sérieuse, car Paraita se
montra toujours l'humble exécuteur des ordres du gouverneur Bruat. En
France, personne ne s'était mépris sur le rôle que jouait Paraita, et quel-
ques journaux, parisiens pour la plupart, ne manquèrent pas de s'égayer
beaucoup à ses dépens. Un exemple me suffira pour le prouver. Dans son n"
du dimanche 15 novembre 1846, le journal le Constiluiionnel publia les lignes
suivantes :
« Quelques décorations bien méritées ont été données, à Taïti par-
exemple. Mais était-il bien sérieux et bien intelligent d'enrôler dans la Légion-
d'Honneur ce mannequin nommé Paraita, que nous avons honoré du nom
de régent, et dont les fonctions et la liste civile consistent principalement
dans le monopole du blanchissage? Ne pouvait-on récompenser ses services
autrement que par la croix d'honneur ? Voici ce que nous écrivait l'année der-
nière notre correspondant de Taïti :
« On a établi à Papeïti un mannequin décoré du titre de régent, sous le nom
de Paraita. Ce vieux chef touche une pension de 5 à 6.000 fr. Or, comme
il est très économe, il a cherché à augmenter son revenu par une petite
industrie qui ne laisse pas que d'être fort lucrative. Ce haut et puissant sei-
gneur coule la lessive deux fois par semaine, et profite de sa haute position
sociale pour accaparer la clientèle des officiers de la marine royale, à qui il
ne manque jamais d'aller rendre visite à leur arrivée en rade; puis, les pre-
miers compliments terminés, il fait un paquet du linge sale de tout l'état-
major, qu'il emporte chez lui, et qu'il lave ensuite en famille. J'ai eu l'hon-
neur de la lessive, dont le prix est invariablement fixé comme il suit : 5 fr.
ou une piastre pour douze pièces indistinctement : — Nota. Vous fournis-
sez le savon ; on ne répond pas des pièces égarées. » — (Ces deux der-
niers avertissements étaient encore très utiles en l'année 1900. E. C.)
276 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
tèrent l'affaire des îles Sous-le-Vent. Depuis la déclaration
de Sir G. Seymour, le gouvernement britannique n'avait
cessé de réclamer leur indépendance et le gouvernement
français, de la refuser, d'ailleurs timidement. La paix rétablie
à Tahiti, les Anglais devinrent plus pressants sur la ques-
tion des îles Sous-le-Vent et ils soutinrent les prétentions
des indigènes. Le gouvernement français savait qu'elles
étaient erronées, et, pour établir définitivement le bien fondé
de ses droits sur ces îles, il demanda à la reine Pomare
d'exposer aussi les siens. Mais celle-ci répondit le contraire
de ce que l'on attendait d'elle : consultée, elle déclara que
les îles Sous-le-Vent ne faisaient pas partie de ses États. Les
pasteurs protestants anglais qui se trouvaient là-bas avaient
réussi à la convaincre qu'il était de son intérêt d'affirmer
que ces îles ne dépendaient pas de sa couronne ; les Révé-
rends, en fins diplomates, voulaient tout simplement ainsi
réserver à l'Angleterre un dédommagement dans le cas où
celle-ci se serait décidée un jour à changer de politique. Dès
lors, le gouvernement français se trouva être en mauvaise
posture devant ses adversaires, auxquels la déclaration de
la reine Pomare semblait donner raison. Néanmoins il eût
certainement continué à soutenir ses droits et persisté dans
son refus, sans l'obstination de plus en plus accusée des
Anglais. Ceux-ci ne cessaient de protester et ne semblaient
pas disposés à céder sur cette affaire. Leur attitude brisa,
comme toujours, la résistance du roi Louis-Philippe et de
ses ministres, qui voulaient la paix à tout prix. Une corres-
pondance diplomatique s'étant engagée entre les deux ca-
binets anglais et français, celui-ci finit par se désister de
ses prétentions sur les îles Sous-le-Vent, c'est-à-dire sur les
îles Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora ainsi que leurs
dépendances. Une Déclaration, célèbre depuis, et connue
sous le nom de « convention de Jarnac ^ », fut conclue, le
1. Le Comte de Jarnac était ambassadeur de France en Angleterre.
l'archipel de la société 277
19 juin 18Zi7, entre les deux gouvernements français et anglais
pour garantir Findépendance des îles Sous-le-Vent. Voici ce
document :
Déclaration échangée à Londres le 19 Juin 1847, entre la France et
la Grande-Bretagne , relativement à l'indépendance des îles de
Huahine, Raiatea et Borabora.
S. M. le Roi des Français, et S. M. la Reine du Royaume-Uni de
la Grande-Bretagne et d'Irlande, désirant écarter une cause de dis-
cussion entre leurs Gouvernements respectifs, au sujet des îles de
l'Océan pacifique désignées ci-après, ont cru devoir s'engager récipro-
quement :
1° A reconnaître formellement l'indépendance des Iles de Huahine^
Raiatea et Borabora (sous le vent de Tahiti) et des petites îles adja-
centes qui dépendent de celles-ci ;
2° A ne jamais prendre possession desdites îles ou d'une ou plu-
sieurs d'entre elles, soit absolument, soit à titre de protectorat ou
sous aucune autre forme quelconque;
3° A ne jamais reconnaître qu'un Chef ou Prince régnant à Tahiti
puisse en même temps régner sur une ou plusieurs des autres îles
susdites; et réciproquement, qu'un Chef ou Prince régnant dans une
ou plusieurs de ces dernières puisse régner en même temps à Tahiti;
l'indépendance réciproque des îles désignées ci-dessus et de l'île de
Tahiti et dépendances étant posée en principe.
Les Soussigués, Ministre Plénipotentiaire de S. M. le Roi des Fran-
çais près la Cour de Londres et le Principal Secrétaire d'État pour les
Affaires Étrangères de S. M. Britannique, munis des pouvoirs néces-
saires, déclarent en conséquence par les présentes que leursdites Ma-
jestés prennent réciproquement cet engagement.
En foi de quoi, les Soussignés ont signé la présente déclaration et y
ont fait apposer le sceau de leurs armes.
Fait double à Londres, le 19 juin de l'an de grâce 1847.
Jarnac. Palmerston.
Les possessions de Pomare IV se trouvaient ainsi coupées
en deux et celles qui n'étaient pas sous le Protectorat fran-
çais, non seulement perdues pour la France, mais aussi
pour la reine. En réalité, celle-ci se trouvait jouée par les
278 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Anglais. Elle devait beaucoup regretter dans l'avenir l'aban-
don de ses droits, mais le mal était fait, et elle fut obligée
de subir les conséquences de sa trop grande confiance dans
les hommes du Seigneur.
Quelque temps après, à Tahiti, l'exercice du Protectorat
français fut déterminé par l'acte suivant :
Convention conclue à Papeete le 5 août 1847, entre la France et la
Reine des Iles de la Société, pour régler V exercice du Protectorat.
Convention faite entre S. M. la Reine des Iles de la Société, d'une
part, et le capitaine de vaisseau Charles Lavaud, Gouverneur des Pos-
sessions Françaises de l'Océanie, Commissaire du Roi auprès de la
Reine, agissant au nom de S. M. le Roi des Français, d'autre part.
Entre Nous Soussignés, a été convenu ce qui suit, le cinquième
jour du mois d'août 1847.
Art. l^"". — Les îles Ïaïti-Moorea et dépendances forment un seul
État, libre et indépendant, sous la dénomination d'//es de la Société.
Cet État est placé sous la protection immédiate et exclusive de S. M.
le Roi des Français, ses héritiers et successeurs.
Art. 2. — Pour assurer, sans restriction, à S. M. la Reine Pomaré
et aux habitants des Iles de la Société, les avantages résultant de la
haute protection sous laquelle ils sont placés, ainsi que pour l'exercice
des droits inhérents à cette protection, S. M. le Roi des Français a
celui d'élever et d'occuper des forteresses et places sur tous les points
nécessaires à la défense du pays et d'y tenir garnison.
Art. 3. — L'organisation intérieure des Iles de la Société est réglée
avec l'approbation de la puissance protectrice.
Art. 4. — Le Gouvernement civil se compose de la Reine, de l'as-
semblée des législateurs et du pouvoir judiciaire. Un Commissaire,
nommé par le Roi des Français, y représente la puissance protec-
trice.
Art. 5. — La Reine exerce le pouvoir exécutif.
Art. 6. — L'assemblée des législateurs se compose des chefs et des
délégués de chaque district, en nombre fixé par la loi.
Art. 7. — La Reine et le Commissaire du Roi convoquent l'assem-
blée législative aux époques prévues par la loi.
l'archipel de la société 279
Art. 8. — (Cet article règle les formes de la prorogation de l'as-
semblée législative.)
Art. 9. — La Reine et le Commissaire du Roi ouvrent l'assemblée
législative; ils peuvent y assister ou s'y faire représenter; ils pren-
nent la parole lorsqu'ils le jugent nécessaire.
Art. 10. — La nomination des chefs est faite par la Reine et le
Commissaire du Roi sur la proposition des Hui-Raatira ' des dis-
tricts; ceux-ci ne peuvent choisir en dehors de la famille du dernier
chef élu; mais si ce chef ne laisse pas de famille, la Reine et le Com-
missaire du Roi nomment à l'emploi disponible : il doit être pourvu
à la vacance dans le délai d'un mois.
Art. 11. — (Cet article stipule que les chefs qui donneraient de
justes motifs de plainte contre les prescriptions de la loi, pourront
toujours être renvoyés devant les grands juges.)
Art. 12. — La condamnation d'un chef entraîne de droit la dé-
chéance.
Art. 13. — Les délégués à l'assemblée législative sont nommés
par les Hui-Raatira des districts.
Art. 14. — Le pouvoir judiciaire se compose de grands juges et
déjuges de districts.
Art. 15. — Les grands juges et juges sont nommés par la Reine
et le Commissaire du Roi, et sont convoqués par eux aux époques
voulues par la loi.
Art. 16. — (Cet article établit que les juges et autres officiers civils
qui ne remplissent pas leur devoir, sont révoqués de concert par la
Reine et le Commissaire du Roi.)
Art. 17. — Le chef et les juges de chaque district choisissent les
Mutoï^ parmi les personnes de bonne conduite : le choix est soumis
à l'approbation de la Reine et du Commissaire du Roi.
Art. 18. — Les Imiroa ^ sont nommés par le chef et les juges de
chaque district. Les Mutoï, indépendamment de la part prélevée sur
le produit des frais d'arrestation que leur accorde la loi, reçoivent une
gratification quand il y a lieu d'être satisfait de leur conduite.
Art. 19. — Lors de chaque assemblée des Tohitu ■* à Papeeti, il
■est adressé à la Reine et au Commissaire du Roi un rapport sur ce
qui s'est passé dans le trimestre précédent.
Art. 20. — Lorsqu'il y a vacance dans l'une des fonctions d'officier
1. Les notables.
2. Mutoï. — Hommes de police.
3. Imiroa. — Hommes de police subalterne.
4. Tohitu. — Grands Juges.
280 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
public, la Reine et le commissaire du Roi en sont informés officiel-
lement par les autres fonctionnaires du district.
Art. 21. — (Cet article stipule qu'avant d'être sanctionnées et pro-
mulguées, les lois votées par l'assemblée législative sont examinées
en conseil du Gouvernement.)
Art. 22. — L'assemblée législative désigne deux de ses membres
pour siéger dans le conseil.
Art. 23. — Les lois examinées et modifiées, s'il y a lieu, sont ren-
voyées à l'assemblée législative pour être votées de nouveau.
Art. 24. — Tout projet de loi voté pour l'assemblée législative n'a
force de loi qu'après avoir reçu la sanction de la Reine et du Commis-
saire du Roi.
Art. 25. — Si la Reine ou le Commissaire du Roi refuse de sanc-
tionner une loi, cette loi ne peut être représentée qu'à la session sui-
vante.
Art. 26. — Toute loi qui a été votée dans trois sessions successives
de l'assemblée législative et qui, dans chacune de ces sessions, a reçu
la sanction de la Reine ou celle du Commissaire du Roi, a force de
loi.
Art. 27. — Les arrêtés de simple police concernant les Indiens sont
faits de concert entre la Reine et le Commissaire du Roi.
Art. 28. — Dans l'intervalle de deux sessions, la Reine et le Com-
missaire du Roi ont le droit de faire, de concert, des règlements ayant
force de loi jusqu'à ce qu'ils aient été adoptés ou rejetés par l'assem-
blée législative aux délibérations de laquelle ils doivent être soumis,
au début de la plus prochaine session : toutefois, ces règlements ne
pourront porter aucune atteinte aux lois précédemment adoptées.
Art. 29. — Toutes les lois adoptées en 1842 et qui n'ont pas été
abrogées par celles de 1845, ou auxquelles ces dernières n'ont apporté
aucune modification, continueront à être en vigueur, aussi bien que
la décision prise dans l'assemblée tenue le 8 janvier 1845, qui donne
force de loi à tous les arrêtés pris par le Commissaire du Roi anté-
rieurement à cette époque. Ont également force de loi, tous les arrê-
tés qui ont été pris de concert entre le Commissaire du Roi et le Ré-
gent Parai ta.
Art. 30. — 11 est bien entendb que dans les lois ou arrêtés pro-
mulgués sous le Protectorat, tout ce qui est relatif au Régent s'ap-
plique à la Reine. S. M. délègue son pouvoir au Régent quand elle
se rend dans une autre île.
Art. 31. — Il n'y a d'autre force militaire dans les îles de la Société
que les troupes de S. M. le Roi des Français.
l'archipel de la société 281
Art. 32. — Il peut toutefois être créé un corps de milices indi-
gènes, dont la levée et l'organisation ne doivent avoir lieu que d'après
l'autorisation ou par l'ordre du Commissaire du Roi, qui en a le
commandement.
Art. 33. — En cas de guerre ou d'aggression étrangère, la Reine
met à la disposition du Commissaire du Roi toutes les forces et toutes
les ressources nécessaires à la défense du pays.
Art. 34, — La haute police des îles est placée exclusivement entre
les mains du Commissaire du Roi.
Art. 35. — ■ Toutes les relations avec l'extérieur sont abandonnées
au Gouvernement protecteur.
Art. 36. — Aucun étranger ne peut entrer en communication avec
la Reine sans en avoir obtenu l'autorisation du Commissaire du Roi.
Art. 37. — Aucun Résident étranger, à quelque titre que ce soit, ne
peut, par privilège ou autrement, s'immiscer dans l'administration
du pays ou provoquer à des actes politiques.
Art. 38. — Pour attester le protectorat de la France sur les îles
de la Société, le pavillon du protectorat, c'est-à-dire l'ancien pavillon
Taïtien, écartelé du pavillon Français, flotte sur les établissements
municipaux. Le pavillon national Français est arboré sur tous les
postes militaires et les points défensifs des îles.
Art. 39. — La Reine, comme signe de son autorité personnelle,
reçoit du Gouvernement Français et arbore le pavillon du protectorat
avec l'emblème de la Royauté.
Art. 40. — Les Consuls Français sont considérés auprès des puis-
sances étrangères, sans exception, comme ayant le caractère de con-
suls ou vice consuls des îles de la Société et les sujets de ces îles
ont droit à leur entière protection.
Cette convention est soumise à l'approbation de S. M. le Roi des
Français.
Fait à Papeeti (Taïti) en triple expédition, les jour, mois et an que
dessus.
PoMARE Arii.
Le Commissaire du Roi, Gouverneur
Ch. Lavaud.
CHAPITRE VIII
LE PROTECTORAT FRANÇAIS
Sessions législatives ; orateurs tahitiens. — Renversement de Pomare IV et
restauration de cette reine. — Révolution à Huahine. — Epidémie à Tahiti
et mort du grand-chef Tati. — Révolutions à Raiatea-Tahaa. — Avène-
ment de Tamatoa V ; couronnement de ce roi. — Guerre civile à Raiatea.
— Mort de Tapoa, roi de Bora-Bora. — Avènement de la princesse Terii-
maevarua. — L'instruction des indigènes dans les écoles protestantes et
catholiques. — Les ministres protestants français remplacent à Tahiti leurs
collègues anglais. — Intrigues du pasteur Charles Viénot. — Mort de la
reine Pomare IV. — Avènement de Pomare V. — Règlement de l'ordre de
succession au trône de Tahiti, Moorea et dépendances.
La reine Pomare IV tint loyalement les engagements qu'elle
avait pris vis-à-vis du gouvernement français et ses sujets
agirent de même, tout en continuant à environner d'égards
leur souveraine. Mais il ne faut pas se le dissimuler : ni elle,
ni eux, n'aimèrent la France ; il n'y eut que quelques Tahi-
tiens qui devinrent ses amis sincères.
Ne pouvant plus se livrer au tumulte des armes, les chefs
des districts s'occupèrent de travaux gouvernementaux sous
la direction des autorités françaises. Il en résulta un grand
bien pour toutes ces îles qui pendant si longtemps avaient été
agitées par les horreurs de la guerre et les intrigues poli-
tiques.
En 18/i5, les chefs de Tahiti s'étaient constitués en Assem-
blée législative ; ils avaient revisé les lois du pays et en
avaient adopté de nouvelles. Au mois de mai 1848, une loi
iut promulguée pour régler la nomination des délégués à
l'Assemblée législative des États du Protectorat. Ces délé-
l'archipel de la société 283
gués furent nommés pour trois ans dans chaque district des
archipels; les toohitu (juges) et les chefs furent de droit mem-
bres de l'Assemblée ; le commissaire de la République près
la cour des toohitu, l'orateur du gouvernement assistèrent
aux séances et proposèrent les projets de loi du gouverne-
ment; ils eurent voixdélibérative. L'Assembléefut convoquée
par la reine et le gouverneur, commissaire de la République.
Les sessions eurent lieu une fois par an et chacune d'elles
dura un mois environ. Le compte rendu des travaux de cette
Assemblée montre les progrès que faisait la population des
divers archipels placés sous le Protectorat de la France. Les
délibérations offrirent un véritable intérêt, car elles furent
conduites avec une intelligence souvent remarquable. Le
doyen d'âge de l'Assemblée, le célèbre orateur Tati, chef de
Papara, en avait été élu président.
Pendant la session législative du mois de mars 1851, les
députés eurent à se prononcer sur une affaire assez intéres-
sante. La voici en substance. A l'arrivée des Français, la
société des Missions de Londres avait déclaré au gouver-
neur Bruat que des terrains et des maisons affectés au ser-
vice du culte à Papeete lui appartenaient en propre. M. Bruat
avait demandé aux missionnaires protestants anglais s'ils
avaient des titres qui témoignassent que c'étaitleur propriété ;
les Révérends avaient répondu qu'ils n'avaient aucun autre
titre que la bonne foi des donateurs, qui avaient eu l'in-
tention de les rendre propriétaires pour toujours de ces ter-
rains. M. Bruat, ne pouvant vérifier dans les circonstances
où il se trouvait les assertions de ces messieurs, avait con-
senti à un enregistrement provisoire sur les registres du
Protectorat, jusqu'à ce que une assemblée de chefs et de
juges eût décidé si l'intention des donateurs avait été de
faire réellement un don ou simplement un prêt. Le mardi
18 mars 1851, les députés ayant voté une loi sur les mission-
naires, le district de Papeete, en vertu de cette loi, fit choix
de M. Orsmond pour son ministre du culte, et lui assigna
284 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
pour habitation la maison des anciens missionnaires du dis-
trict, vacante depuis longtemps. Mais M. Howe vint réclamer
contre cette décision, au nom de la Société des Missions de
Londres, propriétaire, disait-il, de la maison mise à la dispo-
sition de M. Orsmond. Celui-ci ne faisant plus partie de la-
dite société ne pouvait loger dans cette habitation. Le gou-
verneur résolut d'en finir avec ces réclamations. Dans la
séance du vendredi 28 mars il demanda à l'Assemblée de se
prononcer sur les questions suivantes :
1° Les Tahitiens ont-ils donné à la société des Missions de Londres
les terrains sur lesquels se trouvent les habitations des missionnaires,
en toute propriété ?
2° Les districts sont-ils propriétaires de ces terrains, et, par suite,
ont-ils le droit d'en disposer en faveur des missionnaires de leur
choix ?
Voici ce qui fut répondu :
Le régent Panaita. — Les terrains ni les maisons n'ont jamais
été concédés en toute propriété à la Société des Missions de Londres,
mais seulement considérés comme une résidence pour ces mission-
naires pendant le temps qu'ils voudraient y rester.
Taamu. — Les terrains sur lesquels s'élèvent les demeures des
missionnaires n'ont jamais été considérés comme la propriété de ces
derniers : les districts les ont simplement concédés comme un lieu
de résidence pour les missionnaires.
Arahu. — Depuis le temps de leur arrivée parmi nous, les mis-
sionnaires ne nous ont jamais fait connaître la prétention d'être les
propriétaires des terrains et maisons que les districts avaient mis à
leur disposition pour le temps de leur résidence.
Poroi. — La première résidence de M. Pritchard a été à Faaa, mais
comme on pensa qu'il était raisonnable de loger le missionnaire dans
le centre du village, on pria la reine de prêter une pièce de terre pour
y construire la nouvelle habitation du missionnaire pour le temps
qu'il lui plairait de résider parmi nous.
Nuutere. — Les Tahitiens n'ont jamais eu l'intention d'abandon-
ner leurs terrains en toute propriété à une société quelconque. Les
terrains et maisons ont toujours été considérés comme la résidence
du missionnaire du district, quel qu'il fût.
l'archipel de la société 285
Alors le président donna lecture des questions posées par
le Gouverneur et les mit aux voix. L'iVssemblée déclara à la
majorité de 106 voix contre une ce qui suit :
Art. l^"". — Les Tahitiens n'ont jamais donné et ne donnent pas
les terrains et les maisons servant de logement aux missionnaires,
ainsi que les églises à la société des missions de Londres.
Art. 2. — Les districts sont seuls propriétaires des terrains,
églises et maisons destinés aux logements des missionnaires ; ils
peuvent en disposer librement pour y établir les missionnaires de
leur choix K
Ainsi finit cette affaire. Il est incontestable que de tout
temps les lois du pays s'étaient opposées à ce que des terres
fussent données ou vendues à des étrangers. Les mission-
naires protestants anglais s'étaient trompés : ils avaient pris
pour une donation ce qui n'était qu'un simple prêt.
Les Polynésiens orientaux ne savaient pas seulement faire
des lois : ils savaient aussi parler ; les orateurs ne manquaient
pas parmi eux et beaucoup de leurs discours seraient admirés
dans les pays les plus civilisés. Un exemple me suffira pour
le démontrer ; voici quelques extraits de la séance du ven-
dredi 12 mars 1852, à l'Assemblée législative ; il s'agissait
d'un projet de loi sur les boissons :
Raavai : Malgré le profond respect que je professe pour l'As-
semblée, je ne puis m'empêcher d'être étonné de l'eugouement qu'elle
manifeste pour la loi sur les boissons. Il faut que personne de ceux
qui la soutiennent ne l'ait examinée au point de vue de la liberté
dont nous voyons les Européens jouir parmi nous et à laquelle nous
n'avons pas moins de droits... Je pense, moi, qu'en pareille ma-
tière, il ne doit pas y avoir de loi... (Exclamations sur certains bancs.)
C'est mon opinion ; je ne la cache pas. (On le voit bien !) On ne
m'accusera point d'être de ces hypocrites, qui tonnent en public
contre l'eau-de-vie, et qui s'enivrent en secret, toutes les fois qu'ils
en peuvent trouver l'occasion. — Je prie l'Assemblée d'examiner sur
quoi peut se baser le droit qu'on s'arroge de dire à quelqu'un : Tu
1. Revue coloniale, t. VII, p. 156, 157 et 158 ; ici., t. VIII, p. 37 et 38.
286 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
boiras de ceci, et tu ne boiras pas de cela, sous peine d'amende? D'où
le tirez-vous ce droit ? S'il existe, rien n'empêche qu'on ne nous dise
également, et avec autant de raison : Tu mangeras de ceci, et tu ne
mangeras pas de cela... Tu t'habilleras de toile et non d'indienne...
Tu porteras les cheveux courts et les moustaches longues... (Rires
dans l'Assemblée.) Vous riez ?... Mais prouvez-moi que j'ai tort...
Vous voulez régler le détail de la vie... la nourriture; vous pouvez
alors régler le costume. Ou votre droit n'existe pas, ou il va jusque-
là.... Si donc vous n'avez pas le droit de descendre dans ces détails de
la vie ; si c'est une tyrannie ridicule... un démenti à la raison, pour-
quoi persistez-vous à faire votre loi?
Farehau, de sa place : Pour empêcher certaines gens de faire
encore plus de sottises qu'ils n'en disent.
JRaavai, continuant : Je pourrais rendre à l'interrupteur un coup
de massue pour un coup de fouet ; mais...
Le président Tati : Les interrupteurs m'obligeront à leur appli-
quer le règlement.
C'est un peu tard... Mais, je n'en dirai pas moins ce que j'ai ré-
solu de dire ; c'est que le droit vous manque pour faire votre loi...
Bien plus; si nonobstant ce droit mal fondé, vous voulez vous obstiner
et passer outre, votre loi ne s'exécutera point (Oh ! oh !) Non, elle ne
sera pas exécutée !... (Cela devient inconvenant !) Il ne faut point se
méprendre sur la portée de mes paroles... Je ne veux pas dire que je
me révolterai contre votre loi ; mais je maintiens que, par la force
des choses, et sans révolte ouverte de la part de personne, elle restera
lettre morte. Un représentant vous le disait hier, très judicieusement :
En présence des Tahitiens qui veulent acheter, et des Européens qui
ne cherchent qu'à vendre, votre loi ne sera qu'un filet, et le liquide
passera au travers des mailles... Resserrez-le tant que vous voudrez...
Multipliez les surveillants... Stimulez les chefs, les juges etles mutoi,
par vos recommandations ; ce sera inutile. Ils aiment tous l'eau-de-
vie... (Oh! oh ! parle pour toi !) Eh bien ! nous aimons tous l'eau-de-
vie et les autres spiritueux ; nous en buvons tous, ouvertement ou en
secret. Je prie donc l'Assemblée de peser ces raisons et de ne pas
faire une loi inutile.
Taamii : Si la loi n'avait pas quelque chance d'être exécutée, il y
a des gens qui s'en effrayeraient moins... Ils ne mettraient pas tant
de chaleur à la combattre. On parle beaucoup de liberté, de droits...
On fait sonner bien haut tous ces grands mots.., A mon avis, on fe-
rait mieux de réserver ces déclamations, sur le droit et la liberté,
pour quelque chose de plus respectable que l'ivrognerie. Gardons-
l'archipel de la société 287
nous bien, quoi qu'on dise, d'ouvrir l'eau-de-vie ; cette boisson em-
poisonnée est la source de toute espèce de désordres.,. Elle met
l'homme au niveau de la brute, et même plus bas ; car l'homme ivre
est capable des plus insignes folies ; il fait ce que les bêtes elles-
mêmes ne font pas. (Très bien ! très bien !)
Moeroa rappelle à FzVssemblée un drame tout récent. Teiipoo a été
jugé et condamné à mort, pour avoir tué sa femme. 11 répondit aux
juges : « Ce n'est pas moi qui l'ai tuée ; c'est l'eau-de-vie. » Bannis-
sons donc ce poison, puisqu'il contient la fureur et la mort.
Hoaore : Il ne s'agit pas de déclamer contre l'ivrognerie, pour
prouver que la loi est bonne. — L'ivrognerie est un vice déplorable...
Qui le conteste ? Mais ce qu'il y a de moins évident, c'est l'efficacité
de votre loi pour détruire ce vice. — Pour moi, je n'hésite pas à vous
le prédire : en dépit de vos illusions, le résultat trompera vos espé-
rances. (C'est ce que nous verrons !) On s'enivre avec du vin, comme
avec de l'eau-de-vie ; et si on veut résolument détruire l'ivrognerie, il
faut en supprimer toutes causes. . . Nous n'avons pas plus le droit d'inter-
dire l'eau-de-vie que le vin ; mais si au nom de la tranquillité publique
ou de la morale, on s'arroge le droit de tyranniser les individus, jusque
dans le détail de leur vie intérieure ; si, en un mot, comme on le
disait ici tout à l'heure, nous violons la liberté que chacun peut reven-
diquer de se nourrir comme il lui plaît, ne faisons pas les choses à
demi... Fermons tout ! Buvons tous de l'eau claire et du coco ; nous ne
compromettrons pas notre bon sens. (Nous voilà dansles exagérations !)
JRaavai : L'Assemblée s'obstine et veut faire sa loi... C'est très
bien ! Elle s'est déjà passé la fantaisie d'en faire plusieurs sur le
même sujet; seulement leur efficacité a été telle qu'il faut constam-
ment recommencer... Pour moi, je suis franc... Je ne cache pas mon
opinion sur votre loi. (Oh ! l'impudence n'est pas ce qui lui man-
que !) Je déclare qu'elle viole la liJjerté; le raisonnement l'a prouvé...
J'ajoute qu'on ne pourra la faire exécuter ; c'est l'expérience sur ce
point, qui ne permet pas de se faire illusion sur l'avenir. (Quand
fmira-t-il ?j Punissez l'abus : c'est votre droit, votre devoir. Si un
homme ivre trouble l'ordre ou cause du scandale dans la rue, il y a
des agents de police et des prisons pour en faire justice... L'usage
des couteaux et des haches se répand de plus en plus parmi nous;
les uns savent en user utilement, mais parfois il y a des maladroits
qui se coupent... Faut-il pour cela proscrire en masse et haches et
couteaux?... Eh bien ! renoncez à votre loi. (Mouvement. Enfin, en
a-t-il assez dit ! Il n'en démordra pas !... Et il a bien raison !)
288 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Fareahii : L'Assemblée doit être lassée de l'impudeur avec la-
quelle on persiste à faire, ici, l'apologie de Fivrognerie. C'est scanda-
leux ! Pour moi, je suis d'avis qu'il faudrait interdire, non seulement
l'eau-de-vie, mais le vin et la bière. Mais, puisqu'on se croit forcé
à faire des concessions, parmi ces poisons, je demande qu'on arrête
le plus violent ! Les hommes sages et amis de la religion sont saisis
de dégoût et d'épouvante à la vue des terribles effets de l'ivrognerie.
Tantôt, c'est le meurtre; tantôt c'est l'incendie. Je ne parle pas du
débordement des mœurs... Ce sont des orgies... Souvent les misé-
rables que possède cette funeste passion de boire meurent victimes
de leurs excès... Je n'exagère pas... Ceux dont je parle sont bien réel-
lement dans la tombe ! (Sensation !) Et on ose se faire ici, publique-
ment, l'avocat de l'eau-de-vie! C'est comme si on patronnait l'immo-
ralité !... la débauche !... la destruction de ses semblables. (Oh ! oh !
du calme !)
Raavai, vivement : Je demande la parole. On vient de vous dire
qu'il y a des gens qui ont l'impudence de faire ici l'apologie de
l'ivrognerie, et de se déclarer les avocats de l'immoralité et de la
destruction de leurs semblables, et l'on a flétri, avec indignation
comme de juste, ce coupable aveuglement. C'est très bien !... L'ora-
teur répétant : c'est très bien ! L'Assemblée n'a pu manquer d'être
frappée de la bonne foi et de la charité avec lesquelles on vient
d'apprécier mes paroles. Quelle aménité, pour un homme d'église !...
(Bruit.) L'assemblée me permettra, je l'espère, d'en appeler à sa
loyauté... A-t-on fait l'apologie de l'ivrognerie! A-t-on patronné la
débauche... prêché le meurtre et la destruction, ou bien a-t-on seu-
lement réclamé, au nom de la liberté et de la raison, l'exercice d'un
droit naturel qu'on peut contester, sans flétrir ceux qui l'invoquent ?. . .
Y a-t-il de la dépravation à demander qu'un Tahitien soit traité
comme un Européen, avec qui il est appelé à Advre côte à côte?...
Est-ce donc une monstruosité que d'aspirer à la liberté dont on jouit
dans les pays civilisés, ces pays qu'on nous propose continuellement
pour modèles, qu'on veut nous faire imiter en tout... (Non ! non !
on discute, on n'injurie pas !) Dans les pays civilisés, l'ivrognerie et
le scandale public sont réprimés par les lois : on punit l'abus ; mais
on ne sévit pas absurdement contre l'usage... Que la loi attende que
le mal se soit produit avant d'infliger le châtiment ; alors elle sera
dans son rôle. — Si boire de l'eau-de-vie était un crime, nous ne ver-
rions pas tous les Européens, nos modèles en civilisation, en boire
journellement parmi nous. Il n'y a donc de punissable que l'excès,
le scandale... Eh bien ! attendez l'excès et le scandale pour les pu-
l'archipel de la société 289
nir; mais ne confisquez pas un droit naturel, par prévention ; ne nous
garrottez pas les deux jambes, de crainte que nous ne fassions un
faux pas... (Mouvement.) Osez donc être justes et raisonnables; ne
vous laissez pas intimider par les clameurs des dévots... Au sur-
plus, ces déclamations sur le meurtre, l'incendie et la désolation, à
propos de Teau-de-vie, ne sont que des exagérations oratoires. L'eau-
de-vie, dont je suis le premier à blâmer l'abus, a bien pu, de temps
à autre, produire quelques désordres ; mais ces désordres ont été
réprimés... Rien n'a échappé à la sévérité des tribunaux, et si le
pays n'avait pas été désolé par d'autres fléaux, nous serions aujour-
d'hui plus avancés en richesses, en propriétés et en civilisation. On
sait malheureusement qu'il n'en est pas ainsi... Ceux qui viennent
parler de mort, d'incendie et de destruction semblent avoir perdu la
mémoire des malheurs qu'ils ont causés... Ils ont l'injure et l'accu-
sation à la bouche, comme s'ils étaient irréprochables !... Pas tant de
clameurs à propos d'une tombe qui s'ouvre par accident, vous qui en
avez couvert le pays!... (Sensation.) Faites le tour de notre île..,
interrogez tant de lieux funèbres, arrosés de sang et souillés de tom-
beaux... (Profond silence sur tous les bancs.) Le nom de Mahaena
n'éveille- t-il pas de souvenirs !... Venez ici, veuves et orphelins...
Demandez à ces tombeaux qui les a remplis d'ossements? Est-ce
l'eau-de-vie?... Qui a soufflé la haine dans les cœurs?... Qui a égaré
le patriotisme d'une population ignorante pour lui mettre les armes
à la main... pour la déchaîner contre nos protecteurs calomniés?..
Qui a donné le signal du carnage?... Qui vous a conduits prématu-
rément à la mort?... Est-ce l'eau-de-vie ?... Répondez... Ah! les
tombes sont muettes... Mais, si elles pouvaient parler, ce serait à
d'autres qu'à moi de trembler en ce moment !
A ces mots un frémissement courut dans l'Assemblée ; presque tous
les regards se portèrent sur Fareahu, l'un des instigateurs les plus
fanatiques et les plus opiniâtres de la guerre civile qui avait désolé
Tahiti '...
J'ai tenu à donner ces nombreux extraits parce qu'ils mon-
trent bien comment les Tahitiens savaient et savent en-
core parler. Il y a dans le dernier extrait une éloquence
digne des plus grands orateurs de l'antiquité, et cet exemple
n'est pas isolé comme on pourrait le croire : les beaux dis-
1. Revue coloniale, t. X, p. 126 à 132.
19
290 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
cours ne manquent pas chez les Polynésiens de cette époque
et même de l'époque actuelle. Toutefois, je ne saurais pro-
longer ces citations déjà trop longues. Le résultat de cette
discussion, qui continua encore quelque temps, fut que la
loi sur les boissons fut tout de même adoptée, et bien inu-
tilement d'ailleurs, car les Tahitiens n'en tinrent nul compte
et restèrent aussi ivrognes que par le passé.
En somme, ils ne changèrent guère au contact des Euro-
péens, si ce n'est qu'ils cessèrent d'être belliqueux; encore
ce dernier changement fut-il plutôt forcé que volontaire.
Cependant cette année-là (1852), ils se révoltèrent contre
Pomare IV et proclamèrent la république. Mais celle-ci fut
éphémère; le gouvernement du Protectorat français réprima
l'insurrection et rétablit la reine sur son trône . Ce furent
enfin les derniers troubles . Depuis lors la paix régna aux
îles du Vent.
Malheureusement il n'en fut pas de même aux îles Sous-
le-Vent où les indigènes étaient redevenus indépendants,
ainsi que nous l'avons déjà vu. Ils finirent par faire mauvais
usage de leur liberté, et non pas une fois, mais plusieurs.
Les querelles publiques et privées recommencèrent, et, à
maintes reprises, la plupart de ces îles furent tour à tour le
théâtre de funestes révolutions pendant lesquelles les popu-
lations traversèrent des périodes d'anarchie complète.
Après quelques troubles préliminaires, les hostilités com-
mencèrent à Huahine. Entre toutes les îles Sous-le-Vent,
cette île était celle dont l'histoire se liait le plus aux fastes
de Tahiti et de Moorea. Des différents débris de la mo-
narchie de Pomare II, c'était celui qui était le plus resté
fidèle à la cause de la famille de ce monarque et, plus d'une
fois, la vieille reine Teriitaria, sœur de Tamatoa II, roi
de Raiatea, et tante de Pomare Vahiné, avait conduit elle-
même ses troupes au combat contre les rebelles de Tahiti.
Maintenant la reine Pomare IV ne pouvait pas venir lui
rendre le même service, puisqu'elle se trouvait sous la
l'archipel de la société 291
dépendance du gouvernement français, et Teriitaria, qui se
trouvait sans postérité, voyait une grande partie de son
peuple révolté contre elle afin de la détrôner au profit de
Tehuru rahi, l'un de ses neveux. Toutefois l'âge n'avait pas
abattu son courage. Le 18 mars ISôZi, elle attaqua vivement
son rival ; elle lança ses partisans sur trois colonnes et
ceux-ci partirent, brûlant toutes les cases qui se trouvaient
sur leur passage. Ils s'avancèrent ainsi jusqu'à Haeretere,
Tatehau et l'église, positions qu'ils occupèrent et où eurent
lieu des engagements très vifs. Repoussés avec perte sur
toute la ligne par les gens de Tehuru rahi , ils battirent en
retraite en se repliant de case en case jusqu'à la demeure
de Teriitaria. La reine de Huahine fit un dernier efFort, puis
elle tomba au pouvoir de son adversaire ; alors la déroute
fut complète et celui-ci resta maître du champ de bataille.
On y trouva sept morts et vingt blessés. Le lendemain, le
parti vaincu se soumit sans conditions. Teriitaria et sa fa-
mille furent obligés de s'enfuir en exil. Cette vieille reine,
que les balles avaient respectée dans tant de batailles, alla
terminer obscurément ses jours auprès de sa sœur Tere-
moemoe et de sa nièce Pomare lY.
Au mois de juillet 185/i, ou un peu avant, une épidémie
terrible fit d'aflreux ravages à Tahiti. La rougeole, accom-
pagnée de dysenterie suivie d'inflammation de poitrine,
décima une partie de la population : 800 Tahitiens mouru-
rent. Le vieux chef de Papara, Tati, fut atteint par l'épi-
démie . C'était un homme d'une taille et d'une force mus-
culaire remarquables ; il était âgé de quatre-vingts ans. Son
agonie fut longue; il expira le 16 juillet 1854. Le gouver-
neur assistait à ses derniers moments. Tati avait vu Cook ;
il avait été témoin des événements curieux des temps bar-
bares ; il se souvenait des sacrifices humains et des guerres
incessantes qui avaient ensanglanté les rivages de Tahiti.
Ami de Pomare II, il en avait favorisé l'élévation, même à
son propre détriment. Il avait été le premier promoteur du
292 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Protectorat de la France. Enfin il avait été brave au combat,
éloquent dans les assemblées, prudent et habile au conseil.
L'île vit en lui disparaître l'une des plus grandes figures de
son histoire. Il mourut emportant les regrets de toute la
population.
Au mois de novembre 185/1, de nouveaux troubles écla-
tèrent à Raiatea-Tahaa. Un chef du nom de Teamo, qui
s'était déjà compromis deux ans auparavant dans les affaires
d'Hitiaa, et qui, plus tard, avait contribué à renverser le roi
Tamatoa, fut soupçonné de préparer un soulèvement contre
Temarii, le nouveau roi de Raiatea. Surpris et attaqué, le
'14 novembre, avec tout son parti, par les gens de Temarii,
il leur résista pendant près de cinq heures. Sept de ses par-
tisans furent tués ainsi que sa femme ; les autres s'enfuirent
et dix d'entre eux, Teamo en tête, se réfugièrent à bord de
la goélette du Protectorat la Joséphine^ où ils trouvèrent un
asile sûr. Du côté de Temarii, il y eut trois hommes tués et
un quatrième mourut de ses blessures. Un autre chef, Hau-
mani, qui soutenait le mouvement de Teamo dans l'île Tahaa,
capitula devant ses adversaires trop nombreux.
Les vainqueurs réclamèrent les fuyards au capitaine de la
Joséphine. Mais celui-ci, soutenu par le consul d'Angleterre,
ne consentit à livrer les hommes qui s'étaient réfugiés à
son bord qu'à la condition que leur vie serait respectée. Un
nommé Paoa soufflait la vengeance. Les missionnaires an-
glais intervinrent et l'on finit par obtenir la promesse que
les fuyards auraient la vie sauve.
Ceux-ci passèrent en jugement. On demanda à Teamo s'il
avait voulu s'aftranchir de l'autorité de Temarii, comme roi,
et il répondit oui, sans hésiter. On lui posa alors cette ques-
tion : « Qui donc est ton roi ? » 11 resta silencieux. On lui
répéta quatre fois cette question; mais il persévéra dans son
silence. Toutefois, pressé davantage, il dit: « Puisque Tama-
toa s'est conduit avec modération à mon égard, je le recon-
nais pour mon roi. » 11 fallut se contenter de cette réponse.
l'archipel de la société 293
Quelques indigènes prétendirent que son véritable projet
était de renverser Temarii pour régner à sa place. Tous les
révoltés furent condamnés au bannissement. Le 17 novembre,
ils arrivèrent à Papeete sur la goélette qui leur avait servi
d'asile.
Dans la suite, il y eut encore d'autres troubles, et c'était
immanquable dans une île qui possédait des partisans de
deux souverains pour une seule couronne. L'avènement d'un
jeune fils de la reine de Tahiti au trône deRaiatea, ne rendit
même que pour peu de temps le calme à ce malheureux pays.
Le vieux roi Tamatoa IV avait adopté le prince Tamatoa,
fils de la reine Pomare IV, bien qu'il eut plusieurs enfants
de son épouse légitime. Mais celle-ci se trouvait être une
femme du peuple, et, suivant les usages polynésiens, les en-
fants d'un homme très noble et d'une femme de caste infé-
rieure passaient après l'enfant adoptif s'il était d'une noblesse
plus pure qu'eux, tant du côté du père que du côté de la
mère, les liens d'adoption ayant autant d'importance que
ceux du sang. Le 12 mars 1857, le Styx quitta la rade de
Papeete faisant voile vers les îles Sous-le-Vent. 11 avait à son
bord, accompagnée de sa famille et d'une suite nombreuse,
la reine Pomare IV, qui se rendait à Raiatea pour assister
au couronnement de son jeune fils Tamatoa.
Le 18 août, au matin, M. Vallès, officier d'ordonnance du
comte Pouget, commissaire impérial, partit pour le repré-
senter aux fêtes du couronnement du nouveau roi de Raiatea.
La goélette V Hydrographe, d'abord, l'aviso à vapeur le Milan,
ensuite, vinrent donner à ces fêtes un aspect un peu plus
grandiose. Cette arrivée fut heureuse ; de grandes inimi-
tiés existaient entre les anciens et les nouveaux pouvoirs,
et l'on s'attendait à des luttes sanglantes pour le jour du
couronnement : la présence du pavillon français maintint
l'ordre et le calme pendant la durée de cette fête natio-
nale.
Le 19 août 1857, à 1 heure de l'après-midi, le cortège
HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
partit de la résidence royale pour se rendre au temple. Il
marchait dans l'ordre suivant :
Le capitaine Vallès, comme représentant du gouverneur
français de Tahiti, et M. Chisholm, agissant comme consul
de S. M. B., ces deux personnages précédés des pavillons de
leur nation; les résidents français, anglais, américains, etc.;
Ariipeu, portant le code ; xA.riitahia, l'épée de TEtat; le Ré-
vérend John Barff, la Bible; Moheannu, le sceptre; Haapua,
l'huile sainte; le Révérend Charles BarfF, ministre officiant;
Le roi, marchant sous un dais porté par six hommes, ayant
à chaque côté, six gardes armés de lances, et l'épée au bras;
Les familles royales, les principaux gouverneurs, les chef&
subordonnés, les juges et officiers du gouvernement, les en-
fants, la masse du peuple.
Dans le temple, un trône d'une structure simple et en
même temps élégante avait été préparé. L'arrangement de&
tentures ainsi que le goût des costumes des familles royales
étonnaient un peu, mais s'expliquaient par suite qu'ils étaient
dus à des mains de dames françaises.
Le Révérend C. Barfî présenta Tamatoa au peuple, et lui
demanda s'il l'acceptait comme roi. Tapoa répondit au nom
du peuple de Raiatea et de Tahaa : « Telle est la volonté una-
nime. »
Ces paroles furent ensuite confirmées par un levé de mains-
répété trois fois.
Maheanu donna lecture d'un cantique fait pour cette cir-
constance par le peuple de Tahaa, qui le chanta lui-même.
Maheanu dit ensuite le 72^""^ Psaume et appela la bénédic-
tion de Dieu sur l'assemblée.
Napario donna un autre cantique qui fut chanté par le&
gens de la reine Pomare.
Le Révérend John Barfî prononça un discours tiré de ces
mots de SalomoU;, proverbes XVI, 12, « parce que la justice
est l'affermissement du trône ». Ce discours remarquable-
ment beau et dit avec chaletir, produisit une vive sensation.
l'archipel de la société 295
Ariipeu monta sur le trône et présenta le code à Tamatoa
en lui adressant ces paroles : « Tamatoa, voulez-vous diriger
le gouvernement de ces îles selon le code que je vous pré-
sente dans ce moment ? » Tapoa répondit au nom du roi :
« Oui, et que Dieu me soit en aide. »
Arii utahia présenta l'épée à Tamatoa et dit : « Je vous
présente cette épée comme signe que le pouvoir suprême
des îles de Raiatea et de Tahaa vous est remis; voulez-vous
la porter pour inspirer la terreur aux méchants et pour pro-
téger ceux qui marchent suivant la loi et Dieu ? » Tapoa ré-
pondit au nom du roi : « Oui, et que Dieu me soit en aide. »
Le Révérend John BarfF présenta la Bible au roi en lui
disant : « Je vous présente ce livre, le livre de Dieu qui m'a
inspiré les paroles que je vous ai adressées en ce jour. Con-
sentez-vous à le prendre pour votre guide, comme règle de
votre conduite privée et comme un directeur dans votre vie
publique, il peut vous offrir le bonheur maintenant et une
couronne de gloire après. » Tapoa répondit au nom du roi :
« Oui, et que Dieu me soit en aide. »
Alors le Révérend Charles Barff versa l'huile sur la tête
et les mains du roi. « Tamatoa V, s'écria -t- il, au nom de
Jéhovah, je vous sacre roi de Raiatea et de Tahaa; que le
Saint-Esprit descende dans votre cœur, et vous inspire la
sagesse de David et de Salomon; que la loi de Dieu soit
toujours votre guide, et sa bénédiction restera à tout jamais
sur vous et sur votre peuple. »
Les gens de Bora-Bora chantèrent un hymne composé par
eux-mêmes, pendant que Tamatoa recevait le sceptre des
mains de Maheanuu, et une salve de vingt et un coups de
canon annonça le moment où le Révérend C. Barff plaça la
couronne sur la tête du roi.
Ensuite plusieurs discours furent prononcés. Le capitaine
Vallès, représentant du gouvernement français de Tahiti,
et M. Chisolm, consul d'Angleterre, félicitèrent la reine
Pomare IV, et son fils, le roi Tamatoa V auquel ils expri-
296 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
nièrent le désir que son règne fût long, calme et prospère.
Le roi répondit par l'organe de Tapoa qui remercia les deux
représentants des gouvernements français et anglais pour
l'honneur que leur présence faisait rejaillir sur le peuple de
Raiatea.
Tapoa fit chanter un cantique d'action de grâces par l'as-
semblée entière. 11 pria pour le roi, pour le peuple, pour la
famille royale de Tahiti et appela la bénédiction du Tout-
Puissant sur la France et l'Angleterre.
Enfin un membre de la famille royale se leva et cria à
trois reprises : ^i Dieu sauve le roi ! » A chaque cri, le peuple
répondit « Amen ». Les Français, les Anglais, les Tahitiens,
les Sandwichiens, etc., qui se trouvaient là, répétèrent le
même vœu, auquel la population répondit toujours « Amen ».
Ainsi se termina la cérémonie. Le roi et son cortège repri-
rent le chemin de la résidence royale. Pendant tout le trajet les
différents groupes du cortège crièrent continuellement avec
une énergie croissante : « Maeva e arii ! » (Elevé le roi !), pa-
roles que dans les anciens temps on clamait dans les mêmes
circonstances, et qui ne cessèrent que lorsque les indigènes
eurent la voix tellement faussée et déchirée qu'elle fut ré-
duite à une impuissance presque complète. Ce jour mémo-
rable s'acheva au milieu des danses et des chants océaniens.
Cependant Tamatoa V ne régna pas longtemps tranquille.
En 1858, des troubles éclatèrent encore à Piaiatea-Tahaa. Les
partis en vinrent aux mains et de nombreuses victimes suc-
combèrent. Un commerçant français, qui résidait à Tahaa
depuis cinq ans, fut entièrement pillé par les habitants en
armes de Piaiatea. Le gouverneur des Établissements fran-
çais de rOcéanie dut exiger des chefs de Raiatea une répa-
ration complète. 11 ne lui était pas donné de pouvoir arrêter
l'efFusion de sang, puisque d'après la convention passée avec
l'Angleterre, la France s'engageait à respecter l'indépen-
dance des îles Sous-le-Vent et par conséquent de Raiatea-
Tahaa; il chercha donc seulement à diminuer l'étendue du
l'archipel de la société 297
mal. Aux termes de Fart. 5 de l'Acte de Protectorat, et en
vertu de l'art. 7 de l'Ordonnance du 28 avril 1843, il inter-
dit à tout indigène des Etats du Protectorat de se rendre à
Raiatea jusqu'à l'entière pacification de cette île et déclara
que des peines sévères seraient appliquées aux coupables
(2 janvier 1859). Mais la pacification n'arriva pas et la guerre
civile continua, implacable et atroce; il n'y eut plus de sécu-
rité dans l'île et celle-ci fut plongée dans une anarchie con-
tinuelle.
11 n'y avait, en somme, de calmes, aux îles Sous-le-Vent,
que les naturels de Bora-Bora. Ils vivaient en paix sous l'au-
torité de leur roi Tapoa, l'ancien prince détrôné de Tahaa,
ex-époux de la reine Pomare IV.
Dans le premier semestre de l'année 1860, ce monarque
fut enlevé par une mort prématurée à la vénération de ses
sujets. Ses dernières volontés, qu'avait sanctionnées le vote
de la nation, désignaient pour le remplacer sur le trône,
son enfant d'adoption, la princesse Teriimaevarua, fille de
Pomare IV. On avisa immédiatement la famille royale de
Tahiti et l'on s'occupa ensuite des préparatifs du couron-
nement.
Environ deux mois après, le 26 juillet 1860, la goélette la
Manu Paia emportait vers les îles Sous-le-Vent la reine
Pomare IV, le prince Ariifaite, son mari, deux de leurs en-
fants et leur suite composée de Tahitiens des deux sexes.
Le terme du voyage était Bora-Bora, où la famille royale
allait assister au couronnement de Teriimaevarua. La tra-
versée fut heureuse et, après une courte relâche à Raiatea,
où régnait son second fils Tamatoa V, la reine Pomare IV dé-
barqua à Bora-Bora, le 30 juillet, vers les onze heures du soir.
Le lendemain matin, les reines et les familles royales se
mirent en route pour accomplir un pieux pèlerinage au tom-
beau du roi. Sous les cocotiers du rivage, non loin de la case
royale, s'élevait un petit monument sous lequel était exposée
la dépouille mortelle de Tapoa, petit-fils et dernier descen-
298 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
dant (l'un conquérant illustre. Des plantes aromatiques, des
résines odoriférantes, employées suivant certaines recettes
indigènes, avaient permis de soustraire aux horribles lois de
la décomposition le corps du souverain. 11 était là, couché
sur un lit de parade, revêtu du manteau royal et le visage
découvert. Chaque jour son peuple, qui bénissait sa mé-
moire, pouvait contempler le visage du défunt roi. Enfin, la
reine Pomare, jetant un dernier regard sur celui qui avait
été et son premier époux, et le père d'adoption de sa fille,
donna d'une voix émue le signal du retour, et tous reprirent
silencieusement le chemin de la demeure royale.
Le couronnement de Teriimaevarua eut lieu le 3 août 1860.
Je ne décrirai pas la cérémonie parce qu'elle fut pareille à
celle du sacre du roi Tamatoa V de Raiatea et que j'ai déjà
donné celle-ci. Je ne dirai rien non plus des fêtes qui sui-
virent : elles se passèrent conformément aux usages en vi-
gueur chez les Polynésiens orientaux.
Les différentes îles Sous-le-Vent se trouvaient donc main-
tenant gouvernées chacune par un membre de la famille
royale de Tahiti. Sans doute il eût mieux valu que toutes
fussent placées sous le même sceptre et que celui-ci fût le
même qu'aux îles du Vent, sur lesquelles régnait la reine
Pomare IV avec la protection du gouvernement français.
Mais cela ne pouvait se faire alors puisque la France et
l'Angleterre s'étaient engagées dans leur Déclaration du
19 juin 1847, art. 3 : « A ne jamais reconnaître qu'un chef ou
prince régnant à Taïti pût en même temps régner sur une ou
plusieurs autres îles susdites (Buahine, Raiatea etBora-Bora);
et réciproquement, qu'un chef ou prince régnant dans une
ou plusieurs de ces dernières, pût régner en même temps
à Taïti ; l'indépendance réciproque des îles désignées ci-
dessus, et de l'île de Taïti et dépendances, étant posée en
principe. » D'ailleurs les indigènes des îles Sous-le-Vent
tenaient beaucoup à leur indépendance et les missionnaires
protestants anglais les engageaient sans cesse à la mainte-
l'archipel de la société 299
nir. Les Révérends anglais croyaient que le gouvernement
français soutenait les prêtres catholiques et ils ne voulaient
pas à cause de cela que les indigènes fussent soumis à son
Protectorat, dans la crainte de les voir un jour abjurer la
doctrine protestante.
Il me faut ici abandonner un instant les événements poli-
tiques de l'archipel pour m'occuper d'examiner l'instruction
et l'éducation des indigènes sous le gfouvernement français.
Je remonterai à l'époque de l'établissement du Protectorat.
A Tahiti, la loi obligeait les jeunes indigènes à fréquenter
les écoles jusqu'à l'âge de quatorze ans ou jusqu'à ce qu'ils
eussent appris à lire et à écrire; l'enseignement y était donné
en langue tahitienne par des pasteurs de leur race. Au lieu
de décider qu'à l'avenir la classe se ferait en français, on
maintint cette loi telle quelle lors de la révision du code
tahitien en 1845 et en 18/i8. On ne s'en tint pas là, et la loi
du 7 décembre 1855 confirma dans leurs fonctions d'institu-
teurs les ministres élus par les habitants, autorisant en plus
les chefs de district à donner un suppléant au pasteur. L'ins-
truction des jeunes kanaques se faisait au moyen de livres
imprimés en tahitien, soit à Londres, soit à Tahiti. Ces livres
n'étaient pas fort nombreux et ne renfermaient que des no-
tions rudimentaires : un syllabaire, un petit livre de lecture,
un traité élémentaire d'arithmétique , un autre de géogra-
phie étaient les seuls ouvrages scientifiques. En revanche
l'Ecriture Sainte était abondamment développée, ainsi que
tout ce qui touche à la religion.
La bibliothèque scolaire des pasteurs protestants était, il
faut l'avouer, très inférieure à celle des prêtres catholiques,^
qui venaient de publier une grammaire et des dictionnaires
tahitien-français etfrançais-tahitien. Néanmoins les ouvrages
des catholiques ne furent pas admis à circuler dans les écoles.
Ils ne comprenaient cependant aucune œuvre de polémique,
tandis que toutes les publications soi-disant religieuses des
300 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
protestants renfermaient presque autant de politique que de
religion. On devine facilement que dans ces écrits les ca-
tholiques devaient être fortement maltraités. C'était, dira-
t-on, le droit des pasteurs d'en parler ainsi ; c'est possible,
mais leurs façons de faire se retournaient contre la France.
Le protestantisme, s'étant introduit avec les Anglais était
qualifié par ce peuple-enfant de « religion anglaise », comme
le catholicisme, implanté par les Français, était désigné sous
le nom de « religion française » . Dire du mal des catho-
liques était donc dire du mal des Français, et lorsque les
ministres protestants déchargeaient leur haine contre les
prêtres catholiques, une confusion regrettable se faisait dans
la cervelle barbare des indigènes ; ceux-ci considéraient alors
comme ennemis tous les Français. La connaissance de notre
langue eût certainement permis aux insulaires de se mieux
renseigner là-dessus ; ils auraient peut-être compris que la
politique peut entièrement se séparer de la religion et quelle
difFérence existe entre un laïque et un ecclésiastique. Mais
les missionnaires des deux cultes ont toujours fait ce qu'ils
ont pu pour empêcher la propagation de la langue française
dans la Polynésie, et sur cette question ils sont aussi cou-
pables les uns que les autres. Il n'est pas à souhaiter, suivant
eux, que l'indigène parle français : « La connaissance de
notre langue amènerait celle de nos idées et par celles-ci la
perte de ses sentiments religieux^. »
Les pasteurs anglicans se méfiaient évidemment de la neu-
tralité des prêtres catholiques. Ils les jugeaient d'après eux-
mêmes et en cela avaient complètement raison. Deux décrets,
l'un du 7 novembre 1857 et l'autre du 2 décembre 1860,
avaient permis l'ouverture à Papeete de deux écoles primai-
res, l'une pour les filles dirigée par les Sœurs de Saint-
Joseph de Cluny, l'autre pour les garçons sous la direction
des Frères de Ploërmel. Les instances et l'influence du clergé
1. Voilà ce qui me fut dit avec une franchise presque brutale par plusieurs
missionnaires protestants et catholiques pendant mon voyage en Océanie.
l'archipel de la société 301
catholique sur les ministres de la Métropole étaient pour
beaucoup dans ces autorisations motivées officiellement par
l'accroissement du nombre des Français. Un autre établisse-
ment fut ensuite ouvert dans le district de Mataiea le 30 mars
1864. Ces écoles eurent beaucoup de succès au début : la
reine encourageait ses sujets à les fréquenter sans distinc-
tion de religion. Une ordonnance en date du 30 octobre 1862
avait aussi modifié la législation antérieure des écoles pu-
bliques. Il était dit dans le nouveau texte :
« Ap.t. 1"^ L'enseignement de la langue française est obli-
gatoire dans les écoles de district des Etats du protectorat,
au même titre que celui de la langue tahitienne. » Et pour
assurer l'application de cet article on devait exiger un brevet
de capacité pour les candidats à l'emploi d'instituteur ou
d'institutrice de district : pour obtenir ce diplôme il fallait
savoir au moins parler français. On était donc en très bonne
voie au point de vue des intérêts français, et ce texte devait
être présenté à la première réunion de l'Assemblée légis-
lative tahitienne, lorsqu'une nouvelle ordonnance datée du
23 mars 1865 annula celle du 30 octobre 1862, remettant par
là en vigueur la loi du 7 novembre 1855 ; ce retour en ar-
rière était fait sur la demande de la reine, conseillée par les
pasteurs protestants anglais et français.
A partir de 1862, nous voyons en effet apparaître les pas-
teurs protestants français, qui peu à peu remplaceront leurs
collègues anglais. Nous allons avoir à nous occuper beaucoup
de ces nouveaux venus, car les indigènes restèrent fidèles au
culte réformé et les prêtres catholiques n'obtinrent que de
rares conversions : tout en acceptant la domination française,
les Tahitiens ne modifièrent pas leur croyance.
Les pasteurs protestants français continuèrent l'œuvre de
leurs prédécesseurs et suivirent la même ligne de conduite
qu'eux. Sans doute ils n'allèrent pas comme les pasteurs
anglais réclamer l'appui de l'Angleterre puisqu'ils étaient
français, mais en maintenant l'état de choses existant ils favo-
302 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
risèrent forcément rinfluence étrangère, soit anglaise, soit
américaine.
La législation tahitienne pouvait être parfaitement modi-
fiée sans nuire pour cela au culte réformé et des pasteurs
français pouvaient et devaient même arriver à obtenir des
indigènes la suppression de ce que les pasteurs anglais y
avaient introduit de contraire à nos intérêts.
Le traité du Protectorat nous imposait le maintien des lois
du pays ; eux seuls, par leur influence spirituelle, pouvaient
déterminer la nation à les changer. Craignèrent-ils toujours
d'être supplantés par des rivaux catholiques ou laïques et
de voir leur prestige diminuer ? En ce cas c'est leur seule
excuse, s'il peut toutefois y en avoir une à faire passer des
intérêts privés avant ceux de la patrie. Ils n'en restent pas
moins responsables de ce que les indigènes ne parlent pas
encore le français à l'heure actuelle.
Voulant faire concurrence aux écoles fondées à Papeete
par les catholiques, les missionnaires protestants y créèrent
aussi des « Ecoles françaises indigènes », pour les deux
sexes. La direction en fut confiée le 6 juin 1866 à un pasteur
nouvellement arrivé dans la colonie.
Celui-ci se nommait Charles Viénot. C'était un homme
remarquablement doué, mais ayant surtout le génie de l'in-
trigue. 11 allait être pendant plus de trente ans l'un des
personnages les plus puissants de l'archipel de la Société.
Ses premiers pas sont très discrets. En véritable diplomate,
il commence par bien connaître son terrain, avant d'opérer.
La confiance de la reine ne lui est pas difficile à obtenir,
car Pomare voit en lui le ministre de son culte. Fort de sa
protection, il se lance et débute par un véritable coup de
maître : en 1873 \ il réunit sous la direction du chef de la
Mission protestante toutes les églises tahitiennes, jusque-là
indépendantes. Encouragé par le succès, il ne néglige au-
1. Ariifaite, l'époux de la reine et le plus bel homme du royaume, mourut
cette année-là.
l'archipel de la société 303
CLine occasion d'intervenir dans les affaires administratives,
trouvant continuellement un prétexte pour y donner son avis
sans qu'on le lui demande. Souvent, il est vrai, il se fait
remettre à sa place, mais il ne se décourage pas, dissimule
et recommence. Il se mêle de la politique et s'introduit
aussi dans la vie privée de la famille royale. Il ne saurait en
effet se désintéresser des alliances princières : si un autre
allait supplanter son influence auj)rès du futur roi, que de-
viendrait-il ? Aussi favorise-t-il de tout son pouvoir le mariage
de l'héritier du trône Ariiaue avec Mlle Joana Marau Salmon,
d'origine anglaise, et toute sympathique à cette nation. Par
la femme on tient ordinairement l'époux; mais l'union consa-
crée le 28 janvier 1875 est de courte durée et de ce côté il
essuie un échec complet.
En novembre 1877 le gouvernement français dans un but
patriotique essaya encore d'annuler de fait la loi du 7 dé-
cembre 1855, tout en sauvant les apparences. Il laissa les mi-
nistres du culte réformé instituteurs titulaires et les seconda
par des instituteurs ou institutrices suppléants, qui étaient
en réalité les seuls à enseigner dans les écoles. Ayant peur
de perdre leur prestige, les pasteurs intriguèrent auprès de
la Métropole et après bien des démarches obtinrent en 1879
du ministère de la marine et des colonies que l'instruction
fût dirigée conformément à la religion de la majorité du pays.
La classe continuait à se faire en tahitien puisque les seuls
maîtres capables d'enseigner le français n'auraient pu être
choisis que parmi les missionnaires catholiques et que les
Révérends ne voulaient pas de cette collaboration. Les in-
digènes, en général, désiraient cependant apprendre notre
langue ainsi que le prouvent les réclamations qu'ils firent
plusieurs fois à ce sujet. Le gouvernement répondit qu'il lui
était impossible de faire venir de France des instituteurs à
cause du modeste budget dont il disposait. A quoi les indi-
gènes répliquèrent par l'offre d'accepter pour maîtres les
missionnaires catholiques, ne redoutant pas les effets de leur
304 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
propagande sur leurs enfants : « Au besoin, ajoutaient-ils,
nous les surveillerons. » L'administration fit la sourde oreille,
les ordres du ministère étaient là . Les protestants avaient
dès cette époque à Paris de hautes personnalités politiques
de leur religion qui les protégeaient et dont ils savaient admi-
rablement se servir.
Ils le montrèrent bien en 1882-1883; durant ces années,
ils exécutèrent une manœuvre des plus remarquables. Les
écoles publiques de Papeete dirigées par les Frères de Ploër-
mel et les Sœurs de Saint-Joseph de Gluny ayant été laïci-
sées, un personnel laïque venu de France remplaça les reli-
gieux et religieuses : mais au bout de quelque temps on
s'aperçut que le plus grand nombre de ces instituteurs et
institutrices appartenaient à la religion réformée.
Les écoles des Frères et des Sœurs subsistèrent pourtant
encore sous le nom « d'Écoles libres » et conservèrent la ma-
jeure partie de leurs élèves, dont presque la moitié était pro-
testante. Ajoutons aussi qu'elles furent toujours plus pros-
pères que les écoles protestantes fondées au même endroit
pour leur faire concurrence. La véritable cause de ce succès,
le seul réel qu'aient obtenu les catholiques dans cette île,
vient de ce que l'instruction qu'ils donnaient était infiniment
supérieure à ce qu'enseignaient les protestants : chez ces
derniers on s'en tenait aux vieux livres imprimés en tahitien
au début de la conversion des kanaques : en 1882 seulement,
parut le vocabulaire français-tahitien par M. le pasteur Ver-
nier. Il y avait longtemps que les catholiques avaient im-
primé des dictionnaires français-tahitien et tahitien-français.
Maintenant que j'ai épuisé à peu près tout ce qu'il y avait
à dire au sujet de l'enseignement dans ce pays, je reviens
aux événements politiques et je remonte à l'année 1877.
Après une courte maladie, la reine Pomare IV meurt le
17 septembre 1877, à sept heures du matin, en sa maison
de Papeete. Elle était dans la soixante-cinquième année de
l'archipel de la société 305
son âge et avait régné un peu plus d'un demi-siècle sur l'île
de Tahiti et ses dépendances.
Les obsèques de la reine eurent lieu le 22 septembre, au
milieu d'un grand concours de peuple. Le convoi funèbre
partit de Papeete pour Papaoa ^ à 5 h. Zi5 m. du matin. Le
trajet s'effectua entièrement à pied pour tout le monde.
Le deuil était conduit par l'amiral commandant en chef et
le prince héritier Ariiaue. Les honneurs militaires d'usage
furent rendus par les compagnies de débarquement de la
division navale et les troupes de la garnison française. Le
temps, qui avait été pluvieux une partie de la nuit, se main-
tint au beau pendant toute la durée de la cérémonie^.
Ce funeste événement mit aussitôt en émoi la Mission pro-
testante. En effet, l'heure est grave pour elle : le fils de la
défunte reine, Ariiaue, va monter sur le trône et l'ascen-
dant que les pasteurs comptaient exercer sur lui par l'inter-
médiaire de sa femme Marau est nul, puisque le couple vit
séparé. M. Viénot et les autres Révérends cherchent une
ingénieuse combinaison pour parer au danger et rétablir
leurs affaires. Ils trouvent que Marau est de sang mêlé; de
nationalité anglo-saxonne par son père, elle descend par sa
mère de la famille la plus illustre de l'île avant l'avènement
des Pomare. Une substitution de dynastie serait donc pos-
sible avec l'appui des indigènes et cette substitution con-
serverait aux pasteurs leur pouvoir : ceux-ci gouverneraient
sous le nom de la nouvelle reine. Les districts sont alors
travaillés dans ce but et bientôt une opposition se dessine,
grandissant sans cesse chaque jour : un mouvement va se
manifester en faveur de Marau.
Le contre-amiral Serre gouvernait alors provisoirement
nos Établissements d'Océanie. C'était un homme intelligent;
il vit tout de suite le chaos qu'allait engendrer ce chan-
1. Lieu où se trouve le mausolée de la famille Pomare.
2. Le Messager de Tahiti, Journal officiel des Établissements français de
rOcéanie, nos ^.es vendredis 21 et 28 septembre 1877.
20
306 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
gement dynastique et résolut d'en finir sur-le-champ. Le
2/i septembre 1877, il fait mettre les troupes sous les armes
devant le palais de justice; les autorités françaises et indi-
gènes sont réunies dans la grande salle du bâtiment; l'ami-
ral, ayant Ariiaue à sa droite, lit au peuple une proclamation
que traduit l'interprète BarfF; il termine en ces termes :
c( Et saluez avec moi Pomare V^ roi des îles de la Société
et dépendances. » C'est en vain que le pasteur indigène
Maheanuu, oncle par alliance de Marau, essaye de protester
au nom de l'opposition; à ce moment la musique joue l'air
tahitien et les canons tirent une salve de vingt et un coups.
Les voix des opposants sont étouffées et le roi, l'amiral et
les assistants passent devant les troupes pendant que la po-
pulation acclame Pomare V.
Ce jour-là, l'ordre de succession au trône fut réglé de la
façon suivante :
La princesse Teriivaetua, fille du prince Tamatoa et de la
princesse Moe, devait succéder à Pomare V, roi de Tahiti,
Moorea et dépendances.
En cas de décès sans descendance de la princesse Teriivae-
tua, le trône appartiendrait au prince Teriihinoiatua (Hinoi),
fils du feu prince Teriitua Tuavira, en français Joinville, et de
la princesse Isabelle. (Le prince Teriitua Tuavira, sixième
et dernier enfant de Pomare IV et de Ariifaite, était mort le
9 avril 1875.)
Il fut en outre convenu que la princesse Teriivaetua et le
prince Teriihinoiatua seraient élevés sous la surveillance d'un
conseil de régence créé par une ordonnance également en
date du 2/i septembre 'J877 2.
1. Le prince Ariiaue a Pomare, fils de Pomare IV, prenait le nom de
Pomare V.
2. Je n'ai pas cru devoir parler dans ce chapitre d'un essai de Mormonisme
qui eut lieu à Tahiti vers 1851 : il ne fut pas sérieux, et, d'ailleurs le gou-
vernement le réprima sévèrement. Cependant il existe encore dans cette île
des Mormons monogames. Ils possèdent un temple à Papeete dans un en-
droit écarté situé près de la mer. Le nombre de ces singuliers croyants est
infiniment restreint, et aucun avenir ne paraît leur être réservé.
CHAPITRE IX
L'ANNEXION A LA FRANCE
Pomare V, roi. — Il donne ses États à la France. — Abrogation de la Décla-
ration du 19 juin 1847. — Prise de possession des îles Sous-le-Vent par la
France. — Mort de Pomare V. — Teraupoo et ses partisans se retirent dans
la vallée d'Avera.— Guerre de Raiatea-Tahaa; les Français soumettent les
indigènes insurgés. — Luttes à Tahiti entre les pasteurs protestants et
les prêtres catholiques. — Triomphe de culte de la Réforme et de ses mi-
nistres.
Le plan de la Mission protestante avait donc complètement
échoué. D'autres se fussent découragés, M. Viénot ne se re-
buta pas. Il essaya de gagner les bonnes grâces du nouveau
souverain ; mais il ne put y réussir. Une fois il tenta de récon-
cilier le roi avec la reine : Pomare V refusa et apostropha
l'intrigant avec hauteur. Ces échecs répétés ne lassèrent pa&
encore M. Viénot, mais l'obligèrent seulement à attendre de
l'avenir la réalisation de ses espérances : la santé du roi était
mauvaise, et après le décès du monarque, le pasteur recou-
vrerait peut-être son influence, soit que Marau fût proclamée
régente, soit que Teriivaetua, fille d'un frère de Pomare V,
parvint au trône, ces femmes étant toutes deux acquises à la
cause de la Réforme...
Nous touchons à l'heure solennelle où Tahiti devint co-
lonie française. Une première tentative faite auparavant par
le capitaine de vaisseau Planche pour transformer le Protec-
torat en annexion avait échoué. En 1880, le nouveau com-
mandant i, INI. Isidore Chessé, la renouvela. Pomare V com-
prenait combien était précaire son pouvoir sur les indigènes
1. Le titre de commandant remplaçait alors celui de gouverneur.
308 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
et, prévoyant sa mort, il se demandait ce que deviendrait
après lui le peuple tahitien. « Ma femme a des enfants, moi
je n'en ai pas », disait-il quelquefois avec une cynique fran-
chise en faisant allusion à la scandaleuse conduite privée de
la reine Marau^. Ces motifs, surtout le dernier, l'absence d'hé-
ritier direct, le déterminèrent à écouter plus favorablement
les propositions faites au nom du gouvernement français.
Il fallait aussi l'assentiment des chefs, et M. Chessé s'oc-
cupa de l'obtenir. Le consentement de quelques-uns fut
assez difficile à avoir, circonvenus qu'ils étaient par le chef
de la Mission protestante absolument hostile à l'annexion.
Ainsi donc l'intérêt de la France ne primait pas aux yeux de
M. Viénot celui du culte réformé et ce qu'il confondait avec
lui, son intérêt personnel. Tout ce qu'on pouvait faire pour
empêcher la réunion de Tahiti à la France, ce pasteur le fît
en cette circonstance. Néanmoins le commandant sut triom-
pher des résistances et par sa promptitude déjouer toutes les
machinations des hommes de l'Évangile.
Les chefs furent invités à se rendre d'urgence à Papeete
ie 29 juin à 8 heures du matin. Aucun ne manqua au rendez-
vous; et à 8 h. liO, au palais du gouvernement, fut signé, sous
ia forme d'une Déclaration, l'acte établissant la réunion à la
France des îles de la Société et dépendances. Il était rédigé
«de la manière suivante :
Nous, Pomare V, Roi des Iles de la Société et dépendances,
Parce que nous apprécions le bon gouvernement que la France a
1. L'année précédente il avait écrit ceci :
« A M. le Commandant, Commissaire de la République.
« Salut à vous,
« M. le directeur des affaires indigènes m'a demandé de faire dresser l'acte
de naissance de l'enfant de Mme Marahu.
<« Je vous fais savoir que je ne dresserai pas cet acte, parce que cet enfant
n'est pas de moi.
« Et je vous fais savoir qu'il ne me convient pas que cet enfant me suc-
cède dans mes biens, dans mes terres et dans mon titre.
« J'ai dit.
« 4 avril 1879.
« Pomare V. »
L ARCHIPEL DE LA SOCIETE
309
donné aujourd'hui à nos États, et parce que nous connaissons les bonnes
intentions de la République française à l'égard de notre peuple et
de notre pays dont elle veut augmenter le bonheur et la prospérité ;
Voulant donner au Gouvernement de la République française une
preuve éclatante de notre confiance et de notre amitié,
Déclarons par les présentes, en notre nom personnel et au nom de
nos descendants et successeurs,
Remettre complètement et pour toujours entre les mains de la
France le gouvernement et l'administration de nos États, comme aussi
tous nos droits et pouvoirs sur les lies de la Société et dépendances.
Nos États sont ainsi réunis à la France, mais nous demandons à ce
grand pays de continuer à gouverner notre peuple en tenant compte
des lois et coutumes tahitiennes.
Nous demandons aussi de faire juger toutes les petites affaires par
nos conseils de district, afin d'éviter pour les habitants des déplace-
ments et des frais très onéreux.
Nous désirons enfin que l'on continue à laisser toutes les affaires
relatives aux terres entre les mains des tribunaux indigènes.
Quant à nous, nous conservons pour nous-même le titre de roi, et
tous les honneurs et préséances attachés à ce titre : le pavillon tahi-
tien avec le yacht français pourra, quand nous le voudrons, conti-
nuer à flotter sur notre palais.
Nous désirons aussi conserver personnellement le droit de grâce
qui nous a été accordé par la loi tahitienne du 28 mars 1866.
Nous faisons cette déclaration à la famille royale, aux chefs et au
peuple pour qu'elle soit écoutée et respectée.
Papeete, le 29 juin 1880.
Signé : Le Roi, Pomare V.
Les Chefs :
Maihau Tavana,
Terai a Faaroau,
Tarii Vehiatua,
Teriitapunui,
Maraiauriauria,
Ariipeu,
TUAHU A ReHIA,
Les Interprètes,
J. Cadousteau.
L' Inspecteur des affaires indigènes,
X. Caillet.
Maheanuu,
AlTOA,
HiTOTi Manua,
Tere a Patia,
Marurai a Tauhiro,
Teriinohorai,
Roometua,
TOiNI A PUOHUTOE.
Matamao ïeihoarii,
Opuhara,
Matahiapo,
Râihauti,
Tu H I VA.
A. -M. PoROi.
310 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le commandant répondit à cet acte par les Déclarations qui
suivent :
Nous, Commandant Commissaire de la République aux Établisse-
ments français de l'Océanie,
Agissant en vertu des pouvoirs qui nous ont été donnés,
Déclarons accepter, au nom du Gouvernement de la République
française, les droits et pouvoirs qui nous sont conférés par S. M.
Pomare Y, auquel se sont joints tous les chefs de Tahiti et Moorea.
Déclarons, en conséquence, sauf la réserve de la ratification du
Gouvernement français.
Que les Iles de la Société et dépendances sont réunies à la France.
Papeete, le 29 juin 1880.
Signé : I. Chessé.
Deuxième Déclaration du Commissaire de la Bépublique.
Nous, Commandant des Établissements français en Océanie, Com-
missaire de la République près des îles de la Société et dépendances,
Vu la remise faite au Gouvernement de la République française
par le roi Pomare V de tous ses droits et pouvoirs sur les îles de la
Société et dépendances.
Agissant en vertu des instructions et pouvoirs qui nous ont été
donnés.
Prenons l'engagement, au nom de la France, de faire payer à par-
tir du l^"- juillet 1880 :
AS. M. Pomare V, une pension annuelle et viagère de
soixante mille francs 60.000
A S. M. Marau Taaroa Salmon, une pension annuelle et via-
gère de six mille francs 6.000
Aux princes Tamatoa et Teriitapunui, frères du roi, une
pension annuelle et viagère de six mille francs 12.000
A Teriivaetua, fille de Tamatoa, et à Teriinavaharoa, fille
adoptive de Teriitapunui, une pension annuelle de douze cents
francs 2.400
A Isabelle Shaw, dite princesse de Joinville, veuve du prince
Tuavira Joinville et belle-sœur du roi, une pension annuelle
et viagère de six mille francs 6.000
A la mort des princes Tamatoa et Teriitapunui, la moitié
de la pension annuelle et viagère dont jouissaient ces princes
sera réversible sur la femme et les enfants des susdits.
l'archipel de la société 311
La pension accordée à la princesse de Joinville sera réver-
sible sur la tête du jeune Hinoi Arii, fils de la princesse.
Le jeune Hinoi sera de plus élevé aux frais du Gouverne-
ment français.
Le gouvernement français payera aussi une rente annuelle
€t viagère de six cents francs à Terere a Tua, membre de la
famille royale 600
Il sera payé en outre, à titre de récompense pour services
rendus :
A Ariipaea, ancien chef, une rente annuelle et viagère de
dix-huit cents francs 1 . 800
A Aitu Puaita et à Teharuru a ïehuiarii, chacun une rente
annuelle et viagère de douze cents francs 2 . 400
Total. ,. . . 91.200
Toutes les pensions ci-dessus indiquées, payées en remplacement
•de celles actuellement touchées par les intéressés, sont incessibles,
insaisissables et inaliénables.
Nous nous engageons, de plus, à faire acquitter par le Gouverne-
ment de la République française les dettes laissées à sa mort par la
feue reine Pomare IV, mère du roi, conformément à l'état qui en a
été dressé; et aussi à faire terminer le plus tôt possible la construc-
tion du palais royal commencé.
Papeete, le 29 juin 1880.
I. Chessé.
Le même jour, à midi, sur la place Bruat, devant les indi-
gènes, le roi et le commissaire du gouvernement français,
des consuls, des fonctionnaires, des officiers et des troupes,
le drapeau français fut hissé par deux chefs tahitiens au cri
répété de « Vive la France! »
C'est ici qu'il y a lieu de rappeler un des reproches les
plus graves qui aient été adressés à M. Viénot : lui, citoyen
français, n'assistait pas à cette cérémonie; il s'abstint d'y
paraître, de même que le consul britannique. Son absence
fut vivement critiquée et parut d'autant plus blâmable que
par la communauté d'attitudes il semblait s'associer au re-
présentant d'une nation étrangère.
312 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le gouvernement français ratifia en ces termes la cession
faite à la France par le roi Pomare V de ses États :
Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur
suit :
Art. 1". — Le Président de la République est autorisé à ratifier et
à faire exécuter les déclarations signées le 29 juin 1880, par le Roi
Pomare V et le Commissaire de la République aux Iles de la Société,
portant cession à la France de la souveraineté pleine et entière de
tous les territoires dépendant de la couronne de Tahiti.
Art. 2. — L'île de Tahiti et les archipels qui en dépendent sont
déclarés colonie française.
Art. 3. — La nationalité française est acquise de plein droit à tous
les anciens sujets du Roi de Tahiti.
Art. 4. — Les étrangers nés dans les anciens États du Protectorat,
ainsi que les étrangers qui y seront domiciliés depuis ime année au
moins, pourront demander leur naturalisation. Ils seront dispensés
des délais et des formalités prescrites par la loi des 29 juin-5 juil-
let 1867, ainsi que des droits de sceau.
Les demandes seront adressées aux autorités coloniales dans le
délai d'une année à partir du jour où la loi sera exécutoire dans la
colonie, et après enquête faite sur la moralité des postulants, au Mi-
nistre de la marine et des colonies, qui les transmettra, avec avis, au
Garde des sceaux.
La naturalisation sera accordée par le Président de la République.
La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et la Chambre
des députés, sera exécutoire comme loi de l'État.
Fait à Paris, le 30 décembre 1880.
Signé : Jules Grévy.
Par le Président de la République :
Le Minisire des affaires étrangères,
Signé : B. Saint-Hilaire.
Le Garde des sceaux, Le Ministre de la Marine
Ministre de la justice, et des colonies.
Signé : Jules Cazot. Signé : G. Cloué.
Le gouvernement français ratifia aussi les engagements que
M. Chessé avait pris, au nom de la France, envers Pomare V,
la famille royale et quelques chefs de Tahiti.
l'archipel de la société 313
On pouvait croire qu'après une pareille défaite le parti
protestant était sinon vaincu au moins déconsidéré. Ce fut
pourtant le contraire qu'il advint : ce qui aurait dû diminuer
son prestige contribua à le relever. Voici comment :
Voyant Tahiti irrévocablement liée à la France, M. Viénot
et ses confrères changèrent immédiatement de langage. La
France ne fut plus pour eux qu'une mère vénérée pour la-
quelle ils avaient toujours eu la plus grande affection; on
s'était trompé sur leurs sentiments. Ils firent agir à Paris
d'influents coreligionnaires, qui parvinrent à persuader le
gouvernement que l'annexion de l'archipel de la Société était
due au dévouement de la Mission évangélique. Les minis-
tres de la Métropole, pour reconnaître ces prétendus ser-
vices, ne manquèrent pas à partir de cette époque de recom-
mander aux divers gouverneurs qui se succédèrent de ména-
ger la Mission évangélique et de diriger la colonie suivant
leurs conseils. Les pasteurs protestants en profitèrent pour
s'occuper encore plus qu'auparavant de politique et d'admi-
nistration. Les fonctionnaires durent partager leurs idées et
les appliquer; autrement les pasteurs portaient plainte à la
Métropole contre les récalcitrants. Sûrs qu'ils étaient d'être
soutenus par leurs puissants amis, ils présentaient l'afTaire
sous le jour le plus favorable pour eux et le résultat ne tar-
dait pas à se faire sentir : les foudres ministérielles tombaient
à l'improviste sur le malheureux employé coupable d'avoir
voulu contrecarrer les plans de M. Viénot et ses collègues,
ou seulement de leur avoir déplu. Les agissements des pas-
teurs protestants français devenaient identiques à ceux des
pasteurs anglais.
Ces derniers avaient fait école aux îles Sous-le-Vent. Raia-
tea-Tahaa possédait autrefois un collège pouvant contenir
une centaine d'étudiants. Leurs études terminées, ceux-ci
allaient prêcher l'Évangile dans les diverses îles de l'Océa-
nie. Les pasteurs indigènes, en bons élèves, avaient adopté
les vues de leurs maîtres, leurs sympathies et leurs haines.
314 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Lorsque la France voulut s'emparer des îles Sous-
le-Vent, ils furent pour elle des ennemis aussi implacables
que l'avaient été autrefois les pasteurs anglais à Tahiti et
Moorea.
Voici comment la France fut amenée à s'emparer des îles
Sous-le-Yent. Les indigènes n'avaient pas toujours eu à se
féliciter de l'appui qui leur avait été autrefois donné par
l'Angleterre : lorsque de nouvelles luttes avaient ensanglanté
leurs îles, ils avaient regretté d'être indépendants et plu-
sieurs fois ils avaient demandé aux autorités françaises de
Tahiti de venir rétablir l'ordre chez eux; mais celles-ci, liées
par les ordres de la Métropole, qui ne pouvait que tenir ses
engagements envers l'iVngleterre, avaient refusé d'intervenir
dans des États dont elles devaient respecter l'indépendance.
Dans ces parages, la situation politique de la France était
particulièrement délicate. Elle devint même embarrassante
à la suite d'une visite que fit un navire de guerre allemand
aux îles Raiatea et Tahaa. Les officiers de ce navire essayè-
rent d'amener les chefs de ces deux îles « à demander un
traité d'amitié » avec l'empereur Guillaume. Comprenant
immédiatement les dangers qu'un tel traité pouvait engen-
drer pour la puissance de la France dans la Polynésie orien-
tale, les autorités françaises s'empressèrent de se montrer
plus disposées à accueillir favorablement les demandes de
Protectorat qu'avaient faites certains chefs de Raiatea et de
Tahaa. Des entrevues eurent lieu, et le Protectorat fut accordé
provisoirement aux indigènes de Raiatea, sous réserve de
Pannulation de la Déclaration du 19 juin 1847. On était alors
en l'année 1880. L'Allemagne se trouvait évincée. Mais le
traité passé avec les chefs de Raiatea-Tahaa resta nul de fait,
car l'Angleterre protesta contre la violation de la convention
de Jarnac et ne consentit en octobre 1880 qu'à un Protectorat
provisoire sur l'île Raiatea, pour une période strictement
limitée à six mois, afin de laisser le temps aux deux gouver-
nements français et anglais de s'entendre sur cette affaire.
l'archipel de la société 315
Les nouveaux pourparlers furent si longs qu'il fallut renou-
veler tous les six mois jusqu'en 1887 l'arrangement conclu.
Enfin, cette année-là, l'Angleterre, moyennant des compen-
sations accordées ailleurs par la France, consentit à céder
au désir de cette puissance ; la Convention suivante fut ré-
digée :
Le gouvernement de la République française et le Gouvernement
de Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et
d'Irlande, désirant abroger la Déclaration du 19 juin 1847 relative
aux îles-sous-le-Vent de Tahiti, et assurer, en même temps, pour
l'avenir, la protection des personnes et des biens aux Nouvelles-
Hébrides, sont convenus des articles suivants :
Art. 1". — Le gouvernement de Sa Majesté Britannique consent à
procéder à l'abrogation de la Déclaration de 1847 relative au groupe
des Iles-sous-le-Vent de Tahiti, aussitôt qu'aura été mis à exécution
l'accord ci-après formulé pour la protection, à l'avenir, des per-
sonnes et des biens aux Nouvelles-Hébrides, au moyen d'une Commis-
sion mixte.
Art. 2. — Une Commission navale mixte, composée d'officiers de
marine appartenant aux stations française et anglaise du Pacifique,
sera immédiatement constituée ; elle sera chargée de maintenir l'ordre
et de protéger les personnes et les biens des citoyens français et des
sujets britanniques dans les Nouvelles-Hébrides.
Art. 3. — Une déclaration à cet effet sera signée par les deux Gou-
vernements.
Art. 4. — Les règlements destinés à guider la Commission seront
élaborés parles deux Gouvernements, approuvés par eux et transmis
aux commandants français et anglais des bâtiments de la station na-
vale du Pacifique, dans un délai qui n'excédera pas quatre mois à
partir de la signature de la présente Convention, s'il n'est pas pos-
sible de le faire plus tôt.
Art. 5. — Dès que ces règlements auront été approuvés par les
deux Gouvernements et que les postes militaires français auront pu,
par suite, être retirés des Nouvelles-Hébrides, le Gouvernement de
Sa Majesté Britannique procédera à l'abrogation de la Déclaration
de 1847. Il est entendu que les assurances, relatives au commerce et
aux condamnés, qui sont contenues dans la Note verbale du 24 oc-
tobre 1885, communiquée par M. de Freycinetà Lord Lyons, demeu-
reront en pleine vigueur.
316 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
En foi de quoi, les soussignés dûment autorisés à cet effet, ont
signé la présente Convention et y ont apposé leurs cachets.
Fait en double, à Paris, le 16 novembre 1887.
(L. S.) Flourens [L. s.) Egerton \
Par suite de cette Convention, les troupes françaises furent
donc retirées des Nouvelles-Hébrides. L'évacuation eut lieu
le 15 mars 1888. En conséquence le gouverneur des Éta-
blissements français de l'Océanie, sur un ordre de la Mé-
tropole, fit paraître, le 16 mars 1888, la Proclamation sui-
vante :
ÎSous, Gouverneur des Établissements français de l'Océanie,
Vu la convention intervenue entre la France et l'Angleterre, à la
date du 26 octobre dernier, et qui porte abrogation de la déclaration
de 1847 relative aux lles-Sous-le-Vent de Tahiti;
Prenant en considération les demandes d'annexion qui nous ont
été adressées par les populations de ces îles;
Agissant, en outre, en vertu des ordres que nous avons reçus et
des pouvoirs qui nous sont conférés,
Proclamons :
Art. l*"'". — Les îles Raiatea-Tahaa, Huahine et Bora-Bora, ainsi
que toutes leurs dépendances, notamment Tubuai-Manu (dit Maiao),^
Maupiti, Scilly, Mapihaa, Bellinghausen, sont à l'avenir, placées,
sans partage ni réserve, sous la souveraineté pleine et entière de la
France.
Art. 2. — Le pavillon national de la France y sera seul arboré,
dès ce jour, en présence des autorités civiles et militaires qui nous
accompagnent, des fonctionnaires indigènes et des troupes de terre
et de mer, qui présenteront les armes au moment où le drapeau sera
hissé.
Il sera salué de 21 coups de canon.
Art. 3. — Les anciens souverains de Raiatea-Tahaa, de Borabora
et de Huahine continueront à être traités avec tous les égards qui leur
1. Convention relative aux Nouvelles-Hébrides et aux lles-sous-le-Vent
de Tahiti, signée le 16 novembre 1887 entre la France et la Grande-Bre-
tagne (L/y/'e jaune, 1888).
l'archipel de la société 317
sont actuellement dus. Ils sont placés sous la haute tutelle de la France,
qui leur assurera une situation honorable.
Art. 4. — Les chefs et sous-chefs de district, les toohitu, les juges,
les pasteurs et tous autres agents quelconques actuellement en exer-
cice conserveront leurs fonctions, ainsi que les soldes qui y sont atta-
chées.
x\.RT. 5. — Il n'est rien changé présentement à l'administration
municipale des districts; les conseils élus continueront également
à connaître des affaires du pays, sous la présidence de notre délégué.
Art. 6. — La justice continuera à être rendue dans la même forme
que par le passé à l'égard des indigènes.
Toutefois les étrangers, Européens ou autres, ne relèveront, à l'ave-
nir, que des tribunaux français.
Art. 7. — L'exercice de tous les cultes reconnus par les lois fran-
çaises est libre; nul ne sera inquiété dans la pratique de sa religion.
Signé : Th. Lacascade.
Après avoir fait paraître cette proclamation, le gouverneur
prit successivement possession, au nom de la France, des
îles Huahine, Raiatea, Bora-Bora et dépendances. Voici les
procès-verbaux de ces prises de possession :
Procès-verbal de prise de possession de l'île de Huahine
par la France.
Cejourd'hui, seize mars mil huit cent quatre-vingt-huit, à huit
heures du matin, M. Lacascade, Gouverneur des Établissements fran-
çais de l'Océanie, accompagné de MM. le capitaine de vaisseau La
Guerre, commandant le Decrès, le chef d'escadron d'artillerie de ma-
rine de Nays-Candau, le lieutenant de vaisseau Reux, commandant
la goélette YAorai, le lieutenant Tournois, détaché auprès du Gouver-
neur, Cadousteau, interprète principal du Gouvernement, et MM. les
officiers du croiseur le Decrès, est descendu à terre à Huahine pour
arborer sur cette île le pavillon français.
La compagnie de débarquement du Decrès, commandée par M. l'en-
seigne de vaisseau Denot, et le détachement d'infanterie de marine
sous les ordres du capitaine Aublet, étaient rangés devant la maison
du Roi, entourant le mât en tête duquel flottait le pavillon de Hua-
hine.
318 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le Gouverneur, après avoir prononcé une allocution devant la po-
pulation assemblée, s'est rapproché du mât de pavillon et a annoncé
solennellement que, sur la demande du gouvernement et de la popu-
lation et en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, il prenait
possession de Tile au nom de la France.
En conséquence, il a ordonné que le pavillon de Huahine soit amenée
que le pavillon français soit immédiatement arboré ; à ce moment,^
les troupes ont présenté les armes et les clairons ont sonné au dra-
peau.
Dès que le pavillon de la France est arrivé en tête de mât, il a été
salué par le Decrès d'une salve de 21 coups de canon, aux applau-
dissements enthousiastes de la population.
Fait à Huahine, les jour, mois et an que dessus.
Signé : Th. Lacascade, La Guerre, de Nays-
Candau, Reux, Aublet, Tournois, Cadous-
TEAU, Denot, Marin, Paouis, Philip.
Procès-verbal de prise de possession de l'île de Raiatea
par la France.
Cejourd'hui, dix-sept mars mil huit cent quatre-vingt-huit, à neuf
heures du matin M. Lacascade, Gouverneur des Établissements fran-
çais de rOcéanie, accompagné de MM. le capitaine de vaisseau La
Guerre, commandant le Decrès, le chef d'escadron d'artillerie de
marine de Nays-Candau, les commandants des goélettes VOrohena
et le Taravao, le lieutenant Tournois, détaché auprès du Gouver-
neur, Cadousteau, interprète principal du Gouvernement, et MM. les
officiers du croiseur le Decrès, est descendu à terre à Raiatea pour
arborer sur cette île le pavillon français.
La compagnie de débarquement du Decrès, commandée par M. De-
not, enseigne de vaisseau, et le détachement d'infanterie de marine
sous les ordres du capitaine Aublet, étaient rangés devant la maison
du Roi, entourant le mât en tête duquel flottait le pavillon du Pro-
tectorat.
Un certain nombre d'indigènes qui avaient demandé à participer à
la cérémonie étaient également sous les armes.
Le Gouverneur, après avoir prononcé une allocution devant la po-
pulation assemblée, s'est rapproché du mât de pavillon et a annoncé
solennellement que, sur la demande du gouvernement et de la popu-
l'archipel de la société 319
lation et en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, il prenait pos-
session de l'île au nom de la France.
En conséquence, il a ordonné que le pavillon du Protectorat soit
amené et que le pavillon français soit immédiatement arboré; à ce
moment, les troupes ont présenté les armes et les clairons ont sonné
au drapeau.
Dès que le pavillon de la France est arrivé en tête de mât, il a été
salué par le Decrès d'une salve de 21 coups de canon, aux applaudis-
sements enthousiastes de la population.
Fait à Raiatea, les jour, mois et an que dessus.
Signé : Tii. Lacascade, La Guerre, de Nays-
Candau, Clôt, Aublet, Tournois, Cadous-
TEAU, Denot, Marin, Lefebre, Philip.
Procès-verbal de prise de possession de l'île de Borabora
et dépendances par la France.
Cejourd'hui, dix-neuf mars mil huit cent quatre-vingt-huit,
M. Th. Lacascade, Gouverneur des Établissements français de l'Océa-
nie, chevalier de la Légion d'honneur,
Agissant en vertu des instructions du Gouvernement français, trans-
mises par un télégramme du Ministre de la marine en date du 19 jan-
vier 1888,
S'étant rendu, à bord du croiseur le Decrès, à Borabora, où il est
arrivé le 17 mars dans l'après-midi.
Et après avoir fait connaître à la population, par l'intermédiaire des
autorités locales indigènes, les intentions de la P'rance,
Aucune opposition ne s'étant manifestée,
Est descendu à terre à huit heures du matin ;
Et là, en présence des autorités indigènes,
En présence des compagnies de débarquement du Decrès et du Scor-
pioji, ainsi que d'un détachement d'infanterie de marine, toutes ces
troupes placées sous le commandement de M. le capitaine de vaisseau
La Guerre, commandant le Decrès;
En présence de M. le chef d'escadron d'artillerie commandant des
troupes dans les Établissements français de l'Océanie, et de MM. les
officiers du Decrès et du Scorpion ;
Après avoir, une dernière fois, exposé lui-même, en public les in-
tentions nettement pacifiques de la France aux autorités et aux habi-
tants assistant,
320
HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
A déclaré solennellement, au nom du Gouvernement de la Répu-
blique, l'île de Borabora et ses dépendances réunies à tout jamais,
sans restrictions ni réserves, à la France, qui en prend la souverai-
neté pleine et entière, et a ordonné que le pavillon français soit immé-
diatement hissé, ce qui a été exécuté sur-le-champ.
A ce moment, les troupes ont présenté les armes, les clairons ont
sonné aux champs, et le Decrès a fait une salve de 21 coups de ca-
non.
Cette prise de possession a été sympathiquement accueillie par les
autorités et la population, qui ont remercié le Gouverneur.
En foi de quoi, le présent procès-verbal a été dressé, et signé par
les témoins ci-dessous énumérés nominativement.
Fait et clos à Borabora, les jour, mois et an que dessus.
Le Gouverneur des Établissements français de VOcéanie,
Signé : Th. Lacascade.
Le capitaine de vaisseau com
mandant le Decrès,
La Guerre.
Signé :
L'enseigne de vaisseaudu Decrès,
Denot.
Le chef d'escadron d'artillerie
commandant des troupes dans
les Établissements français de
VOcéanie,
DE Nays-Candau.
Le lieutenant de vaisseau com-
mandant le Scorpion,
Andrieu.
Le capitaine commandant le dé-
tachement d'infanterie de ma-
rine,
AUBLET.
L'interprète du Gouvernement,
Cadousteau.
Le médecin de l^*"® classe^ méde-
cin-major du Decrès,
Philip.
L'enseigne de vaisseaudu Decrès,
Paquis.
L'officier d' administration
du Decrès,
Marin.
L'enseigne de vaisseau
du Scorpion,
Martel.
L'enseigne de vaisseau
du Scorpion,
Charpentier de Cossigny.
Le médecin de 2® classe, médecin-
major du Scorpion,
DUSAULT.
L'officier d'administration
du Scorpion.
Le Touzé
L ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ 321
Toutefois la bonne harmonie ne dura pas longtemps. Le
21 mars 1888, à Huahine, des indigènes attaquèrent à l'im-
proviste un détachement de marins français : trois hommes
furent tués, et quatre, blessés; parmi les premiers, se trou-
vait l'enseigne de vaisseau Denot, commandant du détache-
ment. Le gouvernement français aurait dû immédiatement
tirer vengeance de cette lâche agression ; cependant il s'en
abstint ; il se borna à reprocher aux naturels leur perfidie
et se contenta de quelques marques de repentir de leur part.
C'était rendre l'annexion encore plus difficile.
Peu de temps après, une dernière Déclaration fut signée
par les deux gouvernements français et anglais. Elle était ré-
digée ainsi qu'il suit :
L'article 5 de la Convention du 16 novembre 1887 relative aux
Nouvelles-Hébrides et aux îles sous-le-Vent de Tahiti, ayant stipulé
que le Gouvernement de S. M. B. procéderait à l'abrogation de la
déclaration du 19 juin 1847 entre la Grande-Bretagne et la France
concernant le Groupe des îles-sous-le-Vent de Tahiti aussitôt que les
postes militaires français auront pu être retirés des Nouvelles-Hé-
brides, les deux Gouvernements, après avoir acquis la certitude que
les postes ont été retirés le 15 mars 1888 déclarent qu'à cette date,
la déclaration susmentionnée a cessé d'exister et qu'elle demeure nulle
et non avenue.
En foi de quoi les soussignés, le Ministre des Affaires étrangères
de la République française et l'Ambassadeur extraordinaire et pléni-
potentiaire de S. M. B. à Paris ont signé cette déclaration et y ont
apposé le sceau de leurs armes.
Fait double à Paris, le 30 mai 1888.
(L. S.) GOBLET.
(L. s.) Lytton \
La Déclaration du 19 juin 1847 était enfin annulée. En con-
séquence la France avait le droit de posséder les îles Sous-
le-Vent, et elle en profitait. Malheureusement une partie de la
1. Déclaration signée à Paris le .30 mai 1888 entre la France et l'Angleterre
pour l'abrogation de la déclaration du 19 juin 1847 concernant les Iles-sous-
le-Vent de Tahiti (Blue-Book, France, n° 2, 1888).
21
322 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
population, excitée par les menées secrètes de plusieurs
Anglais, Américains et Allemands auxquels s'étaient joints,
il faut l'avouer, quelques Français de Papeete, refusa de
reconnaître la domination de la France. Je dirai plus loin ce
qu'il en advint, mais il me faut d'abord mentionner un évé-
nement douloureux qui arriva au palais du roi.
Le vendredi 12 juin 1891, au matin, le canon du Faaire an-
nonça à la population tahitienne que le roi était mort. A sept
heures et demie, S. M. Pomare V avait expiré au milieu de
la famille royale, en présence du gouverneur et de ses plus
dévoués serviteurs ^
Les soins dévoués des gens qui entouraient le roi n'avaient
pu que prolonger son existence ; depuis plusieurs mois, le
dénouement fatal était prévu par les médecins du souverain.
Toutefois, la mort survint si brusquement qu'elle surprit le
prince Hinoi au milieu des fêtes données à Moorea à l'occa-
sion de l'ouverture d'un temple. Le vapeur Eva vint chercher
le prince et le ramena à Tahiti.
Aussitôt après la mort, le corps revêtu de l'uniforme du
roi, fut exposé dans la grande salle du palais, où de nom-
breux visiteurs affluèrent vendredi et les jours suivants.
Des canons sur leurs affûts gardaient l'entrée du palais dont
la façade était tendue de draperies noires. A l'extérieur, des
soldats de la marine, l'arme au pied, se tenaient tout le jour
auprès du catafalque. Des faisceaux d'armes entourées de
crêpes faisaient un grand efTet.
Le lendemain samedi, le corps fut mis en bière. Le cer-
cueil était recouvert d'un drap de soie blanche sur lequel se
détachaient en noir le chiffre de la famille et les insignes de
la royauté. Sur le catafalque, était placé le pavillon rouge et
blanc des Pomare.
1. Ariiaue Pomare V A Tu était né le 3 novembre 1839. Roi de Tahiti en 1877,
il avait signé le traité d'annexion de cette île à la France le 29 juin 1880. Avec
Pomare V finit la dynastie des Pomare. Cette grande famille avait donné quatre
rois et une reine à Tahiti.
l'archipel de la société 323
Le lundi soir, à quatre heures et demie eut lieu la cérémo-
nie religieuse, en présence d'une foule considérable de peuple,
du gouverneur, des officiers et fonctionnaires principaux de
la colonie. Les prières publiques et des discours furent pronon-
cés par les pasteurs Viénot, Vernier, Brun, Paul, Deane, etc.
L'enterrement se fit, le lendemain mardi 16 juin, avec une
pompe inusitée dans ces îles. Dès l'aube, la ville présentait
une animation extraordinaire. Beaucoup de gens étaient ve-
nus des districts pendant la nuit. La rue de Rivoli, surtout,
était pleine de monde.
Le cortège se forma dans la cour du palais. Le cercueil fut
placé sur un grand char funèbre auquel se trouvaient attelées
six mules de l'artillerie.
A sept heures et demie, vingt et un coups de canon partis
du Faaire annoncèrent le départ de l'enterrement. Celui-ci
eut lieu dans l'ordre suivant :
En tête, deux clairons des troupes de la marine;
La fanfare municipale ;
La brigade de gendarmerie de Papeete ;
Les enfants des écoles;
Puis, immédiatement, derrière le char, le prince Hinoi et
le gouverneur conduisant le deuil ;
A quelques pas en arrière, des membres de la famille
royale et le conseil privé du gouverneur ; le corps consu-
laire ; puis, les magistrats en robes rouges, les officiers des
troupes en grande tenue; les fonctionnaires civils de tout
ordre et les membres des conseils élus de la colonie.
Enfin, derrière les drapeaux des districts, tout un peuple
en deuil.
Sur les côtés, formant la haie, les troupes de la garnison
et les marins de la Vire.
Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Maheanuu a
Mai, parent du roi; Dupré, capitaine de frégate, commandant
de la Vire ; Cardella, président du Conseil général, maire de
la ville; et Poroi, membre du Conseil privé.
324 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
Pendant le trajet de Papeete au tombeau des Pomare, situé
dans le district d'Arue à sept kilomètres de la ville, le ciel
resta couvert, et pluvieux par instants. A neuf heures et de-
mie, la tête de l'imposant cortège atteignit la pointe Utuaiai
sur laquelle se trouve édifié le monument funèbre.
Une tribune tendue de noir figurait à droite, sous un bou-
quet d'arbres dont les rameaux servirent d'asile à un grand
nombre de spectateurs.
Le cercueil fut descendu du char et à ce moment les chants
indigènes s'élevèrent en tristes mélopées.
Du haut de la tribune, le pasteur Vernier rappela les der-
nières paroles du monarque, recommandant au peuple tahi-
tien de fuir la débauche. Plusieurs autres discours furent
prononcés; le plus remarqué fut celui du gouverneur, tra-
duit par l'interprète Cadousteau.
La funèbre cérémonie se termina par le défilé des troupes
devant le cercueil, et la foule reprit le chemin de Papeete ^
Dans le traité conclu entre Pomare V et la France pour
l'annexion de Tahiti, il avait été stipulé que ce roi conser-
verait le droit de faire flotter sur son palais le pavillon tahi-
tien avec le yacht français. Mais il n'avait pas été convenu
que le plus proche héritier du monarque jouirait du même
droit. En conséquence, le jour même des obsèques, le 18 juin
1891, à trois heures précises, le gouverneur et sa suite se
rendirent dans la cour d'honneur de l'ex-palais royal où ils
furent reçus par le prince Hinoi accompagné d'un certain
nombre de chefs de districts. Un détachement des troupes
d'artillerie et d'infanterie formait le carré autour du mât de
pavillon auquel pendait en berne le vieux drapeau du Pro-
tectorat. M. Poroi prit la parole au nom du prince Hinoi,
et après quelques mots émus auxquels le gouverneur ré-
1. Le Messager de Tahiti, n»» du vendredi 12 juin et du samedi 20 juin 1891.
— Telles furent les funérailles de Pomare V, dernier roi de Tahiti et dépen-
dances. Je tiens d'un témoin oculaire que toute la population de l'île assista
aux obsèques : 11.200 personnes, environ.
l'archipel de la société 325
pondit avec beaucoup de tact, le prince amena lui-même le
pavillon du Protectorat ^ pendant que la troupe présentait les
armes et que les clairons sonnaient au drapeau. Ce pavillon,
qu'un vieux chef embrassa en pleurant, fut ensuite donné
au gouverneur. Celui-ci le confia au commandant d'un navire
de guerre qui allait prochainement retourner en France. Le
précieux dépôt devait être remis par lui aux mains du prési-
dent de la République.
Je reviens maintenant à l'annexion à la France des îles
Sous-le- Vent, Cette annexion prenait une mauvaise tour-
nure. Les étrangers trompaient les insulaires et leur affir-
maient que la convention de iSlil existait toujours, ce qu'ils
n'étaient que trop disposés à croire. Aussi bon nombre d'entre
eux continuèrent- ils à se déclarer indépendants. L'âme de
la résistance était un chef important de Raiatea-Tahaa, du
nom de Teraupoo. Il se retira avec ses partisans dans la
vallée d'Avera, résolu à s'opposer par les armes à la prise
de possession de son pays par la France. D'après les ins-
tructions de la Métropole, les autorités françaises tempo-
risèrent et commirent la faute grave d'entrer en négocia-
tions avec ceux qui, depuis que l'annexion était un fait ac-
compli, ne pouvaient plus être regardés que comme des
rebelles. C'était très mal connaître le caractère des Polyné-
siens orientaux que de croire qu'en discutant avec eux on
arriverait à bout d'obtenir leur soumission; ils sont doux,
craintifs et serviables avec ceux qui se posent en maîtres,
mais entêtés, moqueurs, insolents et méchants avec ceux
dont ils croient n'avoir rien à redouter. En voyant les auto-
]. « Le prince Hinoi a reçu une éducation toute française. II est intelligent
■et sympathique. Au physique, c'est un homme d'une taille au-dessus de la
moyenne avec une tendance à l'embonpoint ; la couleur de son visage est
jaune, mais d'une nuance très foncée approchant du noir. Tous les membres
de la famille Pomare offrent d'ailleurs ces particularités. Les autres chefs
tahitiens sont bien moins bruns qu'eux ; certains même sont aussi blancs
que les gens du midi de l'Europe. Les plus blancs des chefs polynésiens sont
à coup sur les chefs marquisiens qui, pourtant, eux, ne sont pas métissés. »
(A. C. Eugène Caillot, Épisodes d'un voyage autour du monde, 1899-1903.)
326 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
rites françaises discuter avec eux, ils traitèrent immédiate-
ment sur le pied d'égalité ; puis ils leur parlèrent dédai-
gneusement, ne tinrent pas compte des lois de la France, et
s'oublièrent même au point d'insulter son pavillon. Cet état
de choses dura presque dix ans, et cela à la grande joie des
étrangers lesquels ne manquaient aucune occasion de mar-
quer leur mépris pour le gouvernement français. A la fin
celui-ci se convainquit qu'une expédition militaire était de-
venue nécessaire.
Dans les derniers jours du mois de décembre 1896, un
croiseur, un aviso -transport et une goélette arrivèrent à
Raiatea-Tahaa et y débarquèrent une compagnie d'infanterie
de marine de Nouméa et quelques troupes de Tahiti. Ma-
rama, régent de Huahine, et Tavana, vice-roi régent à Raia-
tea demeurèrent dévoués à la cause française ; mais Terau-
poo resta inébranlable dans sa résolution de ne pas se sou-
mettre. Il fallut donc faire la guerre dans les deux îles Raiatea
et Tahaa.
Le capitaine de vaisseau Bayle, chef de la division navale
du Pacifique, prit le commandement supérieur des îlesSous-
le-Vent, et dirigea les opérations militaires de terre et de
mer. Celles-ci ne furent pas longues : commencées le l*"" jan-
vier 1897, elles se terminèrent le 17 février de la même
année. Néanmoins il y eut quelques combats assez sérieux.
Sur le conseil de Teraupoo, les insurgés firent divers pré-
paratifs de défense ; puis ils s'apprêtèrent à recevoir vigou-
reusement l'ennemi. Après avoir canonné plusieurs endroits,,
les Français arrivèrent à Tevaitoa. C'était le 3 janvier.
Blottis dans des retranchements, les insurgés laissèrent
passer Favant-garde composée d'un détachement de marins
de rAube, mais ouvrirent le feu sur le gros de la colonne
de débarquement. La section Bertrand évolua aussitôt pour
prendre d'enfilade un de ces retranchements sur lesquels
elle exécuta à quelques pas des feux de salve à répétition,
qui jetèrent le désordre dans les rangs des Teraupistes. Les
l'archipel de la société 327
marins de F Aube revinrent alors en arrière et attaquèrent de
front les retranchements. Le quartier -maître de timonerie
Delaire y sauta le premier, bouscula trois harponneurs et
tua un officier teraupiste ; les retranchements furent alors
envahis et leurs défenseurs tués à la baïonnette tant
par les marins que par les soldats de la section Bertrand
qui leur barrèrent le chemin couvert par lequel ils devaient
gagner les brousses. Ce combat, qui n'avait duré que quel-
ques minutes, avait été toutefois très vif : on retrouva dans
les retranchements dix-sept insurgés tués, et cinq, blessés;
les Français n'avaient eu que trois soldats d'infanterie de
marine blessés \
Durant toute cette guerre, les Teraupistes n'attaquèrent
jamais à découvert : ils s'abritèrent continuellement pour
tirer sur l'ennemi, auquel ils ne cessèrent de tendre des
embuscades. Celui-ci s'en vengea en brûlant leurs cases et
en détruisant leurs cocotiers. Les vaisseaux de guerre fran-
çais jetèrent de la mitraille sur tous les endroits habités qui
se trouvaient près de la mer. Le joli village de Vaitoare,
dans l'île Tahaa, fut bombardé et incendié y compris la
farehau (maison commune) qui avait coûté aux indigènes
3.000 piastres. Généralement les habitants prenaient la fuite
aux premiers coups de canon et allaient se réfugier dans les
brousses où les détachements de marins et de soldats fran-
çais avaient énormément de peine à les découvrir. 11 en ré-
sultait des marches fatigantes qui épuisaient les troupes.
Celles-ci cernaient un district et, par hasard, rencontraient
les insurgés dont elles s'emparaient après un léger enga-
gement ou quelquefois par surprise sans avoir eu besoin de
tirer un coup de fusil. Hommes, femmes et enfants étaient
aussitôt envoyés à bord des navires ou à Uturoa et retenus
captifs, car le meilleur moyen de terminer les hostilités était
1. Notes du capitaine de vaisseau Bayle sur le livre manuscrit qui est aux
archives de la résidence d'Uturoa (Raiatea) et qui porte la rubrique : Com-
mandant supérieur aux Iles-sous-le-Vent.
328 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
de faire le vide dans le pays. Le 10 février, le détachement
du lieutenant Gorre se mit en marche, au jour, dans la direc-
tion du mont Faneuhi et par les lignes des crêtes. A 10 h.
du matin, l'avant-garde du détachement arriva sur un petit
campement de rebelles. Comme le lieutenant Corre avait la
conviction que ceux-ci ne se gardaient que du côté de la
vallée, il revint sur ses pas afin de prendre à revers le cam-
pement principal. A 11 h. 1/2, le détachement tomba sur trois
cases qu'il entoura aussitôt et dans lesquelles il trouva la
bande des insurgés qui, quoique armée, se rendit sans résis-
tance . Une patrouille alla fouiller les environs et ramena
encore des prisonniers, des armes et des munitions. Dans
ces deux campements, le lieutenant Corre avait fait prison-
niers vingt-six hommes, treize femmes, douze enfants, et
pris vingt-six fusils, un sabre, un sabre-baïonnette et des
munitions. Plusieurs chefs insurgés étaient prisonniers, entre
autres : la cheffesse de Tevaitoa Mai, INIoti Roi son mari,
le généralissime de Teraupoo Hupe, le frère de Teraupoo, le
faterehau d'Opoa et sa femme, une demi-blanche, nommée
Taupe^. La prise de la cheffesse de Tevaitoa était d'une impor-
tance,considérable. Msiï-v ahine [femme) et son tane (mari) Moti
Roi s'étaient montrés ennemis acharnés des Français 2. L'on
avait vu au milieu de l'action Maï-vahine parcourir les rangs
de ses guerriers et les exciter à tenir ferme ; personne ne
l'avait surpassée en courage '^. Malheureusement Teraupoo ne
se trouvait pas parmi les captifs. Désespéré par les défaites
successives de ses partisans, il avait renoncé à la lutte et
s'était caché avec sa femme et sa fille adoptive dans une grotte
de la vallée de Vaiaau. 11 est probable qu'ils auraient échappé
pendant longtemps aux recherches si le chef insurgé n'avait
1. Notes du capitaine de vaisseau Bayle sur le livre manuscrit qui est aux
archives de la résidence d'Uturoa (Raiatea) et qui porte la rubrique : Com-
mandant supérieur aux Iles-sous-le-Vent.
2. Elle avait comme ministre de l'Intérieur [faalerehaa) une jeune fille du
nom de Temarii-vahine.
3. Elle ne fut point blessée, mais son lane Moti Roi reçut deux balles.
l'archipel de la société 329
eu l'imprudence de faire du feu durant la nuit. La lueur ré-
véla sa présence et celle des siens. Le 15 février, leur retraite
fut découverte et l'on s'empara d'eux. Ainsi finit la guerre de
Raiatea-Tahaa ^ .
Les prisonniers de cette guerre furent, à l'exception des
chefs et de quelques malades, déportés avec leurs femmes
et leurs enfants à Haane, dans l'île Ua-Uka de l'archipel des
Marquises. Ils y restèrent plusieurs années 2. Dans le second
semestre de l'année 1900, le gouvernement français, jugeant
suffisante la peine qu'ils avaient accomplie, les rapatria aux
îles Raiatea et Tahaa. Quant au chef Teraupoo, il fut, avec
sa femme, transporté en Nouvelle-Calédonie, où le gouverne-
ment français lui servit une pension pour vivre 3. Les autres
insurgés importants, la cheffesse Mai et son mari Moti Roi,
le chef Hupe, la cheffesse Taupe, etc., en tout huit hommes
et femmes furent aussi emmenés dans cette île ^.
Les pasteurs protestants français de Tahiti, avec l'ascen-
dant qu'ils avaient sur leurs confrères indigènes et les habi-
tants des îles Sous-le-Vent, auraient peut-être pu empêcher
cette guerre regrettable : ils ne firent presque rien en cette
occasion et rendirent ainsi un peu suspect leur patriotisme.
Ils ne devaientpas, dira-t-on, s'occuper de politique, même
dans un but d'humanité. Cependant ils s'en mêlaient tous
les jours, à Tahiti, et pour des motifs moins louables. Ils
1. Voir pour les détails de ces événements la Chronique de la guerre de
Raiatea-Tahaa dans mon ouvrage Les Polynésiens orientaux au contact de la
civilisation.
2. Lors de mon voyage dans l'archipel des Marquises (1900), j'allai à Haane
(île Ua-Uka) et je visitai les prisonniers de la guerre de Raiatea-Tahaa. Ils
étaient consignés dans une espèce de camp, hommes, femmes et enfants, et
n'en sortaient que pour faire quelques corvées. C'étaient d'ailleurs les seuls
travaux forcés auxquels ils fussent astreints; à part cela, ils vivaient à leur
guise dans l'enceinte du camp. En somme, leur détention était très douce.
3. J'apprends (1906) que le chef Teraupoo a été aussi rapatrié à Raiatea après
être resté en Nouvelle-Calédonie jusqu'à l'année dernière. Il habite mainte-
nant soit Uturoa soit Tevaitoa. Il vit très retiré et ne parle à personne.
4. Moti Roi mourut de ses blessures en arrivant en Nouvelle-Calédonie.
Devenue veuve, Ms.i-vahine prit pour lane un autre prisonnier nommé Atamu.
J'apprends également que tous les prisonniers emmenés en Nouvelle-Calé-
donie avec Teraupoo ont été, comme lui, ramenés à Raiatea et à Tahaa.
330 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
soulevaient une foule de questions qui ne les regardaient
pas, et le gouvernement avait la faiblesse d'y répondre. Il
lui fallait d'ailleurs compter avec eux, car ils avaient des
protecteurs puissants en France. Seuls, leurs adversaires re-
ligieux osaient réellement leur tenir tête. En effet, la lutte
continuait encore à Tahiti entre les protestants et les catho-
liques, quoique avec moins d'éclat qu'autrefois. Les deux
partis se haïssaient toujours, mais ils ne se faisaient plus
qu'une guerre sourde. Les prêtres catholiques ne conser-
vaient plus d'illasions sur l'issue finale de la lutte. Venus
bien après les pasteurs protestants, ils voyaient maintenant
qu'ils ne parviendraient pas à se substituer à eux. Papeete
ainsi que certains districts possédaient une église ; il y avait
même dans la capitale un vicaire apostolique et une Mission;
mais les catholiques étaient entrés petit nombre. Le rôle des
Missions protestantes allait au contraire sans cesse grandis-
sant. Les pasteurs étaient devenus les véritables maîtres : ils
gouvernaient la colonie. Leur intervention perpétuelle dans
les affaires publiques devint bientôt telle qu'elle alarma jus-
qu'à ceux qui restaient indifférents à cette religion et à ses
tendances. Il en résulta non une coalition proprement dite,,
mais une sorte de groupement de fait et une communauté
d'action entre les catholiques et les libres penseurs, ce qui
permet de dire que Tahiti se trouva partagée en deux camps
dont tous les militants résidaient à Papeete : le camp pro-
testant, qualifié par ses adversaires de parti anglais ou de
l'étranger, sous la direction de M. Viénot, et le camp libre
penseur et catholique, se nommant parti français, beaucoup
moins important et moins nombreux et qui avait pour chefs
le maire et l'évêque de Papeete. Ce parti accusait le gouver-
neur de n'être que le lieutenant de M. Viénot et le docile
exécuteur de ses ordres.
LISTE ROYALE DE TAHITI
DYNASTIE DES POMARE A TU
Teu Tunuieaaiteatua
mort en 1802
Vairaatoa ou Pomare P
mort en 1803
Pomare II (Tu)
mort en 1821
a de Teremoemoe
Pomare III Pomare IV (Aimata Vahiné)
mort en 1827 morte en 1877
mariée à
Ariifaite
mort en 1873
Ariiaue Pomare V Teriimaevarua l''" Tamatoa V Teriitapunui Teriituavira-
mort en 1855 mort en 1891 reinede Bpra-Bora roi deRaiatea grandclief prince
(n'a pas régné) (dernier roi de Tahiti) morte en 1873 mort en 1881 de Moorea de Join ville
mort en 1888 mort
en 1875
Teriiourumaana
morte en 1872
Teriimaevarua II
reine de Bora-Bora
mariée à. . . Teriihinoiatua.
(Hinoi)
Pour plus de détails sur Pomare IV et ses descendants, voir à la page suivante.
332 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Pomare IV a Tu (Aimata), reine des Iles de la Société et dépen-
dances, née le 28 février 1813 ; mariée en 1834 à Ariifaaite a Hiro ;
veuve le 6 août 1873; décédée à Papeete le 17 septembre 1877.
De ce mariage :
\ . Ariiaue, prince royal, né à l'îlot Motu-uta le 12 août 1835, décédé
à Papeete le 10 mai 1860. (Mort dans la nuit du 12 au 13 mai 1860,
d'après le journal Le Messager de Tahiti.)
2. Teratane Ariiaue, prince royal, né à Taravao le 3 novembre 1839;
prend à la mort de son frère aîné le nom d'Ariiaue ; marié le 23 ou
le 28 janvier 1873 à Joanna-Marau-ïaaroa-Tepau Salmon, née le 24
avril 1860; roi de Tahiti et dépendances le 24 septembre 1877 sous le
nom de Pomare V; décédé à Papeete le 12 juin 1891.
3. Teriimaevarua !'% princesse royale, née à Raiateale 23 mai 1841 ;
reine de l'île Borabora; mariée le 28 février 1866 à Tapoa Temauiarii a
Maheanuu ; décédée, sans enfant, le 12 février 1873.
4. Tamatoa V, prince royal, né à Moorea le 23 septembre 1842; ex-
roi de l'île Raiatea; marié le 12 juillet 1863 à Moe Maheanuu; décédé
le 30 septembre 1881.
De ce mariage :
Teriiourumaana (nommée Pomare VI), née le 12 juillet 1867 ;
décédée le 13 décembre 1872;
Teriivaetua, née le 22 septembre 1869;
Teriimaevarua 11, née le 28 mai 1871, reine de l'île Borabora;
Tamatoa, né le 22 septembre 1872, décédé à Papeete le 2o août
1873.
5. Teriitapunui, prince royal, né à Raiatea le 30 mars 1846 ; marié
en juin 1862 à Teriinavahoroa, fille de Mano ; décédé le 18 septembre
1888.
De ce mariage :
Teriinavahoroa-Teriitapunui, née le 15 avril 1873, décédée en
avril 1874.
6. Teriitua Tuavira, surnommé prince de Joinville, prince royal,
né le 17 décembre 1847 ; marié le 17 juin 1868 à Itebela-Vahinetua
Shaw; décédé le 9 avril 1875.
De ce mariage :
Teriihinoiatua(Hinoi), né le 12 août 1869 ; marié à Teriimae-
varua II, reine de Bora-Bora.
(La reine Pomare IV avait eu aussi une fille adoptive nommée Ai-
mata, qui était morte le 15 août 1834.)
DEUXIEME PARTIE
LES AUTRES ARCHIPELS ^
CHAPITRE PREMIER
L'ARCHIPEL DES MARQUISES ^ (ILES NUKU-HIVA)
Les évangélistes Harris et Crook. — Mœurs et coutumes des naturels de
Taiohae d'après le Russe Krusenstern. — Guerres de l'Américain Porter
contre les Nuka-Hiviens. — Insuccès de nouveaux missionnaires protes-
tants. — Des missionnaires catholiques convertissent quelques Marqui-
siens. — Annexion à la France des groupes sud-est et nord-ouest des îles
Marquises. — Combats de Vaitahu (île Tauata) ; soumission des révoltés.
— Les Français chràtient les Hapa (île Nuku-Hiva). — Assassinat de cinq
soldats français et exécution du chef Pakoko . — Délaissement des deux
établissements de Vaitahu et de Taiohae. — Les Français réduisent les
Taïpi-Vaii. — Conversions nombreuses, mais superficielles, de Marquisiens
au Christianisme. — Epidémie de petite vérole à Nuka-Hiva et à Uapu. —
Périls que courent les missionnaires catholiques au milieu des sauvages
de l'île Hivaoa. — Insurrection des indigènes d'Hanaiapa (île Hiva-Oa) et
expédition française; soumission des rebelles.— Les Marquisiens à l'époque
actuelle, et leur indifférence religieuse. — Résultats de l'œuvre des Mis-
sions catholiques et des travaux exécutés par les ordres du gouvernement
français.
Nous avons vu au début du deuxième chapitre de la pre-
mière partie de cet ouvrage que le navire de Wilson, après
avoir déposé à Tahiti plusieurs des missionnaires protestants
1. Je rappelle qu'au sujet de la découverte de chacune des îles des divers
archipels je ne mentionnerai que la date de l'événement et le nom du navi-
gateur; les relations du voyage de découverte ou des séjours des différents
explorateurs sortent du cadre de cet ouvrage et n'y trouveront place que
dans le cas où ils auraient une réelle importance au point de vue de l'his-
toire du pays.
2. Le groupe sud-est de ces îles a été découvert en 1.59.5 par Mendana de
Neyra, et le groupe nord-ouest, en 1791, par Ingraham.
Roquefeuille et Dumont d'Urville rapportent une tradition indigène d'après
laquelle Oatea et Ananonua seraient venus un jour, très longtemps aupara-
vant, d'une île éloignée nommée Yavao ou Feveo pour peupler les îles Mar-
quises, apportant avec eux l'arbre à pain et plusieurs autres plantes. Cepen-
dant, pour la majorité des insulaires, le premier homme qui aborda à Nuku-
Hiva s'appelait Tiki.
Je ne crois pas qu'à l'origine Tiki ait été un nom propre : ce devait être seu-
lement un nom commun, car, en langue mandingue Teghi signifie chef, et
Tiki me paraît provenir de Teghi.
334 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
anglais, était reparti avec les autres à destination des îles
Tonga-Tabou et des îles Marquises, Arrivé dans ces der-
nières, le Duff ]eX.di l'ancre à Vaitahu (Tauata) le 5 juin 1797,
au soir. Comme de coutume, les femmes vinrent immédiate-
ment nager autour du vaisseau en criant : « Vehine ! Vehine ! »
(femme! femme!) Elles étaient nues et s'offraient effronté-
ment. A leur grande surprise, personne ne répondit cette
fois à leurs avances ; elles retournèrent à terre. Le lende-
main, le chef Tenaï, fils du Honu qu'avait connu Cook, se
rendit à bord du Duff. 11 accorda aux deux évangélistes
W. Crook^ et J. Harris^ la permission qu'ils sollicitaient de
résider dans l'île. Ceux-ci débarquèrent donc et commen-
cèrent à s'installer. Des jours s'écoulèrent. Les Anglais se
félicitaient déjà de la facilité avec laquelle les choses s'étaient
passées, lorsque du navire ils entendirent de grands cris
et virent sur la plage Harris avec ses bagages courant et
faisant des signaux désespérés. On mit un canot à la mér
pour le ramener. Avant qu'on eût pu parvenir jusqu'à lui,
les sauvages pillèrent ses vêtements et l'infortuné épouvanté
se réfugia dans la forêt. Après des jours de recherches, on
l'y retrouva presque fou et pouvant à peine répondre aux
questions qu'on lui posait. La femme de Tenaï, paraît-il,
profitant de Tabsence de son mari, parti en excursion avec
Crook, avait obsédé Harris de ses désirs et celui-ci n'y
avait répondu que par une superbe indifférence. Ne compre-
nant rien à sa froideur, la jeune femme s'était mise à douter
de son sexe, et, rassemblant ses compagnes, elle avait pé-
nétré avec elles pendant la nuit dans la case du missionnaire
stupéfait. La vérification faite, Harris révolté de tant de cy-
nisme s'était enfui, renonçante prêcher l'Évangile à des na-
tures aussi perverties. H se rembarqua donc et quitta ces
îles avec le navire. Crook, seul, resta. Nous verrons plus loin
ce qu'il advint de son apostolat.
1. Agé de 21 ans; il avait été auparavant domestique et ferblantier.
2. Agé de 39 ans; c'était un ancien tonnelier.
LES AUTRES ARCHIPELS 335
En 180/i, le 6 mai, les navires russes la Nadeshda et la
Neva, sous le commandement du capitaine Krusenstern, je-
tèrent Fancre dans la baie de Taiohae (ile Nuka-Hiva). Les
insulaires arrivèrent enfouie faire des échanges de cocos, de
fruits de l'arbre à pain et de bananes contre des morceaux
de fer et des haches. Le roi Keata-Nui, un homme robuste,
entièrement tatoué et presque nu, vint avec sa suite à bord
de la Nadeshda. Krusenstern lui fit cadeau d'un couteau et
d'une pièce de drap rouge, qu'il jeta immédiatement sur
ses épaules. Km coucher du soleil, il regagna sa demeure
pendant que les femmes continuaient à nager autour des
bâtiments en s'ofTrant à tous les hommes des équipages. Le
lendemain, Krusenstern descendit à terre et fut reçu avec
les plus grands honneurs par le beau-père du roi, un vieil-
lard ayant une belle physionomie. Celui-ci l'emmena dans
sa case et le fît asseoir au milieu des princesses royales, qui
ne cessèrent d'examiner les broderies de son uniforme et de
toucher sa figure et ses mains. Le capitaine se débarrassa de
ces princesses en leur faisant distribuer quelques présents
européens.
C'est grâce au séjour de Krusenstern à Nuka-Hiva que nous
pouvons connaître quel était l'état de cette île à cette épo-
que. Les tribus des diverses vallées se faisaient des guerres
continuelles et les combats étaient suivis de repas de can-
nibales. Lorsqu'ils étaient fatigués de se battre, les indi-
gènes recouraient à la ruse pour se procurer cet étrange
gibier, et ce qu'il y avait de plus triste à constater, c'est
qu'ils étaient aidés et dirigés dans l'accomplissement de ces
horreurs par des individus de race blanche, pirates et aven-
turiers de toutes nations. Parmi ceux-ci se trouvaient deux
Européens, un Anglais et un Français, les nommés Robert
et Cabri. Robert, un ancien matelot abandonné par un balei-
nier, avait épousé une parente du roi. Joseph Cabri avait
fait naufrage sur les côtes de Nuka-Hiva ; il allait y être
ofiTert en sacrifice aux dieux, lorsque la fille du roi obtint
336 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
qu'on Tépargnât et le prit pour mari. Cabri s'était fait une
véritable réputation de chasseur de cliair humaine, mais,
comme il n'avait jamais pu se décider à en manger, il cédait
un de ses prisonniers contre un cochon. Ces deux intéres-
sants personnages loin de se soutenir mutuellement ne cher-
chaient qu'à se nuire. On devine par là combien la vie de-
vait être terrible dans ces îles pour des hommes honnêtes.
Aussi le missionnaire Crook avait-il complètement échoué
dans sa tentative de convertir les naturels ; à Tauata et à
Nuka-Hiva, où il s'était ensuite rendu, il n'avait pu réussir
à conquérir une seule âme, et finalement il était retourné à
Tahiti. Voilà ce qu'apprit Krusenstern i.
Le voyage de l'Américain Porter fut moins une explora-
tion qu'une conquête. En 1812, pendant la guerre des États-
Unis contre l'Angleterre, Porter reçut le commandement de
VEssex avec un équipage de trois cent dix-neuf hommes et
partit le 28 octobre. Le 12 décembre, dans le voisinage des
îles du Cap-Vert, il s'empara d'un vaisseau anglais portant
55.000 livres sterling et, quelque temps après, du schooner
r Elisabeth. Le ih février 1813, il doubla le cap Horn et fit
relâche successivement au Chili, au Pérou, puis aux îles
Galapagos, qu'il visita le 17 avril. A deux époques diffé-
rentes, les 29 avril et 9 juillet, il y prit de nouveau six
navires ennemis. Possesseur alors d'un riche butin. Porter
ne songea plus qu'à le mettre provisoirement en sûreté et
dans ce but il chercha une île peu fréquentée du sud-est de
l'Océan Pacifique. Son choix tomba sur l'île Nuka-Hiva,
celle-ci semblant réunir les conditions de sécurité néces-
saires. 11 se dirigea donc vers elle avec VEssex et les autres
bâtiments capturés et, le 25 octobre, il mouilla dans la baie
de Taiohae.
Sa première rencontre, en abordant, fut celle d'un nommé
VVilson, un déserteur anglais qui s'était établi dans le pays
1. Krusenstern (A.-J. de), Voyage autour du monde.
LES AUTRES ARCHIPELS 337
et en avait adopté les mœurs et la langue. Porter profita de
cette rencontre pour le prendre comme interprète auprès de
Keata-Nui, le roi de Taiohae, qu'avait déjà connu Krusenstern.
Ce roi, si robuste autrefois, était devenu un vieillard abruti
par le kava^ sorte de boisson enivrante que fabriquaient les
naturels. Keata-Nui pria Porter de le protéger contre les tri-
bus des vallées de Nuka-Hiva qui à cette époque étaient toutes
en guerre les unes contre les autres, et notamment, contre
ses voisins les Hapa qui menaçaient d'anéantir les Taii, le
peuple dont il était le chef. Porter consentit à intervenir,
d'abord comme médiateur, ensuite comme allié si ses offres
étaient repoussées.
Il commença par construire sur la plage, non loin de ses
navires, un petit camp retranché qu'il arma de plusieurs ca-
nons. Après, il entra en pourparlers avec les Hapa. Ceux-
ci répondirent dédaigneusement à ses propositions ; ils dé-
truisirent et incendièrent les arbres à pain et Porter dut
se résigner à employer la force. Les Américains, aidés des
Taii, placèrent un canon sur une montagne proche et, le len-
demain, quarante fusiliers, après un combat assez vif, délo-
gèrent les Hapa de leurs montagnes et prirent leur fort. La
tribu, voyant qu'elle avait le dessous, demanda la paix. Porter
l'accorda, à la condition que les Hapa donneraient chaque
semaine un certain nombre de cochons et de fruits pour la
nourriture des troupes. Les autres tribus, frappées de ter-
reur, se soumirent aussi, sauf la plus redoutable, celle des
Taï-Pii, qui traita les autres de lâches.
Avant de réduire ces opiniâtres adversaires. Porter se con-
solida dans son fort et voulut fonder une ville. Grâce au con-
cours des indigènes qui travaillèrent à la construction des ha-
bitations, la petite cité fut vite achevée. Elle reçut le nom de
Madisonville.
En raison de tous ces délais, l'insolence des Taï-Pii allait
toujours croissante. Porter se décida enfin à agir. 11 se ren-
dit dans la baie des Taï-Pii avec un navire, cinq chaloupes,
22
338 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
dix pirogues, et 5.000 hommes de troupes alliées. La bataille
fut longue et les Taï-Pii firent preuve de la plus grande
constance. Abrités derrière des arbres et des broussailles,
ils tinrent ferme sous des grêles de balles, et les Américains
durent se rembarquer sans avoir pu les chasser de leurs
positions. On conçoit sans peine l'orgueil qu'ils ressentirent
de ce succès passager : ils se proclamèrent vainqueurs. Por-
ter comprit que c'en était fait de son prestige s'il ne venait
promptement à bout d'eux. Il entreprit donc de les attaquer
par terre, chose devant laquelle il avait reculé comme trop
dangereuse pour la vie de ses hommes. A la tête de 200 sol-
dats, il les assaillit et les refoula dans leur village. Acculés,
les indigènes se défendirent désespérément ; une terrible fu-
sillade les balaya, leurs cases furent prises, saccagées et brû-
lées. Cette fois, c'était bien la fin ; les Taï-Pii s'avouèrent
vaincus et sollicitèrent la paix. Elle fut des plus dures pour
eux : non seulement ils furent obligés, comme les autres tri-
bus, d'approvisionner chaque semaine les Américains, mais
ils payèrent en plus une contribution de guerre de quatre
cents cochons.
Tous ces événements ne s'étaient pas passés sans pertes
du côté des Américains ; un fils de Porter, nommé William,
avait même été tué d'un coup de feu sur la plage de Taiohae
et son lieutenant avait eu une jambe fracassée d'un coup de
fronde. Mais ces pertes étaient compensées par la domina-
tion incontestée des Américains sur l'île : Porter s'en trou-
vait le seid maître. Il aurait dû alors s'occuper d'organiser
sa conquête et s'y fixer. Peut-être qu'ainsi Nuka-Hiva serait
devenue une colonie de l'Union. Au lieu de rester, Porter
se contenta de laisser aux soins du lieutenant Gamble trois
des bâtiments qu'il avait capturés et, avec ses navires et ses
hommes, il repartit le 10 décembre. Il commettait de la sorte
une seconde faute : il disséminait ses forces. L'heure des
revers avait sonné pour les Américains. Le 28 mars 181/i,
VEssex fut attaqué et pris par deux frégates anglaises. Porter
LES AUTRES ARCHIPELS 339
parvint néanmoins à s'échapper dans une embarcation et
même à rentrer à New-York, où ses compatriotes l'accueil^-
lirent en héros. Gamble, lui, subit toutes les infortunes. A
l'instigation du déserteur Wilson, les insulaires refusèrent
bientôt de payer le tribut ; l'équipage se révolta et s'enfuit
avec le pavillon anglais. N'ayant plus que deux vaisseaux et
dix hommes, Gamble brûla un de ses bâtiments et se rendit
avec l'autre aux îles Sandwich. Là, les Anglais s'emparèrent
du navire et de ceux qui le montaient. 11 était resté quelques
Américains au fort Madison ; les indigènes les exterminèrent,
et Madisonville, devenue solitaire, ne tarda pas à tomber
en ruines. La végétation en recouvrit plus tard les vestiges
et si bien qu'aujourd'hui l'on ne saurait même plus les re-
trouver.
Vers 1828, de nouveaux missionnaires protestants arrivè-
rent à Nuka-Hiva; mais ils ne réussirent pas mieux que ceux
qui étaient venus en 1797 et durent comme eux s'en aller
après quelque temps de séjour.
En 1833, d'autres essais tentés par des missionnaires pro-
testants aboutirent aux mêmes insuccès. Une méthode qui no-
tamment avait beaucoup contribué à assurer la conversion des
habitants de l'île Tahiti fut au contraire, en 1833, la cause de
l'échec des évangélistes aux îles Marquises, à Nuka-Hiva. Le
pasteur anglais ou américain avait souvent sa femme avec lui
et celle-ci par sa douceur etsa bonté avait rendu les plus grands
services à la Réforme. En vivant au contact des femmes indigè-
nes et en pénétrant dans leur intimité, l'épouse du mission-
naire était parvenue à en amener quelques-unes à la foi chré-
tienne et leur conversion avait souvent entraîné celle de leurs
maris et de leurs enfants. Les Révérends avaient cru pou-
voir procéder ainsi aux îles Marquises, mais les indigènes,
gens primitifs et cruels, ne respectèrent pas les femmes
blanches : ils les brutalisèrent et les violèrent avec des raffi-
nements inouïs jusque sous les yeux de leurs époux. Les Ré-
340 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
vérends et leurs femmes n'entendaient pas pousser le dévoue-
ment évangélique jusque-là. Ils abandonnèrent définitive-
ment cet archipel inhospitalier.
Les îles Marquises étaient alors renommées entre toutes
par leur insécurité. Les indigènes se faisaient constamment
la guerre et mangeaient leurs prisonniers. On devine par là
combien la vie devait être terrible dans ces pays. Il fallait
réellement de l'héroïsme pour aller vivre au milieu de tels
sauvages.
C'est ce dont firent preuve, on doit le reconnaître, les
missionnaires catholiques de 1838 à 18/i2. Les premiers
missionnaires de cette confession qui vinrent aux îles Mar-
quises furent les Pères Desvaulx et Borgella. Ils y arrivè-
rent le 6 août 1838 et se fixèrent à Vaitahu dans l'île Tauata.
Les seconds furent les Pères Gracia, Fournier et Guil-
mard. Le 9 février 1839, ils débarquèrent dans la baie de
Taiohae (île Nuka-Hiva), où ils s'établirent. Plus tard, le
Père Caret et d'autres missionnaires s'installèrent dans la
baie de Hakahau (île Ua-Pu). Tous se mirent à l'œuvre sans
se laisser rebuter par les nombreuses difficultés du début
d'un établissement chez des barbares. En effet les Pères
étaient obligés de tout créer. Sur le terrain concédé par un
chef, ils durent d'abord élever leurs maisons ou plutôt leurs
cases ^ Celles-ci différant complètement des demeures euro-
péennes, les prêtres catholiques se trouvèrent dénués des
connaissances nécessaires à leur construction. Un maître était
absolument indispensable : ils le trouvèrent en distribuant
adroitement des petits cadeaux à bon marché auxquels les
indigènes attribuaient une grande valeur. Néanmoins les
Pères furent réduits à se faire charpentiers, maçons, nienui-
1. Il n'y eut que les Pères Gracia, Fournier, et Guilmard qui, plus heureux
que leurs autres confrères, trouvèrent à acheter une petite hutte qu'allait
abandonner un matelot américain ; ils en payèrent le prix au chef propriétaire
du terrain sur lequel elle s'élevait, et purent ainsi se loger sans fatigues.
Mais là se borna leur situation privilégiée, et, pour tout le reste, ils rencon-
trèrent les mêmes difficultés.
LES AUTRES ARCHIPELS 341
siers, charrons, etc. Les meubles furent remplacés par des
malles et des boîtes, et le lit par une natte placée sur des
roseaux pour atténuer la dureté du plancher. Quant à la
nourriture, il était inutile d'essayer de se la procurer chez
les habitants trop fainéants pour travailler au delà de leurs
besoins personnels. Chaque missionnaire alla donc pêcher et
chasser ou cueillir des racines et quelques fruits sauvages
afin d'assurer sa subsistance. La cuisine se faisait à la ka-
naque, c'est-à-dire en plein air sur trois pierres réunies
en trépied pour cuire le fruit de l'arbre à pain avec, à côté,
un trou en terre servant de four sauvage, où se pratiquait
sous la pierre brûlante la cuisson des viandes et autres
comestibles. Ce qui leur donna le plus de mal, ce fut l'étude
de la langue polynésienne, parce qu'ils ne possédaient pas
de livres et qu'ils ne voulaient pas se servir comme pro-
fesseurs des bandits qui infestaient les îles. Recourant à la
pantomime, les Pères désignaient un endroit ou un objet
pour en savoir le nom qu'ils s'empressaient aussitôt de
transcrire sur un carnet ; puis ils groupaient les mots et ne
négligeaient aucune occasion d'entendre converser les indi-
gènes. Les missionnaires parvinrent ainsi, après bien du
travail, il est vrai, à former un petit recueil de mots, puis à
parler la langue de l'archipel.
Ils étaient d'un dévouement admirable et, n'oubliant ja-
mais le but qu'ils visaient, ils ne reculaient devant aucun
danger pour l'atteindre. Ils vivaient au jour le jour au mi-
lieu de brutes qui souvent les insultaient et les maltrai-
taient et auxquelles cependant ils osaient prêcher la religion
chrétienne. La guerre existait toujours sur quelque point
de ces îles et chaque jour il y avait une nouvelle victime
prise par un parti ou par l'autre, puis étranglée ou trans-
percée, découpée par morceaux, mise au four kanaque avec
des porcs, enfin dévorée en grande cérémonie par les chefs,
les guerriers et les prêtres des idoles, à qui elle avait été
d'abord offerte. Les femmes et les enfants n'étaient pas ad-
342 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
mis à manger de la chair humaine, ce qui ne les empêchait
pas parfois de servir de nourriture, quoique moins souvent
que les hommes.
Les Marquisiens ne mangeaient pas ordinairement leurs
victimes crues, et le Père Mathias Gracia n'en cite qu'un
seul exemple. Celui-ci se passa le 2h octobre 1839. Ce jour-
là, les Hapa célébraient une fête pour laquelle il leur fallait
une victime, et suivant l'usage, ils la cherchaient chez leurs
ennemis. La journée s'écoula sans qu'ils pussent la trouver;
mais le soir, un indigène se laissa surprendre sur le rivage :
le malheureux fut vite tué, et comme il était trop tard pour le
faire cuire, avec les cérémonies prescrites, il fut dévoré cru ^.
Voilà quelles étaient les horreurs dont les Pères se trou-
vaient être les témoins forcés, et qu'ils ne pouvaient même
pas tenter d'empêcher, car ils étaient arrêtés durant ces
guerres par un tapu rigoureux qui défendait sous peine de
mort aux indigènes d'écouter des paroles contraires à celles
de la religion actuellement en vigueur chez eux.
Les missionnaires catholiques furent plusieurs fois dans
une situation excessivement critique. Le roi Temoana ayant
formé le projet de réunir par la force toutes les tribus sous
son autorité, il s'ensuivit une guerre terrible qui dura six
mois et mit la population de Taiohae à deux doigts de sa
perte. Les infirmes de cette baie se firent transporter dans des
antres de rochers et, jour et nuit, les guerriers gardèrent les
endroits par lesquels les ennemis pouvaient descendre du
haut des montagnes. Une habitation qui avait été donnée aux
Pères dans une baie voisine fut brûlée, et leur enclos ainsi
que leur maison de Taiohae servit pendant quelque temps
d'arsenal à un parti de cannibales. Le Père Mathias Gracia
raconte que, le premier jour de l'an 18/i0, ses confrères et
lui s'embrassèrent, croyant que ce serait le dernier de leur
vie. Enfin le 5 mai, un navire de guerre français, le Pylade,
1. Le P. Mathias G"-, Lettres sur les îles Marquises, p. 69.
LES AUTRES ARCHIPELS 343
commandé par M. Bernard, vint heureusement les délivrer
et rétablir la paix parmi ces peuplades.
Au milieu de toutes ces souffrances, les Pères avaient-ils
au moins la consolation de voir leur œuvre prospérer ? Bien
peu. Dans l'île Tauata, ils avaient converti quelques natu-
rels. 11 en avait été de même dans l'île Nuka-Hiva; à Taio-
hae, le 31 mai 1839, un jeune chef cannibale de vingt-six ans
recevait le baptême et sa mère et ses sœurs suivaient son
exemple; la jeune Temeoani devenait la première chrétienne
de la tribu des Teii; et il y avait eu encore plusieurs autres
conversions. Dans l'Ile Ua-Pu, la Mission n'était pas restée
non plus sans succès : elle avait fait dix ou douze prosélytes,
parmi lesquels une ancienne prêtresse. Mais une persécu-
tion survint contre ceux-ci; de plus, le Père Caret et les
autres missionnaires qui étaient avec lui subirent des ava-
nies et des mauvais traitements. La situation des Pères finit
même par devenir si intolérable que ceux-ci se virent forcés
de quitter provisoirement cette île. Vers le commencement
de l'année i8/i2, ils s'embarquèrent. Au moment de leur dé-
part, on les pilla, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'ils purent
s'échapper sains et saufs.
Pendant ce temps leurs confrères de Nuka-Hiva endu-
raient aussi beaucoup de vexations, quoique moins graves.
Celles-ci leur étaient infligées par des chefs, mais surtout
par des Anglais et des Américains résidant dans cette île.
Chose pénible à dire, les ennemis les plus implacables des
Pères furent des hommes de race blanche comme eux, des
aventuriers déserteurs de toute nation : « Y pensez-vous ?
disaient-ils aux sauvages. Mais savez-vous que, si vous vous
convertissez à la religion de ces nouveaux missionnaires, le
vol, l'adultère, et mille autres choses tant de votre goût vous
seront interdits^? » Aussi les conversions des indigènes
étaient-elles très rares, excessivement rares.
1. Le P. MathiasG"", Lettres sur les lies Marquises, p. 279.
ii44 HISTOIRE DE LA POLYNESIE ORIENTALE
En somme, l'on peut dire que, jusqu'à cette époque, la pro-
pagande des missionnaires catholiques fut à peu près inutile.
J'ajouterai que ceux-ci ne se faisaient aucune illusion sur
la valeur des résultats qu'ils avaient obtenus. Ils n'étaient
même pas sans inquiétude sur l'avenir réservé à leur tâche
lorsque tout à coup un événement auquel ils étaient bien
loin de s'attendre vint leur donner un secours moral dont ils
surent habilement se servir.
Depuis longtemps le commerce français, et surtout les
pêcheurs de baleines, avaient besoin d'un point de relâche
et d'appui dans l'Océan Pacifique. Les îles Marquises sem-
blaient au gouvernement du roi Louis-Philippe le lieu le
plus favorable pour y fonder un établissement offrant abri
et protection aux Français qui se trouvaient dans ces parages.
Le 20 décembre 18/il, la frégate la Reine Blanche^ montée
par le contre-amiral Dupetit-Thouars et commandée par le
capitaine de vaisseau Alix^, était partie du port de Brest. Elle
avait touché à Rio-Janeiro le 19 janvier 18/i2, puis à Valpa-
raiso qu'elle quitta le 20 mars. Le lendemain, le contre-
amiral, par un ordre du jour annonça à l'état-major et aux
marins qu'il était chargé d'une expédition ayant pour but la
prise de possession, au nom de la France, de l'archipel des
Marquises pour laquelle il comptait sur le concours de tous.
Dans les instructions secrètes données à Paris le 15 oc-
tobre 1841 par le ministre secrétaire d'État de la Marine et des
Colonies amiral Duperré au contre-amiral Dupetit-Thouars,
commandant la station navale du roi dans les mers du sud,
il était dit ce qui suit :
« Les habitants de ces îles, parmi lesquels résident depuis
plusieurs années des missionnaires français n'opposeront
sans doute aucun obstacle sérieux à notre établissement.
Une attitude ferme au début doit assurer notre souverai-
neté : des procédés humains et généreux envers les chefs
et les populations achèveront de la consolider.
LES AUTRES ARCHIPELS 345
« Vous jugerez, sur les lieux, des moyens d'établir cette
souveraineté, soit qu'elle doive être acquise par des conces-
sions et des présents, ou obtenue par la force.
« Dans tous les cas, notre domination devra être confirmée
par des traités avec les chefs, et constatée par un acte au-
thentique dressé par triplicata dont deux expéditions seront
adressées au Ministre de la Marine qui en enverra une au
Ministre des affaires étrangères et la 3^™^ sera réservée par
le commandant de la Station jusqu'à son retour en France
où il en fera remise au Ministre de la Marine. »
Le 26 avril, dans l'après-midi, la terre fut aperçue ; le 27,
l'on communiqua avec les habitants de Fatu-Hiva, et le 28,
à 5 heures du soir, la frégate mouilla dans la baie de Vaitahu
(Tauata). Le chef le plus puissant de cette île, le roi lotete,
déjà connu de l'amiral, vint le lendemain lui faire visite.
Les indigènes avaient, environ quatre mois auparavant, mal-
traité et dépouillé de leurs vêtements des naufragés d'une
baleinière américaine et, depuis cette affaire, ils craignaient
des représailles de la part du gouvernement des Etats-Unis,
lotete demanda à Dupetit-Thouars de le protéger et de dé-
barquer une partie de son équipage et des canons de la
frégate. Le Père François de Paule Baudichon, préfet apos-
tolique de la Mission, servait d'interprète. Dupetit-Thouars
répondit qu'il y consentirait si lotete voulait reconnaître la
souveraineté de S. M. Louis-Philippe et prendre le pavillon
français, lotete accepta avec empressement ces propositions
et convint avec Dupetit-Thouars que la déclaration de la prise
de possession aurait lieu le l'''" mai 18/i2.
Ce jour-là, à dix heures, l'amiral accompagné de son état-
major et d'une garde de soixante hommes, descendit à terre
et, en présence du roi lotete, des principaux chefs, et d'une
foule d'indigènes, il déclara prendre possession, au nom du
roi Louis-Philippe et de la France, de l'île Tauata et du
groupe sud-est des îles Marquises. Le pavillon fut hissé,
puis salué de trois décharges de mousqueterie et d'une salve
346 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
de vingt et un coups de canon. L'amiral et son état-major se
rendirent ensuite chez le roi où l'acte de reconnaissance de
la souveraineté de S. M. Louis- Philippe et de prise de pos-
session fut immédiatement signé ^ Il était rédigé en ces
termes :
Déclaration dressée le 1*^'' mai 1842, pour la prise de possession
de l'île Ta/mata et du groupe Sud-Est des îles Marquises.
Nous, Abel Dupetit-Tliouars, Contre-Amiral, Commandeur de la
Légion-d'honneur et commandant en chef de la station navale de
l'Océan Pacifique, déclarons à tous présens et à venir qu'en vertu des
ordres du Roi et sur la demande réitérée des principaux chefs de l'île
Tahuata nous en prenons possession, ainsi que toutes les Iles du
groupe Sud-Est des Marquises qui en dépendent.
En conséquence, nous ordonnons que notre pavillon national y soit
arboré et qu'une garde soit placée sur l'Ile pour en assurer la pro-
tection.
Fait à la baie de Vaïtahu, Ile de Tahuata, le premier mai 1842, en
présence des chefs principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration
ci-dessus.
A. Dupetit-Thouars O'Yotete
Alix. E. Halley. F. de P. Baudichon, p. m"" 0. Maheono
BOURLA.
La précédente déclaration suffisait pour assurer à la France
la possession de tout le groupe sud-est des îles Marquises.
Cependant Dupetit-Thouars crut plus prudent d'annexer spé-
cialement l'île Hivaoa. En conséquence il partit pour cette île
après avoir laissé un fort poste militaire à Vaitahu. Il n'eut
aucune peine à obtenir ce qu'il désirait, ainsi que le prouve
la pièce suivante :
1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la
Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche,
après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel
des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate a Reine Blanche, le 18 juin 1842.
LES AUTRES ARCHIPELS 341
Déclaration dressée le o mai 1842, par les chefs de Vile Hivaua,
pour la reconnaissance de la souveraineté de la France.
Nous, les chefs principaux de l'île Hivava (la Dominique), décla-
rons à tous présents et à venir, que nous reconnaissons la souverai-
neté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons
fidélité et amitié; ses amis seront nos amis et ses ennemis nos enne-
mis. Nous demandons à prendre le pavillon Français et que le Roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre île.
Fait à la baie d'Anamonoa, 5 mai 1842 en présence de M. le Contre-
Amiral Dupetit-ïhouars, Commandeur de la Légion d'Honneur et
commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique; de M. le
capitaine de corvette Halley, commandant supérieur du groupe Sud-
Est des Marquises et de M. Radiguet, secrétaire de l'amiral, qui, avec
nous ont signé la reconnaissance de la souveraineté pleine entière
que, de notre libre arbitre, nous faisons en ce moment.
PoKE. ToHETUHA. A. Dupetit-Thouars. E. Halley.
Max. Radiguet. Dupéhu.
Ensuite l'amiral revint à l'île Tauata. Les Français s'occu-
pèrent de créer un sérieux établissement dans la baie de
Vaitaliu afin de se mettre à l'abri d'un coup de main. Ils
accomplirent des travaux d'installation et de défense, puis
emmagasinèrent des vivres et des munitions de guerre. Le
commandement supérieur de ces îles avait été donné au capi-
taine de corvette Halley, ayant sous ses ordres deux autres
officiers, un chirurgien et la 1^'® section de la 120^°^*^ compa-
gnie. On était alors à la fin du mois de mai. L'établissement
s'administrant maintenant par lui-même, la frégate appa-
reilla pour l'île Nuka-Hiva.
Le 31 mai, à dix heures du matin, la Reine Blanche mouilla
dans la baie de Taiohae, où elle avait rendez-vous avec
d'autres vaisseaux de la division ; mais ceux-ci n'étaient pas
encore arrivés. Sur la demande de Dupetit-Thouars, Te-
moana, roi de Taiohae, vint tout de suite à bord de la fré-
348 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
gâte. L'amiral causa quelques instants avec lui, par Tinter-
médiaire du Père François de Paule Baudichon. Temoana
raconta qu'il était en guerre avec la tribu des Taoia et que
celle-ci venait même de lui enlever sa femme par surprise.
Il paraissait sentir plus vivement son infortune conjugale que
ne le sentent ordinairement les naturels de la Polynésie.
Dupetit-Thouars suivit la même ligne de conduite qu'à Vai-
tahu : il profita de la situation dans laquelle se trouvait le
jeune roi de Taiohae. 11 lui proposa de reconnaître la sou-
veraineté du roi des Français et lui promit, s'il y consentait,
de mettre une garnison dans sa baie, de forcer la tribu des
Taoia à faire la paix et à lui rendre sa femme. Temoana s'em-
pressa d'accepter les propositions de l'amiral. 11 fut alors
convenu que celui-ci enverrait chercher les chefs principaux
des Taoia pendant que Temoana rassemblerait les chefs alliés
de Taiohae.
En effet, un canot de la frégate fut expédié aux chefs des
Taoia pour les inviter à venir faire la paix sous la médiation
de Dupetit-Thouars. Ils accueillirent bien cette démarche
et se rendirent immédiatement à bord de la Reine Blanche^
où Temoana et les principaux chefs des Teii vinrent égale-
ment. L'entrevue se passa en présence de l'amiral, dans la
salle du conseil de la frégate. Après s'être mutuellement
accablés de reproches, les deux partis consentirent enfin à
conclure la paix; de plus, les Taoia s'engagèrent à renvoyer
à Temoana son épouse, qu'ils déclaraient d'ailleurs n'avoir
pas été enlevée, mais simplement s'être enfuie d'elle-même.
Alors Temoana proposa aux autres chefs l'établissement des
Français dans le pays. Chose étrange, cette proposition fut
reçue avec enthousiasme. Aussitôt on rédigea l'acte de re-
connaissance de la souveraineté sur ces îles de Louis-Phi-
lippe, roi des Français, et chacun des chefs se laissa diriger
la main pour signer^. Voici cet acte :
1. D'après un témoin oculaire, Max Radiguet. Les derniers sauvages, Souve-
nirs de l'occupation française aux îles Marquises, p. 91.
LES AUTRES ARCHIPELS 349
Déclaration des chefs de Vîle Nukahiva, du 31 mai 1842. pour la
reconnaissance de la souveraineté française.
Nous, le roi O'Temoana et les chefs principaux de Tîle Nukahiva,
déclarons à tous présens et à venir, que nous reconnaissons la souve-
raineté de S. M. Louis-Philippe, roi des Français; nous lui promet-
tons fidélité et amitié.
Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre île.
Fait à la baie de Taïohae, le 31 mai 1842, en présence de M. le
Contre-Amiral Abel Dupetit-Thouars, Commandeur de la Légion-
d'Honneur, commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique;
de M. Nicolas- Aimé Alix, capitaine de vaisseau, chevalier de la Légion-
d'Honneur, commandant la frégate la Beine-Blanche; de M. Jean-
Benoît-Amédée Collet, capitaine de corvette, chevalier de la Légion-
d'Honneur, commandant supérieur du groupe du nord-ouest des Mar-
quises, et de M. Laurent -Joseph Bourla, commissaire de la division
navale de l'Océan Pacifique, qui, avec nous, ont signé la reconnais-
sance de la souveraineté pleine et entière que de notre libre arbitre
nous faisons en ce moment.
A. Dupetit-Thouars. Alix. Collet. Bourla. F. ue P. Baudichon.
O'Temoana. O'Temocci. O'Tumée. O'Moki. O'Tahutete. O'Pikitoka.
Sur ce, l'assemblée des chefs se sépara et se donna rendez-
vous au lendemain matin, jour où devait avoir lieu la Décla-
ration de prise de possession.
Ce jour-là, Temoana céda à la France, par un acte authen-
tique, le mont Tuhiva, pour y construire un fort, et toute la
baie, pour y fonder les établissements que cette nation juge-
rait lui être utiles ; l'acte fut rédigé ainsi qu'il suit :
Acte pour la Cession à la France du mont Tuhiva,
en date du l""" Juin 1842.
En conséquence de la reconnaissance que j'ai faite de la souverai-
neté de S. M. Louis-Philippe, roi des Français, je cède à la France en
350 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
toute propriété le mamelon ïuhiva pour y construire un fort, et toute
la baie de Hakapehi, située dans le sud, y compris le premier pli des
montagnes qui la terminent dans l'est et vers le sud, pour y faire des
établissements militaires ou autres.
Baie de Taïohae, le l'^'" juin 1842.
O'Temoana.
Nous, soussigné, Abel Dupetit-Thouars, Contre-Amiral, Comman-
deur de la Légion-d'Honneur, et commandant en chef de la station de
l'Océan Pacifique, déclarons accepter, au nom du Roi et de la France,
la cession faite par le Roi O'Temoana du mont Tuhiva et de la baie
de Hakapehi pour y fonder les établissemens Français.
A bord de la frégate la Reine Blanche, le 1«'' juin 1842.
A. Dupetit-Thouars.
Le roi demanda avec instance un pavillon tricolore, afin
de l'arborer sur sa case lorsque les couleurs françaises se-
raient déployées sur le mont Tuhiva ^ ; il lui en fut remis un
immédiatement.
Le 1"' juin 18/i2-, à dix heures, le contre-amiral Dupetit-
Thouars et son état-major se rendirent à terre, où le roi
Temoana et les principaux chefs de la baie, ceux des Taoia
et des Hapa vinrent se joindre à eux. Arrivés sur le mont
Tuhiva, ils y furent reçus par le capitaine de corvette Collet.
1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la
Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche,
après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel
des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, \e 18 juin 1842.
2. Dans son rapport en date du 18 juin 1842, le contre-amiral Dupetit-
Thouars donne la date du 2 juin 1842 comme étant celle de la « Déclaration
de prise de possession, au nom de la France, de Nuku-ftiva et des îles du
groupe nord-ouest qui en dépendent ». C'est une erreur, et depuis, elle a
été reproduite par tous les écrivains; elle existe même sur les livres offi-
ciels publiés par le gouvernement français. La Déclaration de prise de pos-
session au nom de la France, du groupe nord-ouest des îles Marquises a
été faite le 1«'' juin 1842, ainsi que le prouve l'acte officiel que je cite après
ce paragraphe. Et ce n'est pas la seule erreur (lue Dupetit-Thouars commet
dans son rapport : il dit aussi que « l'acte de reconnaissance de la souve-
raineté de Louis-Philippe, roi des Français », fut signé le 1" juin 1842 ; or,
c'est le 31 mai 1842 qu'eut lieu la signature de cet acte : la pièce officielle que
l'on vient de lire en est la preuve.
LES AUTRES ARCHIPELS 331
Le contre-amiral Dupetit-Thouars fit ouvrir un ban, puis pro-
nonça, au nom du roi Louis-Philippe, la déclaration de prise
de possession par la France de l'île Nuku-Hiva et des îles du
groupe nord-ouest qui en dépendent i. Le drapeau français fut
hissé sur-le-champ, et salué des cris trois fois répétés de Vive
le roi! Vive la France! pendant que retentissaient la fanfare
des cuivres, les décharges de mousqueterie et la canonnade
de la frégate la Reine-Blanche. La cérémonie terminée, l'acte
authentique de la prise de possession fut dressé et signé par
tous les chefs. 11 était rédigé de la manière suivante :
Déclaration de prise de possession, au nom de la France, du groupe
du Nord-Ouest des îles Marquises, le i^'' juin 1842.
Nous, Abel Dupetit-Thouars, Contre-Amiral, Commandeur de la
Légion-d'Honneur et commandant en chef de la station navale de
l'Océan Pacifique, déclarons à tous présents et à venir, qu'en vertu
des ordres du Roi et de son Gouvernement, sur la demande formelle
du Roi et des principaux chefs de l'île Nukahiva, nous en prenons
possession, ainsi que de toutes les îles du groupe du nord-ouest des
Marquises qui en dépendent.
En conséquence, nous ordonnons que notre pavillon national soit
arboré et qu'une garde soit placée sur l'île Nukahiva pour en assurer
la protection.
Fait à la baie deTaiohae, île de Nukahiva, le P'' juin 1842, en pré-
sence du Roi O'Temoana et des chefs principaux.
O'Temoana. O'PuiiTOKA. A. Dupetit-Thouars,
Alix. Collet. Bourla.
Le même jour, les tentes des Français furent dressées dans
la baie de Hakapehi, au pied du mont Tuhiva, où devait être
placé un fort dont Dupetit-Thouars ordonna la construction
et auquel il donna le nom de Collet, en commémoration du
1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la
Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche,
après son dépai"t de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel
des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.
352 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
contre-amiral de ce nom, père du capitaine de corvette Collet,
destiné à le fonder et à le commander, ainsi que le groupe
nord-ouest des îles Marquises i.
Le A juin, la corvette la Triomphante mouilla dans la rade
de Taiohae. Le 7 du même mois, le Jules-César arriva et
les deux corvettes la Boussole et V Embuscade suivirent de
près. Ces navires apportaient les uns, des troupes, les autres,
des vivres pour le personnel des deux établissements. Une
partie des troupes renforça la garnison de Taiohae et la
Triomphante reçut l'ordre de partir le 11, pour aller à Vai-
tahu porter un détachement de canonniers et d'ouvriers d'ar-
tillerie de marine destinés à servir sous le commandement
de M. Halley. Elle devait également y ramener le supérieur
de la Mission catholique établie dans cette île, le Père Fran-
çois de Paule Baudichon.
Le 9 juin, Dupetit-Thouars, accompagné de ce mission-
naire et du roi Temoana, se rendit à la baie d'Hakapehi chez
les chefs des Taoia, qui, malgré le traité conclu, retenaient
toujours la femme du roi de Taiohae. Le pavillon français
flottait sur la case du vieux chef Maheatete. Celui-ci, ses
collègues et la population accueillirent bien leurs visiteurs.
De distance en distance, il y avait des cases où on les invita
à s'arrêter et où on leur offrit des cocos. Dans une de ces
cases ils trouvèrent Taheiaoco, la femme de Temoana. Du-
petit-Thouars l'engagea à le suivre ainsi que ses compagnons
lorsqu'ils s'en iraient ; la reine le promit d'abord, puis un
indigène la fît rétracter; quelques instants après, le contre-
amiral renouvela son conseil et y joignit plusieurs présents;
mais elle persista dans son refus; une troisième tentative,
un peu plus tard, n'eut pas plus de succès. Alors le Père
François de Paule Baudichon s'approcha d'elle, lui parla, et
l. Rappoi't de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la
Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche,
après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel
des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.
LES AUTRES ARCHIPELS 353
parvint enfin à la décider à revenir avec son mari. Taheiaoco
se leva et, suivie de Temoana, de Dupetit-Thouars et du Père
Baudichon, elle reprit le chemin de la plage, tandis que les
indigènes manifestaient leur joie de cette réconciliation par
mille démonstrations étranges. En effet cet événement pou-
vait être estimé très heureux, si, comme Dupetit-Thouars Tes-
pérait, il consolidait la paix entre les Taoia et les Teii^.
Le contre-amiral Dupetit-Thouars avait ordonné à la cor-
vette la Triomphante de se rendre à l'île Ua-Pu afin de l'an-
nexer spécialement. Le il juin, la corvette appareilla, et,
le 12, elle mouilla dans la baie d'Hakahau. Après s'être enten-
dus, le commandant français et les chefs indigènes signèrent
ce c[ui suit :
Déclaration des chefs deVîle Hapou, du i'2juin 1842, /îOHr la
reconnaissance de la souveraineté française.
Nous, le Roi O'Heato et les chefs principaux de File Hapou, décla-
rons à tous présens et à venir, que nous reconnaissons la souverai-
neté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons
fidélité et amitié.
Nous demandons à prendre le pavillon Français, et à ce que le Roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre île.
Fait à la baie d'Hakahau, le 12 juin 1842, en présence de M. Eugène
Béchon, officier commandant la corvette la Triomphante et du révé-
rend père François de Paule, supérieur de la mission Française des
îles Marquises, qui, avec nous, ont signé la reconnaissance de la sou-
veraineté pleine et entière que de notre libre arbitre nous faisons en
ce moment.
O'Heato. E. Béchon. F. de P. Baudichon,
prêtre miss. sup. Postel.
Vu et approuvé : Le contre-amiral, commandant en chef la station
navale de France dans l'Océan Pacifique.
A. Dupetit-Thouars.
1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la
Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après
son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles
Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.
23
354 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
Le 25 juin, l'amiral voulut annoncer au ministre de la ma-
rine et des colonies l'heureuse issue de l'entreprise dont il
était chargé ; il lui écrivit ceci :
Monsieur le ministre, j'ai l'honneur d'informer Votre Excellence
que la prise de possession, au nom du Roi et de la France, des deux
groupes qui forment l'archipel des îles Marquises, est aujourd'hui
heureusement effectuée.
La reconnaissance de la souveraineté de S. M. Louis-Philippe P"" a
été obtenue par les voies de conciliation et de persuasion, et, confor-
mément à vos ordres, elle a été confirmée par des actes authentiques
dressés en triple expédition. J'en adresse une ci-jointe à Votre Excel-
lence; je ferai parvenir la seconde, qu'elle m'a demandée par la fré-
gate la Thétis.
Je joins encore à ces pièces officielles le rapport très-circonstancié,
de la navigation de la frégate la Reine Blanche, depuis son départ
de Valparaiso, et celui de toutes les transactions qui ont eu lieu pour
la reconnaissance de la souveraineté du Roi et pour la prise de pos-
session de l'archipel des Marquises. Votre Excellence recevra égale-
ment, avec ces divers documens, un rouleau renfermant les vues très-
exactes des deux baies où nous sommes établis et le plan du poste
de Vaitahu.
Je suis, etc..
Baie de Taiohae, frégate la Reine- Blanche, 25 juin 1842.
A. Dupetit-Thouars.
Les déclarations des l*"" mai et l^"" juin 1842 assuraient à
la France la possession des groupes Sud-Est et Nord-Ouest
des îles Marquises ; mais, pour éviter des contestations, chaque
île fut toujours spécialement annexée. Le 3 août 1842, on
dressa l'acte suivant, pour la cession à la France de l'île Roa-
Huga :
Acte dressé le 3 août 1842 à Hoagata, pour la cession à la France
de rtle de Roa-Huga.
Nous, le roi Téaïtoua et les chefs principaux de l'île Roa-Huga,
déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souve-
LES AUTRES ARCHIPELS 355
raineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promet-
tons fidélité et amitié.
Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre île.
Fait à la baie de Hoagata le 3 août 1842, en présence de MM. Dol-
lieule, Jacques Philémon, Ferré (Charles), Enseignes de Vaisseau, et
Le Callenec (Pierre), Chirurgien.
Teâitoua. Teeipou. Tocoai. Noha. Itrehili.
Le commandant de l'Embuscade, J. Mallet. Ch. Dollieule.
Ch. Ferré. J. Philémon. P. Le Callenec, Chirurgien.
Cependant les Français continuaient de travailler à l'éta-
blissement qu'ils voulaient fonder. On exploitait les roches
environnantes, l'on coupait des arbres et ces matériaux
étaient portés à bras d'hommes. Les marins et les soldats
élevaient un magasin aux vivres et creusaient dans le roc
une poudrière. L'on avait bâti un four à pain et un four à
chaux; le corail des grèves fournissait le calcaire. Des con-
structions commençaient à s'élever dans la plaine d'Haka-
pehi, et le mont Tuhiva se couronnait d'une ligne de mu-
railles. A l'intérieur du fort Collet, était creusé un puits
très profond, fournissant de l'eau douce en abondance. Les
travaux durèrent à peu près deux mois. Lorsqu'ils furent
terminés, les troupes abandonnèrent le camp et occupèrent
le fort, où l'on avait placé sept canons. Celles-ci se trouvant
en sûreté, le contre-amiral jugea qu'il pouvait maintenant
s'éloigner; la Reine-Blanche leva l'ancre et repartit pour
l'île Tauata.
La prise de possession de l'archipel des Marquises avait
eu lieu sans difficultés. Plusieurs semaines s'étaient écoulées
depuis, et la paix continuait à régner. Elle ne devait pas
malheureusement durer longtemps. A Vaitahu (Tauata), le
chef lotete avait fini par mieux comprendre ce que signifiait
l'acte qu'il avait signé. La présence continuelle des Fran-
çais dans sa vallée, leurs allures, leurs travaux de fortifica-
356 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
tien lui avaient appris que ses protecteurs n'étaient en réa-
lité que des maîtres. 11 se rendit compte alors de l'abais-
sement dans lequel il était tombé et la tristesse le gagna.
A celle-ci succéda bientôt la colère et, quoiqu'il n'eût pas à
se plaindre des Français qui faisaient d'ailleurs tous leurs
efforts pour ne pas le froisser, il voulut les fuir ; en con-
séquence il alla demeurer dans une case qu'il possédait au
fond de la vallée, vers la montagne. Beaucoup d'habitants
de la baie s'empressèrent aussi d'agir comme leur roi et
celle-ci devint presque déserte. Le commandant particulier
de l'île, M. Halley, fit tout ce qu'il put pour ramener le vieux
roi et calmer son irritation; mais celui-ci resta insensible à
ces bons procédés. 11 répétait sans cesse que les Français
étaient les maîtres, et que le véritable roi de l'île c'était Halley
et non pas lotete. Un jour il dit à un indigène : « Combien
veux-tu de chefs ? » Bref, il était visible que cette situation
ne pouvait se prolonger sans amener une catastrophe.
Sur ces entrefaites, la Reine-Blanche arriva le 20 août.
Mis au courant des faits, l'amiral pria lotete de revenir
dans la baie et d'y renvoyer la population. Celui-ci répondit
qu'étant malade il ne pouvait quitter la montagne et qu'il
avait déjà ordonné aux indigènes de retourner au rivage.
Dupetit-Thouars ne fut pas dupe de cette réponse : il répliqua
que si dans huit jours le roi et ses sujets n'étaient pas reve-
nus, il considérerait comme rompue l'amitié que celui-ci avait
conclue avec les Français.
Le 24 août, ces derniers procédèrent à l'annexion de l'île
Fatu-Hiva. Voici les deux actes qui furent dressés pour cette
prise de possession :
Acte dressé le 24 août 1842, à Anavaré , pour la cession
à la France de Vîle Fatuiva.
Nous, le Roi et les chefs principaux de l'Ile Fatuiva {la Madeleine)
déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souve-
LES AUTRES ARCHIPELS 357
raineté de S. M. Louis- Philippe, Roi des Français; nous lui promet-
tons fidélité et amitié.
Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre lie.
Fait à la baie d'Anavaré le 24 août 1842, en présence des chefs
principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration ci-dessus :
Opi. Théiaioo. Tuoi. E. Halley. L. Cugny. C. Prouchet.
Acte dressé le 24 août 1842, à Homoa, pour la cession
à la France de l'île Fatuiva.
Nous, le Roi et les chefs principaux de l'île Fatuiva {la Madeleine)
déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souve-
raineté de Sa Majesté Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui pro-
mettons fidélité et amitié.
Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi
veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre
pavillon commun et de notre Ile.
Fait à la baie de Homoa, île Fatuiva, le 24 août 1842, en présence
des chefs principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration ci-dessus :
O'Aïtetouha. Batipou. Peton. Toutia. Yékeohoua-Ou.
Alix. A. Perin. E. Reine. Max. Radiguet.
Quelques jours après, le 30 août 1842, les Français con-
clurent aussi un traité avec les chefs de la baie d'Atiheo ; il
était rédigé en ces termes :
Traité conclu le 30 aoiXt 1842, entre la France et les chefs
de la baie d'Atihéo.
Nous, chefs de la baie d'Atihéo, déclarons à tous présents et à ve-
nir que nous reconnaissons la souveraineté de S. M. Louis-Philippe,
Roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié ; nous deman-
dons à prendre le pavillon Français et que le Roi veuille bien nous
accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun
et de notre baie.
Fait en présence de MM. Collet, commandant supérieur du groupe
358 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
N.-O. des Marquises; Touques, capitaine delà 15« compagnie d'infan-
terie de marine; Vrignaud, enseigne de vaisseau, commandant la
2' section de la 120^ compagnie; Rohr, lieutenant d'artillerie, com-
mandant le détachement d'artillerie à Taiohae, où nous nous sommes
transportés.
Fort Collet, le 30 août 1842.
Le Commandant en chef de la
Le chef de la baie de Atiheo, station de VOcéan Pacifique,
Opia-Ai-Nai. Collet. M'" A. Dupetit-Thouars.
FouQUES. Vrignaud. Rohr.
Cependant plus de huit jours s'étaient écoulés et aucun
indigène n'était revenu à la baie de Vaitahu (Tauata). Alors
une assemblée générale de chefs fut convoquée et, en sa
présence, l'on prononça la déchéance du roi ; après quoi, les
chefs reçurent l'ordre d'en élire un autre immédiatement.
Us nommèrent Maheono, puis allèrent signifier à lotete sa
déposition. Celui-ci se contenta de répondre qu'il savait que
depuis longtemps il n'était plus roi.
Il avait bien ses raisons pour n'être pas ému outre me-
sure de cette décision. Il n'ignorait pas que la population lui
était extrêmement attachée et qu'il pouvait même comp-
ter sur son concours dans les cas les plus graves. C'est ce
dont le commandant particulier s'aperçut aussi bientôt. La
situation ne fut en rien modifiée et il se trouva encore
plus embarrassé qu'auparavant, surtout depuis le départ de
Dupetit-Thouars. Pour tâcher de sortir de cette situation,
il fit rappeler de l'île Hiva-Oa, où il se trouvait exilé, un
frère d'Iotete ainsi que ses partisans, une quarantaine de
guerriers. Le commandant particulier espérait de la sorte
se créer des alliés fidèles. De plus, il prit la décision de
chasser lotete de sa vallée s'il n'y ramenait pas immédiate-
ment son peuple. Cette décision fut communiquée aux indi-
gènes.
Le 16 septembre, Taheia, la fille du roi déchu, vint, suivie
de femmes, supplier M. Halley de le laisser vivre en simple
LES AUTRES ARCHIPELS 359
particulier dans la demeure qu'il avait choisie. Après avoir
parlé au nom de son père, la jeune fille réitéra sa demande
au nom de toute la tribu. Mais M. Halley ne se laissa pas
toucher par cette démarche et il déclara qu'il donnait vingt-
quatre heures à la population de Vaitahu pour se soumettre.
Alors Taheia se retira avec son cortège de femmes et retourna
communiquer au peuple l'ultimatum de M. Halley.
Le lendemain, un indigène se présentait devant le com-
mandant particulier et lui disait qu'il était envoyé parla tribu
pour lui faire savoir que celle-ci refusait d'abandonner lotele
et qu'elle était décidée à mourir plutôt qu'à se séparer de son
roi. « Eh bien! la guerre, alors », riposta M. Halley. L'envoyé
ne répliqua rien; il quitta brusquement les lieux et se diri-
gea vers la montagne.
C'était le 17 septembre 18A2. L'expédition se mit aussitôt
en marche. Elle était composée de trois colonnes : la pre-
mière, commandée par le lieutenant de vaisseau De Lade-
bat; la seconde, sous les ordres du capitaine d'infanterie
de marine Gugnet; la troisième, commandée par le capi-
taine de corvette Halley. Les Français prirent un sentier qui
descendait d'abord, traversait ensuite un terrain limité par
un ruisseau couvert d'une végétation luxuriante, remontait
enfin en se tordant et devenait assez étroit pour empêcher
deux hommes d'y passer de front. Le lieutenant de vaisseau
De Ladebat se tenait en tête de sa colonne, qui cheminait
sur une file entre un talus et un fossé naturel au-dessus
duquel se montraient des cimes de roseaux. Arrivé à un
endroit où le sentier formait un coude sur lequel s'élevait
deux ou trois cocotiers, M. De Ladebat se trouva subitement
en présence, à trente pas du fossé, d'ouvrages fortifiés par
les indigènes. Il y avait là un petit mur en pierres sèches
où l'on avait pratiqué des meurtrières et un second mur
derrière lequel se voyaient une case et un hangar construits
sur une plate-forme et entourés d'arbres. Une voix cria
du retranchement ce seul mot : « Tapu! » M. De Ladebat
360 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
épaula un fusil de chasse qu'il portait et tira les deux coups.
Les indigènes firent feu à leur tour et le lieutenant de vais-
seau, atteint de deux balles dans la tête, tomba sur le sol
avec cinq marias qui se trouvaient blessés. Une partie de la
colonne revint sur ses pas tandis que l'autre se cachait dans
des buissons d'où elle se mit à échanger des coups de fusil
avec les kanaques. Prévenu de ce malheureux début de com-
bat, le capitaine de corvette Halley s'élança vers le lieu où
gisaient l'officier et les cinq matelots. Arrivé au tournant, il
s'abrita derrière un cocotier pour examiner la position de
l'ennemi; mais, à un moment où il donnait un ordre, il
commit l'imprudence de se montrer. Aussitôt plusieurs
coups de feu retentirent et M. Halley^ frappé d'une balle en
plein front, s'affaissa au pied du cocotier. Le commandant
du Bucéphale, M. Laferrière, avait suivi l'expédition en ama-
teur. 11 se mit à la tête de la colonne Ladebat et, après une
attaque assez vive, il parvint à dominer le retranchement
des indigènes et à les chasser de leur position. Ceux-ci s'en-
fuirent par des défilés inconnus des Français, qui, pour ce
motif, ne purent les poursuivre longtemps.
Les Français comprirent qu'il leur fallait changer de tac-
tique s'ils ne voulaient pas perdre beaucoup de monde dans
des lieux qu'ils connaissaient à peine. Le lendemain, trente
hommes de la 1 6*^"® compagnie occupèrent une petite montagne
qui séparait les deux baies ; un poste avancé, sous les ordres
du lieutenant Fossey, se plaça à la lisière d'un bois situé
près du fort; une pièce de huit domina le ravin du côté de
Vaitahu. Puis on attendit les kanaques au lieu d'aller les
chercher.
Ceux-ci parurent vers huit heures du matin; mais ce ne
fut qu'un peu plus tard qu'ils attaquèrent les retranchements
français en s'établissant sur une crête qui dominait la petite
montagne. Il y eut alors un combat assez vif dans lequel les
indigènes perdirent plusieurs des leurs et qui coûta aux
Français deux blessés. Vers midi, l'enseigne de vaisseau
LES AUTRES ARCHIPELS 361
Prouhet et des hommes du Bucéphale étant parvenus à se
rapprocher des crêtes, les indigènes durent reculer vers
les sommets d'Hanamihae. Ils firent cependant bonne con-
tenance et blessèrent un marin. Le Bucéphale envoya des
boulets dans cette direction. Dans l'après-midi, l'élève de
2ème classe Gérin Roze eut le front labouré d'une balle, tandis
qu'il s'occupait avec M. Prouhet de terminer le tracé d'un
épaulement destiné à protéger les hommes durant la nuit.
A huit heures du soir, les kanaques ouvrirent le feu sur
tous les points occupés par les Français. Seuls, ceux de la
petite montagne ripostèrent afin de ne pas dépenser inuti-
lement des munitions. Les naturels avaient un vieux canon
et un obusier de montagne ^ et deux fois leurs boulets attei-
gnirent les retranchements français. Toutefois ces pièces ne
tirèrent pas longtemps. Le commandant Laferrière fît placer
sur la petite montagne un obusier de douze et, au lever du
soleil, on dirigea le tir sur la batterie des indigènes, que
ceux-ci abandonnèrent aussitôt. Néanmoins ils continuèrent
à tirailler, mais sans se montrer.
L'insurrection paraissant devoir se prolonger, il était plus
prudent de demander des secours à Taiohae. Afin de ne pas
priver la garnison de Vaitahu de l'appui du Bucéphale, le
second du navire, M. Prouhet, dix matelots et deux quartiers-
maîtres montèrent, la nuit arrivée, dans une simple chaloupe
et, sans s'inquiéter des dangers qu'offrait ainsi une telle tra-
versée, ils firent voile pour l'île Nuka-Hiva.
A Vaitahu, rien ne troubla le repos des Français jusqu'à
quatre heures du matin. Ensuite les indigènes recommen-
cèrent à tirer sur tous les points du camp et de la re-
doute de la petite montagne. Tout à coup ils se présen-
tèrent en masse ; ils avaient rampé jusque-là pour mieux
se dissimuler. Ce fut le second maître Castra qui donna
l'alarme et, avec les factionnaires obligés de rétrograder,
1. Servis, à ce qu'ils dirent plus tard, paraît-il, par des déserteurs anglais
et américains.
362 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
soutint le premier choc. Quelques marins parvinrent à chasser
des kanaques d'un endroit où ceux-ci tiraient dans la petite
redoute. Ses défenseurs n'en restèrent pas moins dans une
position excessivement critique. Plusieurs d'entre eux furent
blessés. Les naturels étaient tellement nombreux que les
hommes de la redoute se trouvaient assaillis de toutes parts.
Ils luttaient désespérément et faisaient des décharges ter-
ribles pour repousser l'ennemi. Enfin, le jour se levant, une
section de renfort put sortir du camp et se porter au secours
de la redoute. Il était temps. Le sous-lieutenant Fossey et
ses hommes s'y trouvaient tellement pressés par Pennemî
qu'ils exécutaient une charge à la baïonnette quand la sec-
tion de renfort arriva. Celle-ci les imita et, sous cette double
impulsion, les kanaques furent précipités sur les versants
d'Hanamihae et de la mer, puis chassés de la crête de la
petite montagne. Ils prirent alors la fuite dans les bois de la
vallée. Mais là ils reçurent une décharge générale et de la
mitraille du Bacéphale, ce qui acheva de les disperser. Leurs
pertes étaient sérieuses, aussi bien en morts qu'en blessés;
néanmoins il fut impossible d'en fixer exactement le chiffre,
car, suivant leur coutume, ils les avaient presque tous em-
portés. Jamais les naturels n'avaient réuni d'aussi grandes
forces ; ils l'avouèrent plus tard et déclarèrent qu'ils ne com-
prenaient pas comment ils n'avaient pu réussir à vaincre les
Français.
Ce fut en réalité le dernier combat important livré à
Vaitahu. Il n'y eut plus ensuite que des escarmouches. Le
21 septembre, les kanaques essayèrent de descendre dans la
vallée; ils en furent repoussés par les canons du Bucéphale.
Des pirogues tentèrent aussi de traverser la baie pour aller
à Hapatoni; mais des embarcations françaises les en empê-
chèrent. Le 22, les naturels attaquèrent encore le camp et
blessèrent un homme ; ils furent obligés de se replier et de
se borner à continuer de loin une inutile fusillade. Le 23, à
midi, la Boussole jeta l'ancre dans la baie de Vaitahu, où
LES AUTRES ARCHIPELS 363
elle débarqua des renforts et des vivres. Alors les indigènes
semblèrent découragés ; ils cessèrent leur feu. Cependant,
le 2Zi, on les vit passer sur les crêtes qui mènent aux baies
d'Hapatoni et d'Hanatetena et, vers dix heures, ils exécu-
tèrent une fusillade générale. Après quoi, ils ne tirèrent
plus un seul coup de fusil; ils disparurent et ne revinrent
plus. Le silence recommença à régner à Vaitahu et dans les
environs.
Suivant le Père Baudichon, la guerre était terminée ; les
naturels devaient désirer la paix. 11 offrit d'aller lui-même
s'en assurer auprès d'eux. Le commandant Laferrière accepta
et mit à sa disposition une baleinière de la Boussole sous
les ordres de l'enseigne de vaisseau Desnoyers. Celle-ci
partit et ramena au bout de quelques heures Maheono, sa
femme, et deux autres chefs. Une réunion de commandants
eut lieu à bord de la Boussole et finalement la paix fut
accordée aux indigènes aux conditions suivantes : cession en
toute propriété au gouvernement français des baies, vallées,
versants et montagnes de Vaitahu, Hanamihae et Hanapoo,
ainsi que tout ce qu'elles renfermaient ; expulsion d'iotete
de toutes les vallées de l'île Tauata, avec permission néan-
moins de vivre dans la baie d'Hapatoni; nouvelle nomina-
tion de Maheono comme chef suprême de Tauata; mais celui-
ci viendrait le lendemain à midi faire au nom de la popula-
tion acte de soumission au commandant français. Maheono
et ceux qui l'accompagnaient retournèrent immédiatement
aviser leurs compatriotes des conditions de la paix.
Le 23 septembre, à l'heure fixée, Maheono, suivi de sa
femme et d'autres indigènes, arriva à Vaitahu, où il accom-
plit en présence du commandant français ce que celui-ci
avait exigé de lui et de son peuple. Ensuite M. Laferrière
dit aux naturels qu'il recevait au nom du roi des Français
leurs serments de soumission et d'obéissance, leur accor-
dait la paix aux conditions stipulées et leur promettait l'a-
mitié des Français tant qu'ils observeraient exactement le
364 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
traité conclu. Sur ces dernières paroles, les deux partis se sé-
parèrent. La Boussole leva l'ancre et vogua pour Nuka-Hiva.
L'insurrection était enfin terminée; mais cela n'avait pas
été sans des pertes cruelles : le combat ou plutôt les combats
de Vaitahu avaient coûté aux Français vingt-six hommes, .
dont un capitaine de corvette, un lieutenant de vaisseau et
vingt-quatre marins et soldats K
Pendant que la guerre ensanglantait l'île Tauata, la paix
continuait de régner dans l'île Nuka-Hiva. Le 26 septembre,
la Boussole revint au mouillage de Taiohae. Les événements
de Vaitahu ayant été connus des indigènes, les chefs Temoana,
Nieitu et Pakoko vinrent proposer au commandant particu-
lier de les faire transporter à Tauata avec cent Teii pour y
faire la guerre aux habitants. Celui-ci remercia les chefs et
leur dit que, si le chef français qui était là le voulait, il avait
assez de forces pour battre toute l'île.
Le contre-amiral Dupetit-Thouars avait donné au capi-
taine de corvette Collet, avec ses instructions, l'ordre de com-
mandement du groupe nord-ouest des Marquises, par con-
séquent de Taiohae. M. Collet était un officier distingué,
qui savait être à la fois juste et ferme. Tout en s'occupant
de ses devoirs militaires, il ne négligeait aucune occasion
d'étudier les coutumes et les mœurs des naturels. Doué d'un
1. Rapport de M. le capitaine de corvette Vrignaud, commandant la Bous-
sole, stationnée aux îles Marquises.
Il existe à Vaitahu un cimetière dans lequel se trouvent deux pierres qui
portent les inscriptions suivantes :
Ci-gît
Michel Edouard Halley
capitaine de corvette
OFFICIER DE LA LÉGION d'hONNEUR
Fondateur de la colonie de Vaitahu
Mort au champ d'honneur le 17 septembre 1842.
Ici reposent
Les corps des Marins et Militaires
Morts au combat du 17 septembre 1842.
D'après les dates de ces deux inscriptions tombales, le combat de Vaitahu
aurait donc eu lieu le 17 septembre 1842, et non pas le 18, ainsi que le dé-
clarent plusieurs publications officielles.
LES AUTRES ARCHIPELS 365
esprit observateur, il a laissé sur ceux-ci des notes qui, à
part quelques illusions inévitables à l'époque où il écrivait,
sont très exactes. Pour cette raison je vais en citer plusieurs
passages :
« Les insulaires de cet archipel, jadis anthropophages,
ont mis un terme à ces coutumes abominables et je pense
bien qu'à Noukahiva nous avons été les derniers témoins de
ces atrocités. Trois jours après notre arrivée, un Taiipis vint
au village d'Avao, situé dans la montagne demander aux Taiis,
s'ils allaient laisser des étrangers s'établir dans l'île et s'ils
n'allaient pas prendre leurs poudres et leurs armes. Un coup
de casse-téte qui le tua, fut la réponse faite à sa provocation.
Il s'en suivit un repas de vieillards qui nous cachèrent long-
temps cet acte de cannibalisme que j'ai fini par apprendre
plus tard, et que j'ai approfondi avec certitude m'étant fait
présenter les os de ce malheureux.
« On jugerait bien mal ces indigènes, si d'après cela on
les croyait méchants. Quant à moi, j'ai trop de preuves du
contraire, pour ne pas affirmer qu^il ne fallait que leur
montrer toute l'horreur de cet usage barbare pour y mettre
fin et si, à de longs intervalles, ils ont eu quelques crimes
à se reprocher envers les étrangers, j'ai la presque certi-
tude qu'ils n'ont été qu'une représaille ou qu'ils y ont été
poussés par des déserteurs qui sont parmi eux. Le fond de
leur caractère est doux et patient; ils sont grands, forts,
agiles à étonner, courageux, d'une intelligence bien plus
grande que celle des Africains et supérieure à celle des pay-
sans de plusieurs de nos départements; mais ils sont d'une
versatilité surprenante; c'est dans mon opinion et dans celle
de beaucoup de voyageurs, la plus belle race d'hommes des
îles de la mer du sud; mais un inconvénient bien grand et
qui balance une foule de qualités dont la nature les a doués,
c'est que n'ayant ni le besoin ni l'habitude du travail, ils sont
très paresseux.
366 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
« La première difficulté qui se présentera, sera de rendre
laborieux des gens qui de tout temps, ont passé leur exis-
tence dans l'oisiveté la plus complète... C'est donc avec une
persévérance peu gênante d'abord qu'il conviendra de les
captiver, jusqu'à ce qu'Usaient reconnu que l'ouvrage trouve
une compensation dans le gain qu'il procure. Alors, je ne
doute pas qu'on ne parvienne à un résultat, surtout chez les
jeunes gens plus enclins à la nouveauté^. »
Le commandement du capitaine Collet à Taiohae dura un
peu plus d'un an et, pendant ce temps, il n'y eut aucun con-
flit avec les indigènes. Le 17 avril 18/|3, le capitaine de vais-
seau Bruat avait été nommé, par une ordonnance royale, gou-
verneur des Établissements français de l'Océanie. Il arriva
le 16 septembre, à Taiohae, sur la frégate VUranie. Le 17, il
prit officiellement le service Le 18, le capitaine Collet remit
au chef de bataillon d'artillerie de marine Favereau les ar-
chives de la colonie.
En 18/i/i, les Français furent obligés de châtier les Hapa,
habitants de la baie du Contrôleur (île Nuka-Hiva). Le
29 juillet, ceux-ci subirent une défaite, sans éprouver, il
est vrai, de grandes pertes ; les Français n'eurent aucun
mort.
L'année 1845 fut marquée par l'exécution de Pakoko^, chef
des guerriers de la vallée d'Avao à Nuka-Hiva.
Pakoko n'était qu'un parvenu : il était né dans la plus
basse classe du peuple; mais par sa bravoure et sa cruauté,
il était devenu le plus influent de tous les chefs des Teii.
La cause de sa condamnation à mort constitue Fun des épi-
sodes les plus sombres de l'histoire de l'archipel des Mar-
quises.
Dans le courant du mois de décembre 18/i/i, le nouveau
1. Rapport sur les îles Marquises adressé le l^"" août 1844 à M. le ministre
de la marine par M. le capitaine de corvette Collet.
2. C'est-à-dire: Le Grand (sous-entendu : tueur ou mangeur); ainsi nommé
parce qu'il était le plus grand anthropophage de l'île.
LES AUTRES ARCHIPELS 367
commandant particulier de Taiohae, M. Amalric, chef de
bataillon d'artillerie de marine, de concert avec le roi Te-
moana, avait, dans l'intérêt de la morale, interdit aux femmes
indigènes de se rendre à bord des navires en rade, sous
peine de deux jours de prison. En apprenant cette défense,
le chef Pakoko tint des propos insolents sur le compte
de M. Amalric et autorisa les femmes de ses vallées à com-
muniquer en plein jour avec les baleiniers. Le 22 janvier
1845, vingt de ces femmes furent saisies, comme étant en
contravention avec la défense du commandant particulier,
et conduites en prison. Parmi elles, se trouvait la fille de
Pakoko. Celui-ci ressentit une telle colère de la voir en-
fermée qu'il résolut de se venger. Aussitôt une sourde agi-
tation se manifesta parmi les kanaques de sa tribu et, le
28 janvier, cinq soldats français^ qui avaient eu l'impru-
dence de s'avancer au delà de la limite qu'on leur avait dé-
fendu de franchir, furent massacrés par ces indigènes à l'ins-
tigation de leur chef.
Le commandant particulier fit marcher des troupes contre
cette tribu ; beaucoup de kanaques furent tués, les autres,
dispersés et poursuivis dans les montagnes. Toutefois Pa-
koko n'avait pas été pris. Le 28 février, il envoya au com-
mandant un kanaque. Celui-ci était chargé de justifier la
conduite du chef et de demander pour lui la permission de
se présenter au fort Collet. M. Amalric répondit que la tête
de Pakoko était mise à prix et que ce qu'il avait de mieux à
faire, c'était de se rendre à discrétion. Le lendemain, Pakoko
arriva au fort, où M. Amalric le reçut en présence du roi
Temoana, du chef Veketu, et de trois autres petits chefs con-
voqués par l'officier français. Ce dernier rappela à Pakoko
les actes violents accomplis par ses ordres; celui-ci nia
toute participation à ces actes et en rejeta la responsabi-
lité sur ses parents et ses partisans qui avaient agi de leur
propre initiative. Le commandant particulier fit conduire
Pakoko en prison et décida de le faire juger par une com-
368 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
mission militaire, ainsi que trois des treize kanaques qui
avaient assassiné les cinq soldats français ^.
Le 18 mars, la composition de la commission militaire fut
arrêtée de la façon suivante : M. Amalric, président, deux
capitaines, quatre lieutenants et un sous-lieutenant; un com-
mis de marine servait de secrétaire.
Le lendemain 19, la commission militaire se réunit. Six
soldats d'infanterie de marine furent entendus comme té-
moins à charge. Pakoko nia absolument tous les faits qui lui
étaient reprochés, prétendant que le meurtre des Français
avait été consommé à son insu par ses parents, qui avaient
ainsi voulu laver la lâche faite à sa fille'^. Oehitu et Ulta
avouèrent avoir participé au meurtre des soldats français,
mais ils déclarèrent formellement avoir agi par l'ordre de
Pakoko et ils ajoutèrent que depuis longtemps celui-ci se
préparait même à la guerre. Tupeu confirma cette dernière
déclaration et se justifia en fournissant un alibi.
Les accusés furent emmenés et la commission militaire
délibéra. Elle condamna Pakoko à mort, Oehitu et Ulta, à la
déportation perpétuelle; Tupeu fut acquitté. Quant aux kana-
ques contumaces, la commission en présence des charges
qui pesaient sur eux, les reconnut également coupables
d'avoir assassiné ou trempé dans l'assassinat des Français
et les condamna à la peine de mort. Elle décida que le juge-
ment serait lu aux accusés en présence des troupes et qu'il
serait exécuté dans les quarante-huit heures.
En conséquence, le 21 mars, Pakoko fut conduit sur la
lisière de la vallée d'Avao. Quelques moments avant d'être
fusillé, il confessa à plusieurs reprises que c'était bien lui
qui avait ordonné le massacre des cinq soldats et que les
Français étaient justes ainsi que le commandant 3. Sur le
1. Rapport du chef de bataillon Amalric, en date du 2 avril 1845.
2. Ceci nous prouve, une fois de plus, que la morale n'est pas immuable,
comme se Timaginent beaucoup d'esprits étroits, mais qu'au contraire elle
varie suivant les pays ainsi que les façons de l'interpréter.
3. Rapport du chef de bataillon Amalric, en date du 2 avril 1845.
LES AUTRES ARCHIPELS 369
terrain d'exécution, il fut calme et presque fier; il refusa de
se laisser bander les yeux, jeta un dernier regard sur les
massifs de la vallée, puis attendit le feu des soldats français.
La décharge eut lieu et Pakoko tomba frappé de dix balles.
Sa mort produisit un effet salutaire : elle inspira aux indi-
gènes la crainte et le respect des Français *.
Malheureusement le délaissement des deux colonies de
Vaitahu et de Taiohae commençait déjà ; les événements de
l'archipel de la Société absorbaient toutes les forces que le
gouvernement français possédait dans l'Océanie orientale.
Il envoya à Tahiti presque toute la garnison de Vaitahu et
son matériel. En 1847, cet endroit fut même complètement
abandonné. En 18/i8, il y eut une réduction du personnel de
Taiohae et ce qui en restait fut expédié l'année suivante à
Tahiti.
En 1851, l'Assemblée nationale ayant désigné l'ile Nuka-
Hiva comme pays de déportation pour les insurgés, Taiohae
reprit alors un peu d'importance. Les marins de l'Artémise
et de la Moselle réparèrent le fort Collet et l'on y enferma les
déportés Hode, Gende et Longo-Masino. Quant à la maison
du commandant particulier, au pavillon des officiers, et au
magasin général, ils ne nécessitèrent aucun travail : ils étaient
complètement intacts. Deux blockhaus défendirent les hau-
teurs voisines, et un navire stationna dans la baie. La gar-
nison se composa d'une compagnie d'infanterie, de dix ou-
vriers d'artillerie et de douze gendarmes. Un capitaine de
frégate commanda ce nouvel établissement. Mais celui-ci ne
dura pas longtemps. En 1854, les déportés furent graciés et
ils quittèrent la colonie. Aussitôt les autorités ordonnèrent
la démolition des blockhaus et, lentement, l'évacuation com-
1. Le 18 mars 1845, le chef de bataillon Amalric avait aussi fait fusiller un
kanaque nommé Oko que la voix publique, confirmée par les déclarations for-
melles des deux chefs principaux des vallées d'Avao et de Pakiu, déclarait
coupable de nombreux empoisonnements.
2i
370 HISTOIRE DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE
mença. La garnison fut d'abord diminuée, puis peu à peu
réduite à n'être plus que de vingt soldats, leur officier,
quatre gendarmes, deux ouvriers d'artillerie, un chirurgien
et un agent des subsistances; tel était, en 1855, le poste
d'Hakapehi dans la baie de Taiohae, que commandait en chef
le lieutenant de vaisseau de la goélette stationnaire, sur la-
quelle se trouvait une vingtaine d'hommes d'équipage^.
Le 27 août 1857, une frégate française fut obligée de dé-
barquer une compagnie pour châtier des guerriers de la
tribu des Taïpi-Vaï, qui, le 22 août, avaient tenté d'enlever
sur le territoire de la Mission deux jeunes filles hapa qu'ils
voulaient sacrifier aux dieux. Les Français attaquèrent cette
tribu, la chassèrent de son village et ravagèrent sa vallée.
Mais cette expédition n'eut pas le résultat qu'on espérait :
les Taïpi-Vaï ne demandèrent pas la paix et préparèrent, au
contraire, leur revanche. Voyant cela, les missionnaires se
dévouèrent : ils allèrent trouver leurs ennemis dans leur camp
et les engagèrent à se soumettre aux autorités françaises.
Les Taïpi-Vaï finirent par céder aux instances des Pères,
et le 7 septembre, ils renoncèrent à la lutte et remirent leurs
armes.
Durant l'année 1859, l'œuvre de la Mission faillit être rui-
née par les agissements d'une prêtresse des idoles, chef-
fesse de la puissante peuplade des Taioa, dans la vallée d'Ha-
kaui (Nuka-Hiva). Cette femme nourrissait une haine pro-
fonde contre la nouvelle religion introduite par les Blancs et
elle ne cessait d'exciter ses sujets contre les missionnaires
et leurs adeptes. Après avoir longtemps déclamé contre ces
derniers, elle passa des paroles aux actes : le chef Matio et
ses gens furent chassés de leurs terres et elle donna l'ordre
de tuer tous les chefs de Taiohae. Mgr Dordillon et le roi
Temoana se rendirent auprès d'elle pour essayer de la ra-
mener à de meilleurs sentiments ; mais ils se heurtèrent à
1. H. JouAN, Archipel des Marquises, p. 75.
LES AUTRES ARCHIPELS 371
une volonté de fer et durent se résigner à s'en remettre au
sort des armes. Ce fut alors une véritable guerre sainte: à
la voix de leur prêtresse, les païens de la vallée d'Hakaui se
levèrent contre les chrétiens de la baie de Taiohae; de nom-
breux combats ensanglantèrent l'île. Les deux partis eurent
tour à tour des succès et des revers. Dans un combat livré
le 27 mars, le roi Temoana montra, dit-on, le plus brillant
courage : il resta continuellement à la tête de ses guerriers,
malgré les balles qui pleuvaient autour de lui. La guerre fut
longue, car des deux côtés on cherchait plutôt à se surprendre
qu'à s'aborder franchement. De temps en temps les païens se
jetaient sur les domaines des chrétiens, pillaient leurs cases,
les incendiaient et repartaient aussitôt chez eux. Mais ]e23 sep-
tembre 1859, un navire français arriva d